jeudi 25 février 2010
T’es pas cap ! Qui n’a pas entendu cette exclamation, voire cet ordre, que lance un enfant à un autre. Mis au défi, le petit s’exécute, ou pas. À travers cette courte exclamation entendue notamment dans les cours de récréation, se trouve posée toute ou partie de question de la limite, de son franchissement, de l’interdit, du possible, de l’impossible… Notre société, aujourd’hui, pose de manière accrue la question de la limite et du dépassement de soi. Jusqu’au plus haut sommet de l’État, le dépassement de ses limites est proposé. Nombreux sont les exemples actuels proposant le dépassement de soi, qui par là même font entrer dans le « sans limite ». Forfaits téléphoniques illimités, émission de téléréalité repoussant de nombreuses limites 1 , exploits sportifs exacerbés par la presse avide du dépassement des limites, nouveaux sports de combat où l’absence de limite exarcerbe les passions. Même si l’exclamation proposée en titre n’est pas nouvelle, force est de constater qu’aujourd'hui la question du dépassement des limites est posée, par moments, comme un projet, sans doute pas encore de société, mais au moins comme projet personnel. Poser la question de la limite renvoie immanquablement vers celle de l’interdit. Pas de limite sans interdit ! Ces deux concepts sont intrinsèquement liés. C’est pourquoi il ne semble ni possible ni souhaitable de les disjoindre. Au cours de mon propos, ils seront intimement liés.
Je propose, dans ces quelques lignes, d’éclaircir la, les fonctions de la limite et de l’interdit dans le processus éducatif. Plus précisément, nous verrons, au travers trois étapes de la vie, comment et pourquoi la limite est indispensable au déroulement du processus éducatif visant, quelle que soit la culture, à humaniser le petit Homme. Sans ce processus, pas d’entrée dans le genre humain.
De la naissance à l’Œdipe,
Afin d’illustrer la problématique de la limite dés la naissance, je propose de nous référer à l’œuvre de D.W.Winnicott. La psychanalyse de l’enfant nous a appris que le bébé, dans les semaines suivant sa naissance ne distingue pas monde intérieur et monde extérieur. L’un et l’autre sont identifiés comme un. La limite entre dehors et dedans n’est pas encore en place. C’est justement celle que Winnicott nomme la mère suffisamment bonne , qui, dans le cadre des soins maternels, va progressivement amener le bébé à créer une limite entre dehors et dedans. En prenant pour exemple la situation de l’allaitement, l’auteur montre que le bébé, dans un premier temps, s’illusionne en prenant le sein (ou le biberon) de sa mère comme partie prenante de son propre corps. « Le sein est sous le contrôle magique de l’enfant » 2 précise l’auteur. Contrôle magique en ce sens, qu’au moment précis où, sous l’emprise de la faim, le bébé réclame, le sein arrive dans les meilleurs délais 3 . C’est pourquoi, le bébé éprouve l’illusion que le sein de sa mère, c’est à dire le monde extérieur, fait partie de lui-même. Nous trouvons ici l’émergence de la première difficulté avec laquelle l’humain a à faire ; distinguer la limite entre dehors et dedans, entre monde extérieur et monde intérieur. Sans cette démarquation, l’aliénation est assurée. Comme le précise justement Winnicott, « Dés la naissance, par conséquent, l’être humain est en butte à la question de la relation entre ce qui est perçu objectivement et ce qui est conçu subjectivement. « L’individu pourra résoudre ce problème sainement si sa mère lui fait prendre un bon départ » 4 . A partir de ce propos, nous percevons nettement que la problématique de la limite émerge dès la naissance du petit Homme. Ce processus psychique consistant à distinguer dehors et dedans est déterminant pour la suite du développement. C’est avec le sevrage, définit comme un ensemble de frustration, que va progressivement s’installer cette limite, avec la création d’aires transitionnelles, d’objets transitionnels, et plus généralement des phénomènes transitionnels. Cette aire intermédiaire, indispensable à l’instauration d’une relation entre le bébé et le monde extérieur peut être entendue comme première limite en dehors et dedans. C’est en cela qu’elle intéresse notre sujet.
