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Pourquoi un juge des enfants ? (Réflexions sur la fonction clinique de la Justice des mineurs)

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Daniel Pendanx

mercredi 08 octobre 2008

Louis Assier-Andrieu,

Le droit dans les sociétés humaines , Nathan, 1996, p.274

« Mais, de manière générale, c’est à une tâche de distinction que l’exigence démocratique nous affronte. Et cette tâche de distinction n’est pas autre chose que ce qui peut frayer le chemin de la sortie du nihilisme. Le nihilisme, en effet, n’est rien d’autre que l’annulation des distinctions, c’est-à-dire l’annulation des sens ou des valeurs. Sens ou valeur, cela n’a lieu que selon la différence : un sens se distingue d’un autre comme la droite de la gauche ou la vue de l’ouïe, et une valeur est essentiellement inéquivalente à toute autre. »

Jean-Luc Nancy,

Pourquoi un juge des enfants ?

Réflexions sur le pouvoir clinique de la Justice des mineurs

Faisant suite à la loi d’expérimentation organisant les transferts de compétence de l’Etat aux départements, la mise en place par le gouvernement d’un « groupe de travail » pour préparer la réforme de l’ordonnance 45 fait craindre à beaucoup que nous ne nous acheminions vers la fin de l’exception française en matière de protection judiciaire de la jeunesse.

La sacro-sainte priorité de « l’éducatif », consacrée depuis l’après-guerre par cette ordonnance, serait-elle menacée ? Serions-nous en passe de basculer, comme certains l’appréhendent, dans le « tout sécuritaire », et de livrer l’ Assistance éducative à la toute omnipotence administrative ? Peut-être. Mais serait-ce à dire que derrière le primat jusqu ‘alors accordé à « l’éducatif », et sous notre « exception française », nous ayons, aujourd’hui , une pensée consistante quant à la fonction du juge, du juge des enfants, et une politique judiciaire éclairée (anthropologiquement éclairée) quant aux problèmes de la jeunesse et de la famille qui sont portés devant cette juridiction ? Je ne le crois pas. Et je crois que c’est bien pour cela que les simplifications et facilités d’usage en la matière continueront d’aller bon train. Si j’ai donc une inquiétude c’est que nous retombions une nouvelle fois dans le face-à-face, dans le sempiternel duel entre tenants de solutions idéalement autoritaires d’un côté et tenants de solutions faussement réparatrices de l’autre, autrement dit que cette énième « réforme » annoncée de l’ ordonnance 45 n’échoue, sous un habillage humaniste plus ou moins soft, dans un même positivisme, dans ce même défaut de vision anthropologique 1 où s’enchaînent les protagonistes des deux bords…

Je ne vois pas en effet que nous puissions nous dégager du clivage et des fausses divisions, aller contre le courant qui nous porte, sans mettre en questions certains des présupposés des discours fondateurs de la Justice des mineurs. Mais cela ne se pourra si, étrangers à la dimension mythologique du pouvoir, des pouvoirs institutionnels 2 , nous ne remettons en cause la conception rétrécie, si objectiviste, ou parfois inversement si subjectiviste, des situations et problèmes auxquels les juges sont confrontés. Sans cet effort, qui suppose de se délivrer de bien des interdits de pensée imposés par la doxa, le risque est grand qu’artisans et opposants de la réforme, en vrais frères ennemis, ne recouvrent, une fois encore, l’enjeu le plus nodal.

Cet enjeu, sur lequel je veux ici insister, quel est-il ? Il est à mon sens celui de saisir, au moins un peu, sous un éclairage rigoureux, renouvelé, le lien du juridique au subjectif, et par là de comprendre ce qu’il en est du pouvoir généalogique, dogmatique, proprement clinicien, du juge des enfants. (En termes simples, ce pouvoir, c’est le pouvoir médian de marquer les places – je dis médian car le juge interprète ne fait pas la loi : il est médiateur de la relation du sujet à la loi.)

L’essentiel est donc ici d’ouvrir la réflexion sur la fonction symbolique du juge des enfants, de savoir comment cette fonction, y compris au pénal, peut prendre ou non effet pour les jeunes et leurs familles, mais aussi bien pour toute la société, comme une fonction médiane, tierce, qui institue la limite et l’écart, en marquant les places 3 . Et partant, l’essentiel pour les praticiens autres que juges, exerçant dans la sphère de la justice des mineurs, est de travailler à repérer, au cas par cas, les façons dont l’exercice de la fonction judiciaire, maniant les images fondatrices de la subjectivité , prend effet clinique, effet sur le procès subjectif de l’identification, i.e. sur le cours dialectique, infini, de la construction subjective – celui de la différenciation sexuée, de la différenciation de soi et de l’autre.

Nous sommes loin du compte, et je dis là qu’à ne rien vouloir savoir, tant au niveau politique que dans les instances de formation, de la fonction symbolique des juges de la jeunesse , il restera très difficile de relever pour ce qu’elles sont les dérives, les chausse-trappes et impasses d’une juridiction des mineurs trop souvent déroutée, sous les justifications diverses de « l’éducatif » et du « soin », de sa tâche médiatrice princeps .

Voilà pourquoi, plutôt que de prendre le risque d’une « réforme » à l’emporte-pièce, ou à l’envers celui de s’arc-bouter sur la défense du statut quo, en refusant toute mise en cause, je considère qu’il serait mieux, face à ce qui vient 4 , de revisiter tout autrement le rôle jusqu’alors dévolu aux Juges des enfants 5 .

Il nous faudrait par delà les verrous habituels repenser ce rôle, que ce soit au civil ou au pénal, dans une toute autre perspective que celle de l’ anti-juridisme en lequel ­s’enferrent, dans l’indifférenciation des ordres de discours, les pratiques du travail social, éducatif, clinique, depuis l’après-guerre 6 . Cela supposerait également de comprendre, comme le rappelait récemment Daniel Boulet, magistrat aujourd’hui à la retraite, « que ce sont les conséquences de la décomposition en amont du droit civil de la filiation et de l’autorité parentale qui sont traitées, en aval, par les juridictions de la jeunesse et les instances qui prennent en charge les mineurs délinquants et en danger, leurs familles » (conférence à la PJJ, Bordeaux, 2007) .

