jeudi 11 octobre 2012
A propos de : Pourquoi l’éducation spécialisée ? De Joseph Rouzel (Dunod)
1/ Quels sont les enjeux de l’éducation spécialisée aujourd’hui ?
Dans ma conception, telle que j'en ai hérité de mes maîtres, le métier d'éducateur spécialisé prend place dans la lignée des éducateurs naturels que sont les parents et des éducateurs culturels que sont les enseignants. Il se situe bien souvent dans les ratages de ces autres fonctions éducatives, mais n'intervient que comme adjuvant, pas à la place ni des parents, ni des enseignants. C'est un travail difficile en ce qu'il implique de se référer à une conception de l'humain et aux principes des processus d'humanisation. Car comme le dit mon ami le psychanalyste belge Jean-Pierre Lebrun, « la condition humaine n'est pas sas condition. » 1 En gros la nature de l'être humain qui produit en fait une seconde nature, que Levi-Strauss nomme culture, exige du petit d'homme une perte de jouissance pour vivre parmi les autres. Cette incomplétude structurale, marquée dès la naissance, par une forme de prématuration qui fait que l'humain nait/n'est pas fini, en constitue le seul mode de fabrication. Chaque sujet paie le prix de son insertion sociale en acceptant, de plus ou moins bon gré, de perdre, et pas sans mal, de sa toute puissance. Les éducateurs interviennent dans les ratages de cette transmission, qu'ils soient le fait du sujet lui-même ou de son environnement. Ils sont donc logés à l'interface du sujet et de la société. Et la place est difficile à tenir aujourd'hui, dans une société livrée aux impératifs de la marchandisation à outrance, où le mot d'ordre se résume – pub et moyens médiatiques à l'appui - en un: jouis, c'est un ordre! La consommation outrancière, qui en fait consume l'être humain, s'est substituée au lien social, avant tout fondé sur la parole et le langage. Et de fait le seul principe qui domine c'est celui du « Divin Marché » 2 , comme le nomme mon ami le philosophe Dany-Robert Dufour et la libre circulation des biens et des capitaux, fer de lance du capitalisme qui réduit tout ce qu'il y a sur terre à l'état de marchandise, y compris l'être dit humain, que Lacan se plaisait à désigner comme parlêtre, qui est humain parce qu'il parle. Évidemment dans un tel contexte la tâche des éducateurs est, comme Freud l'avait déjà pressenti, impossible. Mais à l'impossible chacun y est tenu! Ce n'est donc pas une raison pour baisser les bras. Plus que jamais les éducateurs participent à un enjeu majeur, qui engage ni plus ni moins que la survie de l'humanité.
2/ Comment y répond-on ?
L'éducation spécialisée est un défi aujourd'hui face à cette catastrophe humaine et planétaire. Évidemment les éducateurs spécialisés ne sont pas les seuls à lutter. Il s'inscrivent dans un vaste ensemble de résistants qui dans tous les domaines (éducation, santé, justice etc) n'acceptent pas que l'on réduise l'humain à un animal consommateur. Ils luttent pour ce que Emmanuel Kant estimait devoir échapper à toute forme de marchandisation: la dignité humaine. Les éducateurs, coincés entre le marteau des politiques sociales et l'enclume des exigences des sujets, ont engrangé un savoir-faire et un savoir très particuliers sur les processus d'humanisation. Ils sont devenus rusés. Ils savent naviguer en eaux troubles dans des textes et directives administratives qui se présentent comme une véritable jungle, paradoxalement inspirée des méthodes de management les plus régressives; mais sans jamais perdre de vue qu'il sont au service de sujets en souffrance, que ce soit pour des raisons de maladie, de handicap ou du fait de l'injustice sociale. Ils prennent parti pour les plus démunis et tiennent l'objectif de les soutenir, les accompagner, afin que chacun puisse s'approprier son espace social, psychique et physique. Concrètement l'acte éducatif commence par une rencontre humaine et c'est du lieu de cette rencontre engagée, où la confiance réciproque est de mise, que s'élabore avec le sujet - terme que je préfère largement à celui équivoque d'usager que nous impose la législation - une stratégie, un projet pour ce travail d'appropriation et de liberté. C'est ce que dans la tradition éducative l'on désigne sous le terme de « clinique ». Terme malheureusement presque effacé des pratiques et des formations aujourd'hui. Ce travail au plus près de sujets en souffrance ne va pas sans mal, il met à l'épreuve l'éducateur dans son corps, son histoire, sa vie. L'éducateur prend de plein fouet les effets de transfert dans la relation. 3 Charge aux institutions de lui fournir les moyens de les traiter pour trouver la distance nécessaire et mener à bien la mission qu'on lui confie. Les espaces de supervision d'équipe notamment ont cette fonction. 4
3/ Que devrait-on améliorer ?