Une fois la limite entre dehors et dedans appréhender, tout au moins sur le plan psychique, l’enfant, qu’il soit fille ou garçon, comme S.Freud l’a montré tout au long de son œuvre, va connaître l'un des passages les plus tourmenté de sa vie ; Renoncer définitivement au souhait d’union avec le parent du sexe opposé sous le poids de la castration. Nouvelle limite que doit appréhender l’être humain. Celle-ci est sans aucun doute aussi déterminante que celle précédemment étudiée. Je ferai grâce au lecteur de la narration du mythe d’Œdipe, considérant l’histoire acquise. Ce qui intéresse ici notre propos est la première rencontre entre limite et interdit. Ici, et cela est nouveau dans la vie de l’enfant, l’interdit vient nommer (les mots) la limite. L’interdit est celui d’une union avec le parent du sexe opposé. Fixer la limite de ce qui est autorisé en matière de commerce sexuel est, pour l’essentiel, la mission de cet interdit. Parce qu’aucune société humaine ne s’est bâtie sans construire de puissants interdits visant à réglementer la vie sexuelle des Hommes, de cette première rencontre avec l’interdit, l’enfant va en garder des traces, au moins inconsciemment. Très généralement dévolu au père ou à l’homme (mais pas seulement dans bien des sociétés), la nomination de l’interdit va avoir pour premier effet de dévier les désirs de l’enfant vers des objets sociaux valorisés. À travers la découverte freudienne du souhait d’union sexuel avec le parent du sexe opposé que connaît l’enfant, et de la nécessaire répression de ce désir, l’enfant appréhende de manière violente (l’angoisse de castration chez le garçon, le complexe de castration chez la fille) l'une des toutes premières limites qui lui soit imposée. Ce processus, ce passage de la vie, va marquer pour toujours le rapport du sujet à l’interdit et la limite. Limites et interdits sont ici source de bienveillance à l’égard de l’enfant. Ils barrent la route du champ des possibles, et oblige au renoncement pulsionnel cher à S. Freud 5 par lequel l’homme est passé de l’état animal à celui d’être de culture. Ils permettent, en conséquence, qu’advienne un sujet tant social que psychique mature, capable de discerner interdits et limites. Sans cette limite clairement identifiée et intériorisée, les difficultés éducatives ne tardent à voir le jour. Quand le processus adolescent advient, ces mêmes difficultés deviennent alors parfois insurmontables nécessitant l’intervention de professionnels.
Lorsque les deux premières limites proposées sont posées, il n’en reste pas moins que le défi du « T’es cap ou pas » reste largement d’actualité dans la vie de l’enfant. Appliquer dans le champ éducatif, le débat se tourne alors vers celui divisant depuis Les Lumières les tenants d’une intervention directe de l’adulte interdisant telle ou telle action et ceux préconisant l’expérience effectuée seule par l’enfant comme mode d’apprentissage de l’interdit et de la limite, du possible et de l’impossible. Afin d’entrer dans cette dispute, je me référerai à l'un des ouvrages que je considère comme majeur en matière d’éducation ; Emile ou de l’éducation de J.J Rousseau. S’il n’est pas question ici de prendre parti au débat posé, il n’en reste pas moins que les positions de Rousseau ont influencé bien des expériences éducatives, et sont encore, à ce jour, d’actualité. Pour résumé, Rousseau pose, pour l’enfance, le problème ainsi : « Qu’il court, qu’il s’ébatte, qu’il tombe cent fois le jour tant mieux : il apprendra plus tôt à se relever... Je vois de petits polissons jouer sur la neige, violets, transis, et pouvant à peine remuer les doigts. Il ne tient qu’à eux de s’aller chauffer, ils n’en font rien ; si on les forçait, ils sentiraient cent fois plus les rigueurs de la contrainte qu’ils ne sentent celles du froid. » 6 . En quelques mots, la question de la limite dans le cadre de l’éducation est posée. Est-ce l’intervention extérieure, qui doit poser la limite ou est-ce l’enfant lui-même par le jeu de l’expérience qui doit intérioriser le possible et l’impossible ? Avec ce que propose Rousseau, nous trouvons ici une nouvelle limite, que l’enfant va rapidement appréhender ; celle du corps. Faut-il attendre que l’enfant ait suffisamment froid pour lui demander de mettre des gants, de venir se réchauffer, ou bien, par la force de l’autorité est-il nécessaire de le contraindre avant même qu’il ait les mains gelées ? Cet exemple, qu’il est possible de renouveler à l’infini, illustre parfaitement le débat sur la limite et l’interdit dans le champ éducatif. Du côté de l’enfant, il est probable que l’apprentissage de l’autolimite (le sujet renonce toujours plus facilement lorsqu’il le décide de lui-même) soit plus supportable que l’intervention active et parfois menaçante de l’éducateur. Si la proposition du philosophe des Lumières a traversé le temps c’est bien qu’elle pose une question quasi éternelle dans le champ éducatif. Je note toutefois, qu’à travers l’exemple de Rousseau, se pose la relation entre une cause et ses conséquences dans l’apprentissage de la limite chez l’enfant. Epouser la proposition du philosophe, c’est aussi admettre qu’un enfant est capable de discerner la relation entre une cause (ici le froid), et sa conséquence (les doigts gelés). De même un enfant est-il toujours capable de saisir le danger qu’il court en s’engageant dans tel ou tel défi ?