Je sais la dérive potentielle qui s’annonce, mais je sais aussi, et c’est le point sur lequel je veux attirer l’attention, le poids de confusion, de confusion des figures, impliquée dans la dite « interpénétration du juridique et de l’éducatif » consacrée par l’ordonnance de 45. J’ai appris, au plus près des cas, combien sous couvert de l’Educatif et du Soin, sous les intentions les plus nobles, nous pouvons verrouiller un positivisme (pseudo éducatif, pseudo thérapeutique) qui tend on ne peut plus à fausser et à neutraliser la facture symbolique de la fonction des juges des enfants. Et j’ai appris combien cela avait pour autre conséquence néfaste de masquer la façon dont toutes les autres fonctions institutionnelles, fonction administrative comprise, s’inscrivent dans l’horizon généalogique, autrement dit participent de la structure symbolique, de la scène des fondements, pour les sujets. Le Judiciaire et l’Administratif, pour valoir comme des fictions normatives dans la représentation des sujets (représentation inconsciente comprise) , sont deux pôles distincts, deux figures majeures de la fonction « parentale » institutionnelle Ce que Pierre Legendre ne cesse dans son apport à l’anthropologie et à la clinique de souligner en indiquant que la Société est une fonction pour le sujet 7 ! La question politique majeure est dès lors de savoir comment, dans quel registre, quel ordre prévalant du mythe parental, dans quel mode d’articulation des institutions et des fonctions, vaut la société pour le sujet…

Il est pour nous ici de savoir sous quelles conditions, à partir de quels montages de droit, quelles modalités d’exercice de leur office, la fonction symbolique différenciatrice, tierce et de limite, des magistrats de la Jeunesse, peut ou non jouer?

Si nous voulons – mais le voulons-nous vraiment ? – que les juges des enfants soient garants de la Limite qui s’impose à tous, à tout un chacun comme à toute institution, le mieux serait à bien des égards, que cela fasse plaisir ou non, de les dessaisir, sous réserve de certains aménagements, du « suivi » de l’Assistances éducative. La logique de mon propos est simple : si nous voulons que les juges limitent et domestiquent les pouvoirs (la « loi » des uns et des autres, la « loi » des jeunes les plus déstructurés) il faut qu’ils soient eux-mêmes mieux limités ! Si à la toute-puissance des uns fait pendant la toute-puissance des autres, nulle médiation « parentale » (y compris au pénal) ne peut véritablement opérer… L’enjeu nodal n’est pas « éducatif » ou « répressif » mais bien, en quelque dispositif que ce soit , omnipotence ou pas !

Je ne vois pas en effet comment les juges pourraient domestiquer quand il le faut, dans leur pente d’illimité, hors duel , les pouvoirs familiaux et sociaux , administratifs, médico-psy, éducatifs, si eux-mêmes, peu ou prou en miroir et supplétifs de ces pouvoirs, se trouvent installés à la place souveraine du Garant, comme grand commandeur du réel familial et institutionnel.

Depuis longtemps j’observe que c’est bien à partir d’une meilleure délimitation/limitation de leur office que les magistrats de la jeunesse, j’oserais dire les moins « éducatifs », les plus mesurés et les plus modestes, supportant leur propre limite, affrontent le mieux de leur place le « malaise » (l’angoisse sociale de culpabilité), en se tenant à un mode d’exercice de leur fonction plus tiers que gouvernant 8 – un mode d’exercice dont quelques études de cas, ayant pris acte de la problématique institutionnelle de la Loi, et de l’efficace symbolique, permettent de repérer l’efficience clinique 9 .

Pour les pères fondateurs, a contrario d’un dit « droit-sanction » , posé comme étranger au sujet, le « nouveau droit de l’assistance éducative » devait être un « droit-remède… centré sur la personne et la relation humaine… et fondé sur l’objectivité des sciences humaines » . Le juge des enfants devait être un juge aimant et aimé, recueillir l’adhésion et ne faire de peine à personne… Je cite : « Voici un juge non seulement accepté, mais aimé des justiciables. Le fait, si peu croyable, n’a rien de miraculeux : l’institution nouvelle plonge ses racines dans les profondeurs de la réalité humaine qui, confusément, l’attendait et qui se reconnaît enfin en elle» 10 0 . Figure d’« un juge secourable et fraternel » ce juge devint le pôle de tous les transferts idéalisants…

Mais convertir la sphère de la justice des mineurs en une sphère d’éducation morale et d’aide ne se pouvait sans la désarrimer pour partie de la sphère de la justice solennelle, sans abroger et subvertir certaines des sauvegardes habituelles du droit classique. Nous allions tomber dans un autre travers, l’autre versant du familialisme d’Etat 12 2 .

Depuis, la plupart de ceux qui prétendent orienter les pratiques, tant du côté des juges que du côté psycho-éducatif, des services et des institutions, n’ont cessé de justifier, aux motifs divers de l’Educatif ou du Soin, l’imperium « protecteur » prêté aux magistrats de la jeunesse, comme si ces juges n’avaient affaire qu’à des enfants ...

Rappelons en ce point le caractère « exceptionnel » du pouvoir confié par la loi aux juges des enfants 13 3 . Contrairement à tout ce qui se passe dans les pays voisins il est celui d’une double compétence, civile et pénale, redoublée au civil d’un rôle « éducatif » pouvant s’exercer, dans des latitudes parfois inouïes, tant sur le réel des jeunes, de leurs famille que sur celui des services et institutions éducatives. Et cette double compétence s’accompagne au pénal , a contrario du principe général de droit commun, du triple rôle de l’instruction, du jugement et de l’exécution.