Si amélioration il y a à apporter, c'est d'abord du côté des politiques qu'elle devrait opérer. Depuis des décennies les politiques sociales sont élaborées en dehors de toute concertation avec les acteurs sociaux. D'où des orientations sujettes à caution, plus téléguidées par le souci de plaire, de flatter l'opinion publique que par un réel engagement citoyen. Cette pente savonneuse a amené doucement à la stigmatisation de certaines populations. Quand ça va mal, on cherche des boucs émissaires: Roms fantasmés comme voleurs de poules; malades mentaux désignés à la vindicte populaire comme criminels en puissance; jeunes des quartier populaires issus de l'immigration comme forcément drogués et délinquants; chômeurs et bénéficiaires du RSA, fainéants et tire-au-flanc etc Les dispositif de répression ont suivi: dans la protection de la jeunesse, le traitement des malades mentaux, etc ce sont d'abord les pratiques régressives d'enfermement et de contention qui priment. On rassure le bourgeois pour se faire réélire!
Bref, c'est devenu un leitmotiv, les élus - qui l'oublient bien souvent qu'ils le sont - sont vécus comme coupés de leurs concitoyens. Seuls l'invention d'espaces communs entre politiques, institutions et cliniciens permettrait de changer de cap. C'est pas demain la veille!
4/ Faut-il modifier la formation des éducateurs spécialisés ?
Les formations après guerre sont d'abord construites à partir de la clinique, donc de l'expérience vécue sur le terrain. C'est en partant du vécu et de l'éprouvé des futurs professionnels dans les stages pratiques, que l'on dégage des questionnements et que l'on greffe des outils de réflexion issus des diverses champs théoriques, en fonction des objets à éclairer. Ces champ discursifs tirés des connaissances enseignées à l'Université, couvrent les deux grands volets du travail social, la société et le sujet. Sont convoqués pour répondre aux énigmes de la pratique: sociologie, anthropologie, linguistique, droit, économie, médecine, philosophie, psychologie clinique, psychanalyse etc Évidemment il ne s'agit en rien d'un saupoudrage théorique qui ferait de l'éducateur un touche-à-tout, mais d'une véritable démarche épistémologique, où est mis au service de la réflexion et de l'action, ce que les hommes inventent pour se comprendre et se ... supporter. C'est la raison pour laquelle les enseignants dans ce domaine sont désignés comme formateurs et non professeurs. Il s'agit bien en formation de « donner » forme, - gestaltung disent les allemands - , d'orienter professionnellement ce qui se présente chez ceux qui s'engagent sur cette voie, d'abord comme désir d'aider, voire de sauver les autres. C'est pourquoi une formation digne de ce nom marche sur deux pieds: la formalisation de savoirs permettant d'appréhender les énigmes de la pratique, mais aussi un travail sur soi que l'on trouve en formation sous la forme d'analyse de la pratique, supervision etc et que d'aucuns prolongent, comme j'ai pu le faire, par un véritable travail en psychanalyse.
Les formateurs ne s'opposent pas à l'Université, et ne cherchent pas non plus à en singer les méthodes. L'Université à pour but la transmission des savoirs et l'École d'éducateurs la transmission d'un métier. L'éducateur dans ces années là fait flèche de tout bois pour penser sa pratique, les savoirs savants précités, mais aussi il puise dans l'art, la littérature, la musique, le cinéma... Tout est bon pour penser la pratique éducative dont le cœur est constitué par la rencontre étrange, dérangeante, étonnante avec un autre humain, dont l'éducateur se fait, pour un temps donné, le compagnon de route à travers des projets, des médiations et des activités partagées. L'acte éducatif consiste avant tout à faire des choses ensemble: c'est de ce partage d'activité que l'éducateur peut tirer des observations fines débouchant sur des hypothèses opératoires susceptibles d'apporter un changement dans le trajectoire d'un sujet. Cette formation, marquée au sceau de l'éducation populaire, du marxisme, de la psychothérapie institutionnelle et de la psychanalyse telle que j'ai eu la joie de la connaître sous la houlette de maîtres comme Maurice Capul, François Tosquelles et bien d'autres, fait de l'éducateur un artiste, un poète de la relation humaine, mais aussi un militant. Ce qui ne lui enlève nullement son efficacité, mais évite de le réduire à un pur et simple exécutant des politiques sociales. Cette formation ne va pas sans développer le tranchant de la critique chez les éducateurs. Empêcheurs de penser et d'agir en rond, il se font un devoir de faire remonter aux instances dirigeantes et politiques les conditions de vie intolérables de certains de nos contemporains. Ils sont témoins de leur temps.