Je propose de retenir de cette très brève incursion dans la philosophie, que l’apprentissage de la limite chez l’enfant relève d’une subtile dialectique l’environnement extérieur (l’éducateur) et l’intérieur (le corps, la psyché). Nul doute que cet apprentissage se concrétise dans le maillage entre apprentissage par l’autolimite et intervention éducative externe.
Voilà bien l'un des moments les plus tourmenté de la vie. L’adolescence, en tant que processus plutôt que crise, pose de manière accrue la question de la limite et plus généralement de la prise de risque. À l’adolescence, la tâche fondamentale consiste à se démarquer, se débarrasser, d’images parentales encombrantes, et à s’engager vers une identité propre et non plus celle issue d’une enfance fortement marquée par les identifications à la sphère familiale rapprochée. Il est alors nécessaire à l’adolescent de transgresser normes et règles établies, de repousser les limites sociales, morales, mais aussi corporelles. Les conduites à risques trouvent leurs racines dans ce processus psychique complexe venant se heurter à l’état dans lequel le jeune trouve la société. Mettant de côté les comportements relevant de la psychopathologie et qui apparaissent bien moins importants 7 que ne le laisse penser un discours médiatique incapable de comprendre l’adolescence, notons que la grande majorité de nos adolescents se porte bien. Pour autant, le processus adolescent avec sa cohorte de transgressions, de recherches des limites, de passages à l’acte interpelle la communauté des adultes chargés de les accompagner. Comme le note fort justement P.G.Coslin 8 ·, interpeller l’adolescent sur ses comportements, ses transgressions, ses actes d’incivilité, plus généralement sur la question de la limite « … visent, plus ou moins consciemment chez l’adolescent, à provoquer une réaction et a, en ce sens, valeur de communication dialectique, interactive ». L’interpellation, la demande d’explication, l’obligation de rendre compte voilà bien l’une des positions éducatives les plus fécondes lorsque l’on s’adresse à un adolescent. Interpeller l’adolescent provoque toujours une réaction de sa part. C’est en cela que mettre des mots sur la recherche de limites chez l’adolescent, engage une communication, une interactivité indispensable à l’accompagnement d’un sujet en proie à de violents bouleversements. Dans le cas contraire, laissé le jeune seul face à ses dérives, sa recherche interne de limites, ses transgressions, comme tenter de réduire par la force son comportement est, dans le premier cas, interdire au sujet d’intégrer durablement ses limites et celles propres à toute société, dans le second, voué à l’échec. L’inefficacité des politiques répressives tentant de circonscrire les passages à l’acte d’adolescents en est un bel exemple.
La recherche des limites 9 est inhérente au processus adolescent. La communauté éducative dans son ensemble, ne peut pas laisser seul le jeune face à ses débordements sans prendre le risque de lui interdire l’accès au monde des adultes vers lequel il souhaite entrer le plus rapidement, contrairement à son discours.
Extension de la discussion à la prise en charge d’adolescents en établissement éducatif.
Je souhaite terminer ce bref tour d’horizon sur la question de la limite, par une extension à ce qui vient d’être dit. Ma pratique d’éducateur spécialisé dans un premier temps, puis de chef de service depuis bientôt vingt ans me conduisent à la considération suivante.
Dans le cadre de la prise en charge d’adolescents en établissement éducatif, il semble difficile -et cela n’est en fait pas souhaitable- qu’un projet n’énonce pas la limite. Alors quelles limites pour quelles fonctions dans l’action éducative auprès d’adolescents ? Deux positions semblent se présenter. L'une est celle qui consiste à énoncer que malgré toutes les transgressions qui pourront avoir lieu de la part de l’adolescent rien ne viendra ébranler la position institutionnelle et celui-ci aura toujours sa place 10 . La Loi 11 est alors la seule limite que se fixe l’institution. En un mot, attendons que l’adolescent comprenne que ses attaques du cadre ne mettront pas définitivement en péril sa place et seront dans l’après-coup repris pour en dégager les sens conscients et inconscients. Une première expérience eut lieu au début du XXe siècle avec Aichhorn 12 . Ici se situe, à mon sens, l’une des formes de l’exercice de la limite dans le champ éducatif spécialisé car renvoyant à l’adolescent la part indestructible des adultes l’entourant comme forme d’autorité et de bienveillance. La limite est ainsi renvoyée non plus sur l’institution et ses représentants, mais sur celle de l’adolescent puisque la seule limite fixée serait la disparition de l’institution sous les « coups de boutoirs » de l’adolescent. Si elle survit -mais certaines meurent-, elle fera alors limite auprès de l’adolescent. De nombreuses situations cliniques peuvent illustrer cette thèse.