A souscrire sans discernement à l’irréfragable motif de « l’éducatif », à donner légalement corps et puissance à la fonction de guidance du magistrat, la Justice des mineurs s’est enkystée dans l’indifférenciation des fonctions, l’indistinction du plan juridique et du plan non juridique des discours 14 4 . Nous avons grand ouvert la porte à la confusion des genres et des figures ! Faudrait-il alors s’étonner, quand des magistrats sont entraînés à s’identifier à des éducateurs, des thérapeutes, qu’en retour ceux-là, « spécialistes » et autres « experts » de la gestion des cas, tendent à s’emparer de la place du juge ? Ne serions nous pas ici aussi dans cette configuration relevée par Catherine Labrusse-Riou, où des discours extérieurs au droit, « perdant leurs frontières ou leur autorité, privent le droit de la possibilité de s’imposer aux technostructures ou aux pouvoirs individuels devenus sans limites efficientes et l’obligent soit à suivre soit à s’éclipser » 15 5 ?

Donnons, pour le lecteur peu au fait des pratiques et usages, un exemple commun, pris parmi tant d’autres du même acabit : un Juge des enfants dit à tel père ou telle mère, voire à tel service éducatif, parce que cela lui passe tout à coup à l’esprit lors d’une audience, et parce qu’il croit naturellement que c’est là « l’intérêt de l’enfant », que cet enfant dont il est question doit l’été qui vient aller en colonies de vacances … Quel est le statut, juridique ou non juridique, de ce dire « éducatif » du magistrat, prononcé de sa place de juge ? Le plus souvent il est retenu par les travailleurs sociaux, et parfois par le magistrat lui-même, comme un dire dogmatique, un dire qui « dit la loi »… Combien estiment alors que le « père » (en vérité, le plus souvent, la « mère ») a parlé, et que l’on doit « obéir » ? Derrière un exemple si banal (il y en a de moins innocents !) s’engage une position « éducative » souveraine dont les limites sont pour le moins floues, embrouillées… Comment les uns et les autres ne prendraient-ils pas alors leurs propres attendus subjectifs pour la loi ?

Quand la loi du dire devient, comme je l’ai si souvent entendu, « la loi du juge », nous plaçons, que nous le voulions ou non, le magistrat dans une position d’omnipotence qui le situe dans un face-à-face, une position duelle, potentiellement rivale des autres « lois » – loi du jeune, loi des familles, loi des services, etc.… Voilà comment, privatisant l’idée de loi , la mettant à disposition de telle ou telle fonction, de telle ou telle institution, nous subvertissons en toute innocence la fonction médiane des juges ; ce qui ne peut que pousser encore plus avant la re-féodalisation des liens sociaux et des institutions ! Et voilà aussi comment, a contrario des intentions proclamées, la Justice des mineurs, enserrée dans des discours « spécialistes » étrangers sinon hostiles au droit, sommée de collaborer au «partenariat institutionnel », au « réseau », priée d’avaliser les expertises, tend à perdre de vue sa propre facture tierce, je dirais, sa propre raison d’être .

L’Educatif a été et demeure, qu’on le veuille ou non, le cheval de Troie d’un anti-juridisme qui, soit au titre de « l’expertise », soit au titre du propre imperium « éducatif » du magistrat, prend rang plus ou moins occulte de juridisme – mais d’un juridisme à l’envers , brouillant les places et les figures !

Détachée du continent de la Justice ordinaire, livrée au psychologisme, au sociologisme, à tel ou tel fantasme politique, telle ou telle instrumentalisation techno-administrative, la sphère de la Justice des mineurs, dont certains ont tendance à faire une chasse gardée, a ainsi plus ou moins perdu sa vertu première, d’être un lieu qui existe par lui-même 17 7

Les juges des enfants, communément ignorants, mais ni plus ni moins que la grande majorité des psy et des sociologues, de la dimension institutionnelle de la vie subjective , n’ont pu jusqu’à ce jour, en raison de la doxa, accéder a minima à une réflexion un peu rigoureuse quant à l’articulation du droit à la problématique subjective de l’Interdit . C’est pourtant par cette réflexion que les juges, s’extirpant du clivage entretenu à souhait par les sciences humaines entre normativité juridique et sujet de la parole , entre social et subjectivité , pourraient réinvestir leur propre fonction tierce, clinique, de gardien du tabou , de garant de l’identité . Nous sommes malheureusement sur la pente contraire, sur la pente de la dilution de leur fonction médiane dans le grand tout partenarial, pente qui pourrait aussi déboucher sur l’annulation pure et simple de leur fonction au profit d’une « gouvernance » administrative ignorante de l’horizon généalogique, et si étrangère au désir, à la négativité , à l ’insu du désir…

L’annulation de la fonction médiane des juges – fonction qui ne peut valoir, j’y insiste, que si le juge se soutient lui-même tiers, c’est-à-dire tiers exclu dans la scène du lien, par rapport au réel des liens familiaux, sociaux, institutionnels 18 8 – a pour conséquence directe d’inclure la figure du juge dans un imaginaire social très maternalisé… Freud avait déjà parlé en son temps de cette tendance à faire de la Société une nursery… Cette tendance aujourd’hui manifeste (cf. l’essai de Michel Schneider, Big Mother, chez Odile Jacob, 2002) conduit à une indifférenciation culturelle de plus en plus forte des imagos parentales, à l’indistinction des figures « parentales » institutionnelles. Il en va là du mouvement général de dé-symbolisation et de dé-légitimation du noyau structural oedipien, de toute cette mécanique de la déstructuration et de la dés-institutionnalisation qui irradie notre société… Le mariage, par exemple, ne serait plus une institution, mais un « contrat » à la libre disposition de chacun, quel que soit le sexe des contractants… Nous avons laissé aller une logique, logique du fantasme, dont nous sommes encore loin, je le crains, de percevoir derrière nos idéalisations politiques, le lot de régressions qu’elle transporte.

Quand donc les cliniciens les plus avisés, les psychanalystes eux-mêmes, finiront-ils par repérer en quoi l’idéologie anti-normative et l’anti-juridisme, ce juridisme occulte qui lui est constitutif, font le lit d’un comportementalisme et d’un scientisme dont ils savent et observent les méfaits ?