Mais depuis une trentaine d'années, la formation des éducateurs a suivi la dérive managériale et gestionnaire à l'œuvre dans l'ensemble de la société et sur toute la planète, où la tyrannie de l'économique est érigée en force de loi. A partir des années 90, on assiste à un véritable renversement. La formation bascule cul par dessus tête! Les savoirs théoriques, issus de l'Université sont mis en avant et la clinique disparait petit à petit, étouffée sous des tonnes de savoir à ne plus savoir qu'un faire. Jusqu'à arriver aujourd'hui à ce paradoxe de découper en rondelles de saucisson et les savoir-faire et les savoirs. Ça se dit « Domaines de compétente »: DC (décès!) du métier d'éducateur! Il est évident que cette dérive correspond à une instrumentalisation des éducateurs, afin de les transformer, dès la formation, réduite à un formatage, en garde-chiourmes des populations les plus démunies, et de fait stigmatisées comme les plus dangereuses. Nous assistons donc à une véritable régression de cette profession qui auprès des abimés de la vie, a longtemps mis en œuvre les valeurs de solidarité, d'assistance (et pas d'assistanat) et de fraternité. Le contrôle social revient en force. Il s'agit, comme l'énonçait Michel Foucault, dans un ouvrage célèbre de « surveiller et punir » 5 .
Verrons-nous dans les années qui suivent un retour du balancier vers un peu plus de bon sens? L'avenir nous le dira. Mais faute d'un redressement et de la formation et de la pratique, on peut penser qu'à terme on assiste à une disparition de la profession, au profit de professionnels non formés. S'il s'agit de produire des matons chargés de surveiller le grand « parc humain » 6 à quoi bon en effet une formation? Devant cette sombre perspective cependant les éducateurs dit « spécialisés », - spécialisés en fait dans les populations exclues et laissées pour compte -, ont leur partie à jouer. Ils ont le devoir de faire savoir, d'expliquer, d'écrire, de participer à des colloques, de s'inscrire dans des instances de réflexion, de dire, de dire encore et encore, que l'humain n'est pas une machine bio-neuro-socio-psycho... logique dont ont peut rectifier les dysfonctionnements à coup de molécules chimiques ou de dressage rééducatif, mais une énigme vivante, apparue sur terre il y a deux millions d'année, sans qu'on en puisse jamais percer le mystère. Une espèce en voie de disparition à préserver!
Propos recueillis par Brigitte Cicchini pour les Editions Dunod
Joseph ROUZEL Biographie sommaire
Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé auprès de divers publics (psychotiques, toxicomanes, cas sociaux…), Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur en libéral. Il a enseigné aux CEMEA de Toulouse et à l’IRTS de Montpellier. Diplôme en ethnologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime l’Institut Européen «Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC / psychasoc.com) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales. Il anime le site ASIE (asies.org) consacré aux questions de supervision en travail social. Il est à l’origine de l’association « Psychanalyse sans frontière » (PSF). Il a créé un réseau social : REZO-travail-social.com.
Ouvrages de Joseph ROUZEL
Direction de collections
Joseph ROUZEL a créé trois collections.
* Chez érès (Toulouse) : L'éducation spécialisée au quotidien (30 ouvrages parus)
* Aux Editions du Champ Social (Nîmes) : Psychanalyse (15 ouvrages parus).
* Chez Psychasoc Editions (Montpellier), Psychanalyse et travail social (6 ouvrages parus)
Participation à des revues
Joseph ROUZEL a publié environ 200 articles dans diverses revues du champ social ou psychanalytique.
1 Jean-Pierre Lebrun, La condition humaine, n'est pas sans conditions , Denoël, 2010.
2 Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché , Denoël, 2007.
3 Joseph Rouzel, Le transfert dans la relation éducative , Dunod, 2002.
4 Joseph Rouzel, La supervision d’équipes en travail social, Dunod, 2007.
5 Michel Foucault, Surveiller et punir , Gallimard, 1993.
6 Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain , Fayard/Mille et une nuits, 2010.
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Térence
vendredi 26 octobre 2012