L’autre position est celle qui consiste à fixer des limites internes à l’établissement 13 . Limites, qui, si elles sont dépassées, provoquent des réponses variées. Mais que se passe-t-il si transgression de la limite il y a ? Ici se situe, me semble-t-il, le nœud du problème pour les équipes éducatives. Le débat incessant sur la sanction ressurgit et nous le qualifions de véritable « tarte à la crème » car s’écartant du débat sur la limite. Comment mettre en œuvre la limite sans que, dans le même temps, la question de la sanction ne soit posée ? Véritable pis-aller, cette question, et la réponse Pavlovienne transgression = sanction, ne répond en rien au problème posé. Je soutiens ici que la vraie question est celle des limites que se fixe l’institution admettant dans le même temps qu’elles ne sont que l’incarnation dans la réalité des propres limites des individus dans la prise en charge des adolescents. Ces limites doivent alors être définies 14 et approuvées, même à minima, par les professionnels exerçant dans l’établissement. Elles peuvent être légitimes en ce sens elles fondent le projet d’établissement et permettent à tout à chacun de se repérer. Le « revers de la médaille » est qu’en cas de transgression s’enclenche presque automatiquement un appel à la sanction. Un appel au père dirons-nous. Père chargé de faire respecter les limites par l’usage de la sanction. Ses sanctions ne sont finalement que le fruit de l’édition des limites qui elles-mêmes créent la notion de transgression, comme la Loi crée le délit. La boucle est ainsi bouclée.
Pour conclure,
Ces quelques lignes consacrées à la difficile question de la limite dans le champ éducatif, montre, du moins je le souhaite, combien cette problématique est inhérente à l’humain, ce dès son plus jeune âge. En s’engageant dès sa naissance vers la création de la toute première limite entre dehors et dedans, puis en appréhendant l’interdit et l’autorisé, et enfin en trouvant ses propres limites facteurs d’identité, l’humain s’humanise…tout simplement.
Hervé COPITET
Chef de Service Educatif.
Formateur.
Repères bibliographiques :
- A.Aichhorn. Jeunes en souffrance. Editions du champ social. 2000.
- Coslin.P.G Les conduites à risques à l’adolescence. Armand Collin. 2003.
- Freud.S. Totem et Tabou. P.U.F. Œuvres Complètes. Vol XI.
-Winnicott.D.W De la pédiatrie à la psychanalyse ; Objets et phénomènes transitionnels. Payot. 1992.
- Rousseau. J.J : Emile ou de l’éducation p 24-25. G.F Flammarion.
1 A ce sujet, rappelons l’émission de télévision Jackass, se fondant sur l’action la plus périlleuse possible afin de repousser les limites.
2 D.Winnicott. De la pédiatrie à la psychanalyse ; Objets et phénomènes transitionnels. P 181. Payot. 1992.
3 Si tel n’est pas le cas, cela témoigne d’une inadaption de l’environnement aux besoins primaires du bébé. Cela ne sera pas sans conséquence sur son développement.
4 Opus cit p 181.
5 S. Freud. Totem et Tabou.
6 J.J Rousseau : Emile ou de l’éducation p 24-25. G.F Flammarion.
7 En France 15 % des adolescents sont, de près ou de loin aidés pour différentes difficultés. A l’intérieur de ce chiffre, un petit nombre relève d’une prise en charge psychologique, voir psychaitrique plus ou moins lourde. Il est donc utile de rappeler que 85 % de nos adolescents « vont bien ».
8 P.G.Coslin Les conduites à risques à l’adolescence. p 8. Armand Collin. 2003.
9 Dans l’espace de ce court article il n’est possible d’aller plus loin.
10 Sans préjudice d’actes relevant de l’intervention de la Loi pénale.
11 Concept éminemment versatile car ce qui est autorisé un jour ne l’est plus le lendemain. En ce sens la notion de délinquance est pure création.
12 A.Aichhorn. Jeunes en souffrance. Editions du champ social.
13 En réalité les limites propres de chaque sujet exerçant dans l’institution.
14 Règlement intérieur, de fonctionnement.
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