Pour avoir voulu faire du juge des enfants ce Père Idéal , devenant pour les jeunes « mon juge » 19 9 , les fondateurs ont détourné la Justice des mineurs des rites et formes d’une justice plus solennelle. Ils ne savaient pas qu’à l’envers du vieux juridisme, ils allaient ouvrir un autre type de dérive, plus soft, plus larvée, mais je dirais, qu’on me pardonne cette lèse-majesté, toute aussi perverse… Cette dérive, dérive de la fausse réparation 20 0 dans laquelle tant de pratiques échouent, relançant l’illusion autoritariste , participe à bien des égards de cette tendance culturelle du temps, disons libéralo-libertaire, post-moderne, dont la résultante est aujourd’hui, sous les coups de boutoir du lobbying homosexualiste, la déconstruction illimitée des montages du droit civil (sur le nom, le mariage, la filiation).

Comment dans un tel contexte les praticiens peuvent-ils s’orienter ? Comment peuvent-ils s’extraire, y compris pour leur propre compte de sujet, de cette perte des repères « parentaux », œdipiens, dont souffrent au premier chef tant de jeunes laissés en plan ? Comment peuvent-ils se dégager de la séduction généralisée , soutenir un non qui soit un non , supporter la confrontation, endurer le conflit hors duel, sans basculer dans des rétorsions sadiques, destructrices ? Comment le peuvent-ils si la scène institutionnelle ne les autorise en rien, comme le disait la vieille psychanalyse (la vraie), à tuer le Père , et ainsi être à eux-mêmes leurs propres figures parentales ? Mais que le lecteur ne se méprenne sur cette formule du tuer le Père ! Il s’agit bien, quant à l’enjeu de symbolisation du Pouvoir qu’elle ouvre, de tuer symboliquement les deux parents , pour les reconnaître l’un et l’autre, et se reconnaître soit même, comme un semblable, sexué (divisé dans le Sexe) et mortel… Il s’agit bien dans mon orientation d’œuvrer à créer les conditions de la symbolisation tant de la figure institutionnelle du père que de la figure institutionnelle de la mère … Se livrer à l’une pour se délivrer de la haine à l’endroit de l’autre, et vice versa, n’est pas la bonne opération… Il convient de sortir tout autant de la confusion des figures, de leur « symétrisation », que du clivage et des rivalités de puissance…

Mais devant la réalité des choses, devant la puissance de l’attachement de la plupart à notre exception française , j’ai fini par comprendre que tant que cela restera possible 22 2 , travailleurs sociaux, services et institutions, continueront à se décharger, au défaut même de ce qui de leurs limites n’est pas soutenu, élaboré, de leur propre malaise, de leur propre angoisse de culpabilité, sur les magistrats de la jeunesse… Pourquoi cela ? Pour demeurer innocents . Je sais que cette réponse paraîtra à beaucoup de ceux qui ont bien voulu me lire jusque là, énigmatique… Mais tel est aussi le désir, le nœud de la soumission et de la toute-puissance infantile, qui nous pousse vers les pouvoirs…

Pourquoi tant de demandes adressées aux juges des enfants ? Ne serait-ce pas le plus souvent dans l’espoir que ces magistrats « posent la loi » comme les demandeurs l’escomptent ? Ne serait-ce pas dans l’espoir que ce juge, véritable incarnation du Père-mère protecteur tout-puissant de l’enfance , leur délègue le pouvoir imaginaire, son propre « commandement » sur le réel ? Ce mouvement, cette attente de puissance, de délivrance, transportée sur le juge, je l’ai relevé il y a des années de cela, sous les termes de la psychanalyse, comme transfert institutionnel sur la figure du juge, du juge comme Père Idéal … Antoine Garapon en avait de son côté perçu l’implication, se demandant, dans un fil foucaldien, si « cela ne procèderait pas aussi d’une incapacité à penser le sujet au-delà de la domination d’une part et de la psychologisation d’autre part ? » 23 3 .

Les juges des enfants n’auraient-ils d’autre vocation et pouvoir que de chercher à amender, réparer ou intimider les sujets (les jeunes, et leurs familles), que de les réprimer ou les soumettre au juridisme éducatif ou au thérapeutisme des uns et des autres ? C’est pourtant bien cette conception, hautement paradoxale, d’un juge en charge d’imposer l’adhésion qui est la plus communément partagée. Mais si cette conception signe l’incapacité à penser le sujet au-delà de la domination d’une part et de la psychologisation d’autre part , ce qu’il conviendrait de percevoir – ce que ne peut le seul abord foucaldien, tant cet abord reste pris dans une position de surplomb, un dogmatisme insu – c’est en quoi elle procède de l’incapacité, la plus actuelle, à concevoir la fonction anthropologique du droit et le pouvoir judiciaire de référer (de lier le sujet du désir inconscient à la loi) comme un office symbolique, porteur d’effets cliniques.

Les praticiens, juges, psy, travailleurs sociaux, continuent dans leur plus grande majorité à associer l’idée de normativité au fantasme politique, bureaucratique, de normalisation, et ne sont pas formés à saisir en quoi le droit manie les images fondatrices de la subjectivité 24 4 . Ce qui explique à mon sens que nous soyons aujourd’hui, sous nos grands airs libéraux et libertaires, très en retrait par rapport à ce qu’avançait par exemple Hegel évoquant la valeur du pénal pour les criminels, indiquant d’une formule si simple mais si profonde qu’il s’agit d’abord par là « de les soumettre à la loi comme à leur propre droit » 25 5 . Comment comprendre, aujourd’hui , cette proposition si nous pensons que le droit, comme le répandent encore des psychanalystes en vue, n’a aucune prise sur la subjectivité ? Et comment les juges des enfants pourraient-ils ne pas chercher à faire autre chose que du droit s’ils pensent, et nous avec eux, que le droit n’est pas l’expression du déterminisme symbolique, langagier, qu’il n’est pas ordonnateur du principe de la Filiation , des figures qui commandent à la dialectique identificatoire, à ce « jeu d’images inconscientes et de fonctions symboliques fondatrices, inséparables de la formation des identifications chez l’enfant » 26 6 ?

Les juges ont capacité, en authentifiant les places familiales et institutionnelles comme limitées et distinctes, à remettre en jeu, y compris dans l’insu de la représentation de tous, les figures Mère et Père comme des figures différenciées et croisées. De cette capacité, nouée, insistons y, à la facture langagière normative du droit , dépend, selon une autre formule de Legendre, la fonction de garant de l’identité des magistrats de la jeunesse.

A partir de cette prise en compte du lien du droit à l’identification nous pourrions mieux discerner en quoi « l’influence , exercée par un magistrat de la jeunesse, sur les structures mentales du mineur », comme l’évoque un arrêt de la Cour de cassation (7 avril 93), dépend bien davantage du traitement juridique de la situation de ce mineur, de la remise en scène du tiers qui s’y engage, que de je ne sais quelle « relation singulière entre celui-ci et son juge » comme le soutenait cette même jurisprudence de la haute Cour. A personnaliser la fonction, à favoriser cette dite « relation singulière », l’implication subjective des magistrats risque tout au contraire, comme cela se vérifie, de conforter le brouillage des images, familiales et institutionnelles, qui règnent dans les cas… J’y insiste donc une dernière fois, avant de conclure : c’est en faisant valoir une mise en jeu limitée et distincte de leur propre fonction que les magistrats de la jeunesse, référant, ré-instituant les uns et les autres à leur place de droit, contribuent à remettre en scène la « triangulation » et exercent la meilleure influence sur le sort psychologique des sujets traités 27 7 .

En conclusion

S’il est vrai que certains, tant du côté politique et administratif que du côté médico-psy, n’ont jamais cessé de vouloir mettre la Justice des mineurs, si j’ose dire, à leur main, nous ne saurons faire face aux fantasmes d’omnipotence, aux intentions d’instrumentalisation, d’où qu’elles viennent, si les magistrats de la jeunesse restent appelés, quel qu’en soit le mode , à se comporter en véritables chef de famille, super éducateur et patron des actions et missions éducatives.

C’est pourquoi, le lecteur l’aura compris, le retour plus ou moins programmé des juges des enfants dans un rôle de juge ordinaire pourrait être à mon sens une aubaine, l’occasion de discerner enfin, comme le disait déjà en 1989 Daniel Boulet, qu’« un juge, fut-il de la jeunesse, est d’abord un juge-interprète … qui par sa décision doit aider l’enfant à occuper sa place sur l’échiquier généalogique de la vie. » 28 8

Nul, dans l’exercice de quelque fonction « parentale » institutionnelle que ce soit, ne peut, sans risque pour les sujets traités, et au-delà pour le cours politique général, se trouver exempter de la confrontation à l’Impossible, autrement dit affranchi du travail subjectif (infini) d’élaboration de son propre rapport à la Loi, au pouvoir imaginaire… A cette exigence s’oppose un certain esprit du temps, je dirais là, l’es prit du privé (qui joue bien sûr tout autant dans le secteur public que privé !), un esprit qui pousse à se faire le propriétaire de sa fonction , à se croire propriétaire de telle ou telle institution, hors lien de Référence… Cet esprit nous pousse à aimer « l’exception »… Mais « l’exception », comme on le sait avec Freud 29 9 , reste toujours le meilleur prétexte pour se tenir hors le champ commun, ordinaire, des limites qui s’imposent à tous.

Nul ne peut prétendre incarner la place vide du Garant, sinon à télescoper, comme dans L’âne qui portait des reliques , les plans du sujet, de la fonction et de la Référence – l’Idole dans la fable. L’ inceste politique , à la racine de tout fondamentalisme, de tout totalitarisme, c’est cela, cette confusion des plans ! Pouvons nous prôner, agir, cette confusion politique, institutionnelle d’un côté , aller vers la « totalisation » (par exemple sous les jolis mots du « partenariat », du « réseau ») et prétendre de l’autre ouvrir les jeunes sujets et les parents auxquels la Justice des mineurs a affaire, au travail subjectif de « civilisation» – à la symbolisation du fantasme meurtrier et au dépassement, infini, de l’ identification narcissique ?

Engager une réforme de la Justice des mineurs sans se préoccuper de la fonction symbolique du juge, c’est-à-dire sans réfléchir aux conditions à partir desquelles cette fonction peut valoir comme une fonction distincte, une fonction tierce et de limite, et non comme une fonction potiche, assimilée dans le grand tout partenarial, ne pourra, quelles que soient les intentions proclamées et la mesure affichée par les protagonistes (experts et politiques) de la réforme, fléchir le cours actuel d’une technocratisation managériale, toujours plus scientiste (médico-scientiste), des pratiques.

Et je dis là, une nouvelle fois, à ceux qui s’effraient de cette menace, qu’à demeurer dans l’anti-juridisme et à épouser telles quelles les tendances culturelles du temps – comme si la déconstruction du noyau anthropologique et la dé-symbolisation de la scène institutionnelle fondatrice n’étaient pas à l’œuvre sous ces tendances 31 1 –, ils ne font qu’en rapprocher l’échéance.

Daniel Pendanx

Bordeaux, septembre 2008

Notes

1 Cette absence de vision, dont témoigne l’antienne sans rigueur de la dite «perte des repères », conduit le plus souvent à faire des « jeunes délinquants » soit une catégorie de mini adultes – ce pour quoi ils se prennent souvent eux-mêmes – , soit une catégorie de sujets sous statut d’exception, peu ou prou privés des voies et du cadre de l’élaboration subjective du « grandir »… Les politiques parlent de la « perte des repères » mais restent aveugles à ses fondements de représentation, à la façon dont sont agencés des systèmes institutionnels déstructurants, mises à sac les distinctions fondamentales.

Je m’interroge souvent : comment peut-on prétendre d’un côté à des politiques éducatives, des politiques réparatrices, de subjectivation/restructuration de jeunes désarrimés de l’Interdit, et avoir de l’autre si peu souci de l’ institution du sujet , des conditions culturelles et juridiques de la construction du sujet ?

Des deux côtés de l’échiquier politique l’exigence de la mise en scène œdipienne – celle d’une théâtralité institutionnelle « triangulée » – demeure ignorée, hors d’horizon. Et cela d’autant plus que pour les intellectuels qui mènent le bal de la pensée cette exigence paraît d’un autre temps, à ranger au magasin des antiquités freudiennes ! Nous serions à l’ère du sans Totem et sans Tabou. Voilà qui amène les uns, sur la pente sécuritaire, à faire des jeunes des quasi ennemis du genre humain, et les autres, sur la pente de l’affectif, à faire de ces jeunes des quasi privilégiés du malheur , selon le mot terrible de Pierre Legendre.

2 Praticien depuis plus de vingt cinq ans au titre d’une fonction d’éducateur dans un Service d’Assistance Educative en Milieu Ouvert, formé à la psychanalyse, j’ai peu à peu compris, au long cours de l’élaboration des cas, d’études sur les fondements et les pratiques de notre Justice des mineurs , combien, à ne rien vouloir savoir de quel lieu, quelle place nous parlons dans la structure (le mythe oedipien), nous avons rétréci la problématique de la Loi, perdu le sens des mises en scènes institutionnelles, le sens de la mesure des interprétations, juridiques et non juridiques. La plupart se félicitent de notre « exception » et rivalisent, qui du côté de la « réparation », qui du côté de la « sanction », pour éviter toute véritable remise en questions en la matière ! Pourquoi ? Je ne vois pas d’autre raison, profonde, que celle qui a toujours poussé l’humanité dans la recherche la plus éperdue et la plus pathétique d’un Garant, mais d’un Garant qui, comme dans tout nihilisme , ferme les yeux… La « mort de Dieu » annoncée par Nietzsche – non pas au sens de la fin de la croyance imaginaire au Sauveur, mais au sens d’une fin possible et souhaitable de toute « transcendance », de toute mise en scène institutionnelle d’une Référence Absolue – a laissé accroire à des pans entiers des élites occidentales que la dimension mythologique des pouvoirs, constitutive des sociétés et des individus, pouvait être évacuée d’un monde gouverné par la science…. Les « experts », les « spécialistes » et autres ingénieurs en « ressources humaines », en sont à croire – je renvoie là aux meilleurs travaux psychanalytiques sur le « complexe de croyance » – que les humains peuvent être « gouvernés », « éduqués », « gérés » dans la maîtrise…

Ne sommes nous pas en train d’oublier, comme tout fondamentalisme, le plus précieux de la séparation de la terre et du ciel, des hommes et des dieux, de négliger que le travail de distinction, de séparation, de limitation des pouvoirs, est l’œuvre cruciale de civilisation ?

Comment entrer dans une réflexion permettant d’appréhender l’efficace symbolique du juridique si nous demeurons dans un objectivisme occultant la dimension mythologique, l’ autre scène du sujet et de la société ? A voir comment l’œuvre de Pierre Legendre, qui offre la base théorique la plus rigoureuse, la plus moderne pour cette réflexion, reste circonscrite, tenue à la lisière, il ne semble malheureusement pas que le temps en soit venu. Je note : l’apport de Legendre, au croisement du droit et de la psychanalyse, sous les termes de « l’anthropologie dogmatique », s’établit sur une base théorique prenant en compte le rapport du juridique à l’institution du langage, à la loi du langage, et partant permet, sous l’éclairage de la psychanalyse, d’appréhender la fonction anthropologique du droit au regard de l’ autre scène du sujet – autre scène où règne l’indifférenciation, la logique inconsciente des identifications, là où le sujet peut être aussi l’autre. Le droit, pour marquer les places, prend effet dans la dialectique identificatoire des sujets, d’où sa fonction, non d’écrasement, mais de liaison du fantasme, de liaison du désir, du désir en tant que désir inconscient, incestueux et meurtrier , à la Loi, langagière, du déterminisme symbolique, où le sujet ne peut être à la fois soi et l’autre.

3 Pierre Legendre, à l’apport théoricien et à la position d’interprète auxquels je dois beaucoup, a cherché à promouvoir cette réflexion en fondant Le Laboratoire Européen d’Etude sur la Filiation, et en proposant une prospective de recherche et des recommandations au Ministère de la Justice (in Rapport sur le contrat de recherche conclu par Le Laboratoire Européen pour l’Etude de la Filiation avec le Ministère de la Justice / thème de la recherche : Pratique des lois. L’acte de juger , juin 1994).

4 Si ce que nous nommons « perte des repères » reste abordé sur le seul mode comportemental ou moralisateur, l’amplification de la casse subjective et des violences me paraît inéluctable…

6 Cf. mon étude L’AEMO dite « judiciaire » : le poids d’une impasse , dans la revue de la Sauvegarde de l’Enfance, n°1, 1996, p. 33 – 39

7 Cf. les leçons de Pierre Legendre, et particulièrement, Leçons IV, L’inestimable objet de la transmission. Etude sur le principe généalogique en Occident (Fayard, 1985), et Leçons VI, Les enfants du Texte. Etude sur la fonction parentale des Etats (Fayard, 1992)

8 A ma connaissance deux magistrats, dégagés des présupposés fondateurs, ont porté ces dernières décennies un regard critique lucide sur notre chère « exception » française :

- Daniel Boulet, après une longue expérience de premier juge des enfants à Bordeaux, a indiqué dès 1989, dans son Bilan critique de la protection de la sauvegarde de l’enfance combien la personnalisation de la fonction du juge des enfants, est venue « vulgariser une modalité d’exercice de la fonction judiciaire qui tend au refoulement de la problématique généalogique et à la délégitimation de l’ordre symbolique des places. » (in Archives Aquitaine de Recherche Social, n°spécial 1989-1990, pp.85-86).

- Hélène Cazeaux-Charles, ancien juge des enfants, ayant pris acte de l’impératif de re-distinction et re-délimitation des ordres de discours dans cette sphère de la Justice des mineurs, soulignait à son tour en 2003, dans une intervention auprès de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, la même exigence ; elle en ouvrait le sens : « Reconnaître la nécessité d’un écart structurel entre les fonctions de juge des enfants ou du tribunal pour enfants et les services éducatifs suppose que l’on ait définitivement renoncé à croire que le droit est une technique de régulation sociale, légitimant, ainsi conçu, ce qu’il faut bien qualifier de dérive comportementaliste de l’action judiciaire et éducative. Conçu autrement, c’est-à-dire comme un discours porteur de fictions inscrites dans un montage agençant les places, réglant les fonctions, distribuant les rôles, le droit oblige à la mise en œuvre de pratiques professionnelles, mettant en scène chacune pour le compte de leur acteur, la rencontre des sujets humains avec la dimension de l’indisponible (documents internes PJJ, 2003)

9 Je renvoie ici, par exemple, à l’étude de mon collègue Christophe Vigneau, Et nul n’est le Pouvoir , accueillie sur le site web Psychasoc animé par Joseph Rouzel.

10 Cf. Henri Michard, De la justice distributive à la justice résolutive. La dialectique du judiciaire et de l’éducatif dans la protection de l’enfance , p. 423. (C.R.I.V. Vaucresson, 1985)

11 Cf. Michel Henry, Les jeunes en danger , p.415 (CFRES, Vaucresson, 1972)

12 Le doyen Carbonnier, concluant sa préface de l’essai d’Antoine Garapon sur le rituel judiciaire, édité sous le titre de la fable de La Fontaine, L’âne qui portait des reliques (1985, Editions Le Centurion/ Justice humaine), avait aperçu l’advenue et les risques de ce nouveau travers : « … c’est à la justice d’Etat que l’on demande de se dégager des rites pour se faire plus intime et moins intimidante. Une justice familière, familiale, désir éternel. La Révolution l’avait eue, et notre époque a essayé de l’accomplir avec ce type d’audience dont elle fait bénéficier les adolescents en mal de déviance et les ménages en mal de divorce, l’audience du cabinet. C’est une audience sans auditoire, partant sans contrôle. M. Garapon ne fait pas mystère de sa méfiance : les formes – par l’attrait du spectacle, j’imagine, et par l’impression laissée sur la mémoire – auraient procuré au procès une publicité étendue et durable ; leur suppression crée une clandestinité qui, pour la liberté individuelle, est un péril. Mais, encore plus peut-être que le secret, c’est l’affectivité du colloque singulier que l’on peut redouter. Sans l’écran d’un rituel, l’immediatezza du juge (pour faire un emprunt à l’italien des processualistes ) incite à une justice paternaliste – ne vaudrait-il pas mieux aujourd’hui dire « maternante » ? – qui ramène les justiciables à l’état d’enfance. Les débordements d’une justice trop chaleureuse font naître la nostalgie d’un droit froid, des lois de glace. »

13 Dans l’histoire, les juridictions d’exception ont toujours été les juridictions les plus instrumentalisées, les plus soumises aux vœux de l’autorité politique.

14 Dans une réflexion plus tardive sur la Justice des mineurs (1995) Garapon continuait à relever combien celle-ci restait prisonnière de la « confusion des pouvoirs (concentration dans un même homme), des matières (civile et pénale), des temps (instruction, jugement et exécution) et des savoirs (psychologie et droit) ». Ce qui l’amenait dans ce même texte à prôner « une nouvelle conception de l’intervention judiciaire » / « Il s’agirait bien davantage pour le juge des enfants, écrivait-il, d’organiser et de garantir une certaine procédure… plutôt que d’intervenir dans le réel (familial, social ou économique). » (in La justice des mineurs. Evolution d’un modèle . Paris, LGDJ, 1995. La Pensée Juridique Moderne).

15 Catherine Labrusse-Riou, dans Les procréations artificielles : un défit pour le droit , in Ethique médicale et droits de l’homme , Actes Sud/INSERM, 1988, p. 66.

16 Au prétexte du travail d’équipe , de l’ interdisciplinarité, du partenariat , une conjugaison insensée des ordres de pouvoir et de compétence fait le lit d’une nouvelle bureaucratie gestionnaire, œuvrant avec constance, sous le règne des « experts », à la mise en place d’une sorte de préfectorale politique du travail social des cas. Le projet d’un nouveau commissaire des liens institutionnels, prenant le pas sur les juges, serait-il à l’ordre du jour ?… Depuis l’après-guerre, et depuis quelques années de manière plus accélérée, le Management, ignorant de son propre horizon symbolique, mais forgeant son propre juridisme, est en train de s’emparer des pouvoirs d’Etat… Les mots de « gouvernance » ou de « ressources humaines » dans le langage politique commun en sont à mes yeux un signe manifeste…Le rouleau compresseur de la techno-gestion, destructeur de l’écart et de l’espace tiers, conduit au déploiement de la férule bureaucratique.

17 Cette formule, reprise de Garapon, mérite d’être précisée : un lieu n’existe par lui-même , autrement dit soutient son identité propre, ses limites, son espace tiers, que d’être un lieu référé , lié par des montages de droit au Lieu absolu – le lieu totémique de la Référence, de la métaphore absolue dit encore Legendre. Ce n’est que de l’Autre absolu (Dieu, Le Peuple), mis en scène dans le théâtre du Pouvoir, qu’institutions et fonctions reçoivent leur légitimité. Les vomisseurs d’Etat, de l’Etat, qui font de celui-ci une seule mécanique objective, technique, l’Aliénator honni, n’en comprennent pas la dimension fictionnelle, symbolique, « totémique » ; ils ne peuvent dès lors saisir ce qu’il en est dans le judiciaire, mais aussi par exemple dans la psychanalyse, du pouvoir de référer du praticien ; autrement dit ils ne voient pas en quoi ce pouvoir de référer, s’il n’est pas perverti, vaut comme une fonction « parentale » médiatrice du lien du sujet à l’Autre, une médiation traduisant pour tous l’impératif de division d’avec le Pouvoir, l’impératif même de la dette. Freud qui plaçait « l’espèce humaine » comme Référence universelle absolue parlait cet impératif de la dette très simplement : « chaque individu doit une mort à l’espèce ».

18 Les praticiens ne réfléchiront jamais assez cette formule, dont la psychanalyse éclaire l’arrière scène subjective, selon laquelle il n’y a de tiers que tiers exclu.

19 « Mon juge », figure du roman familial institutionnel , est l’expression souvent réalisée d’un transfert idéalisant, pouvant conduire à délégitimer les images fondatrices des jeunes concernés, et ce en ouvrant la porte à toutes les séductions et projections associées. (Cf. D. Boulet, op. cité)

20 Cette notion de fausse réparation , très éclairante des tendances culturelles du temps où nous sommes, a été introduite et développée par le psychanalyste anglais Winnicott. (cf. son texte, La réparation en fonction de la dépression maternelle organisée contre la dépression (1948), in De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot). Le film de Ken Loach, Sweet Sixteen , est une démonstration magistrale de ce thème.

21 Quand le sujet se trouve fixé dans un contexte de vie « détriangulé », quasi tenu à la seule représentation duelle (ou groupale) typique des séductions incestueuses, il est en vérité dés-institué, c’est-à-dire délié, coupé de la scène de la représentation fondatrice, de la scène œdipienne ; il y est pris fantasmatiquement dedans ; c’est ainsi que la voie de son « grandir », celle de son identification sexuée, séparée, se trouve pour lui peu ou prou court-circuitée. Il n’y a pas d’élaboration subjective, autrement dit dépassement du fantasme narcissique, qui ne soit dépendante de la structure normative, dépendante de la scène du lien, familiale et institutionnelle, culturelle, et au final « juridique », qui l’autorise ou non…

22 Une autre voie, dont certains s’inquiètent à juste titre, pourrait à l’occasion du remue-ménage autour de la réforme de l’ordonnance 45, être envisagée par le gouvernement. C’est celle qui consisterait à retirer l’Assistance Educative aux juges des enfants, pour la confier à l’Administration (aux Directions départementales de l’Aide Sociale), sans mettre en place au sein même de l’Administration les garde-fous nécessaires pour limiter la pente naturelle de la techno-gestion à l’omnipotence. Si ce passage s’accomplit, il y aurait je crois en effet à faire valoir des montages de droit administratif séparant et délimitant les compétences au sein même du secteur social. De toutes façons, comme l’a montré la juriste Solenne Pelletier dans un article sur Les exercices de l’autorité parentale , le Code civil laissera aux magistrats, par exemple en son article 375-7, pouvoir de garantir en droit, dans les conditions d’un placement d’enfant à l’Aide Sociale à l’Enfance, l’exercice du droit de visite et d’hébergement de chacun des parents. Les magistrats pourraient très utilement recentrer en droit leur office sur ces « exercices, familiaux et institutionnels, de l’autorité parentale »…

23 Antoine Garapon, 1995, op. cité

24 Cf. Revisiter les fondations du droit civil , in Sur la question dogmatique en Occident , Tome 1, Pierre Legendre, p.119

25 « En considérant en ce sens que la peine contient son droit, on honore le criminel comme un être rationnel. Cet honneur ne lui est pas accordé si le concept et la mesure de sa peine ne sont pas empruntés à la nature de son acte – de même lorsqu’il n’est considéré que comme un animal nuisible qu’il faut mettre hors d’état de nuire ou qu’on cherche à l’intimider ou à l’amender. » (Hegel, Principes de la philosophie du droit , Tel Gallimard, 1997, p.124)

26 Cf. Alexandra Papageorgiou-Legendre, in Filiation / Fondement généalogique de la psychanalyse (dans les Leçons IV de P. Legendre, 1990, p.32)

27 C’est en refaisant jouer la triangulation, une triangulation non faussée, non pervertie, autrement dit une scène où l’image du père, pour être distincte de celle de la mère, ne vaut pas comme une image clivée et/ou rivale, mais bien comme une image liée, que l’enfant, décentré des séductions (et rejets associés) peut être situé en place seconde, tiers exclu de la scène du lien fondateur, mais non laissé en plan, à l’abandon… Il conviendrait ici de repérer, prolongeant une notation de Lacan dans son texte Les complexes familiaux , que le sort psychologique de l’enfant, pour dépendre du rapport que montrent entre elles les images parentales, dépend, en amont de la scène familiale, profondément de la culture et du droit qui manient et ordonnent la représentation de ce rapport.

28 op. cité

29 Cf. Freud, Quelques types de caractères dégagés par la psychanalyse , chapitre 1, Les exceptions (in Essais de psychanalyse appliquée, Payot, 1978)

30 Le terme des « parents combinés », introduit par la psychanalyste anglaise Mélanie Klein (1932), est ici employé pour désigner le mythe sexuel infantile, d’avant la symbolisation du Sexe (du Phallus), temps où la différence des sexes ne joue que sur le mode, réversible, du phallique/châtré ; dans ce mythe subjectif, d’avant l’accès à la différence et à l’égalité des sexes, les figures du père et de la mère se trouvent réunies, de manière ininterrompue, sous le primat de l’Image (archaïque, invisible) que la psychanalyse désigne du vocable de Mère Toute, ou Mère phallique .

31 Cette déconstruction du noyau anthropologique pousse à l’indistinction institutionnelle et à l’indistinction des genres, du sujet et de la fonction ; elle signe, en Occident, la mort du théâtre social (remplacé par le Spectacle),et est à mon sens l’expression, la plus actuelle, du nihilisme .

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