mardi 11 mars 2025
Alli ABDOOL RAMAN
Monographie de superviseur
Ouverture
Je pense que je suis sourd. Je pense que des fois je suis sourd. Pire, je pense même que des fois j’entends des voix. Paradoxe ? Alors, suis-je sourd ou suis-je zinzin ? « La seule différence entre un fou et moi, c’est que je ne suis pas fou ! » disait Salvador Dali en roulant le « r », en insistant sur certains moments de son phrasé. Alors, pour ma part, que dire !
Dire ! Dire à ceux qui veulent bien m’entendre pour m’avoir écouté que « la seule différence entre un sourd et moi c’est que je ne suis pas sourd » !
En fait, j’entretiens surtout un lien particulier avec les sons des mots, et par extension le son d’une parole qui s’échange. Je m’en suis rendu compte que j’entends souvent les faces cachées d’un mot au détour d’une phrase. Ces parts que d’autres qualifieraient d’indicibles. En ce qui me concerne, c’est surtout sa musicalité phonétique qui m’entraîne à construire d’autres signifiants, puisque les mots ne nous disent pas tout. Les mots nous demandent souvent de faire cet effort d’aller à leurs rencontres, pour les accueillir, pour que s’opère cet exercice, ce cérémonial qu’est l’Écoute. Les mots ça s’écoute et parfois ça coûte ! Les coûts des mots. Les coups des mots… qui parfois peuvent vous déclencher des uppercuts émotionnels qui vous laissent K.O, face à votre Chaos. L’envers des mots est aussi intéressant que l’endroit. Surtout quand le K.O devient OK. Être d’accord ! Ou quand le désaccord de l’endroit (KO) peut bifurquer en accord tacite en se disant OK !
Déjà 6 ans que j’accueille des enfants de 10 à 17 ans dans le cadre de mon atelier d’art thérapie au sein de l’Itep où j’exerce. Depuis 6 ans, j’ai appris chaque jour passant cette richesse inattendue qui se loge dans les temps de rencontre autour de la médiation artistique auprès de ces enfants en souffrance fréquentant l’Itep. A propos de souffrance, je me souviens d’une enseignante comparant les pulsions colériques d’un jeune de l’institution à celle d’une éruption volcanique. Le hasard, ou pas, fait que ce garçon a des origines mahoraises et comoriennes et qu’aux îles Comores se trouve le Karthala, volcan qui est à l’origine de l’archipel des Comores. Lui exploserait comme ce volcan qui est à l’origine des îles Comores. Un petit Karthala en puissance !?
Depuis 6 ans, j’ai appris ou plutôt j’ai désappris du côté de la dimension vertueuse et parfois un brin « occupationnelle » de la pratique artistique. J’ai donc appris à y insérer la clinique, la dimension dite thérapeutique, en ouvrant les écoutilles pour écouter et accueillir d’abord et surtout ces échappées de nos conversations autour de l’objet graphique.
J’ai appris à écouter les tracés des crayons sur la feuille de Canson, j’ai appris à écouter les silences ou comment respecter ces moments de silence ou à l’inverse les bruits des logorrhées. C’est un peu comme si j’écoutais les bruits du ressac venant frôler les pourtours des littoraux du corps de l’atelier que sont les rumeurs venant d’une souffrance à tordre les boyaux pour certains de ces jeunes préférant dessiner qu’écrire les lettres de l’alphabet.
Au fil du temps, malgré les belles réalisations picturales, le dispositif de l’atelier d’art thérapie sert surtout à réceptionner, à favoriser, voire à sublimer l’écoute de chaque sujet qui vient déposer, puis expérimenter les déclinaisons de ses émotions. Émotions misent en mots qui se traduisent à travers le dire, le fait de souffler, de trouver une aération, d’investir une place puis de s’en séparer.
1-L’Atelier : Le récit
Il faisait chaud dehors. A l’extérieur du musée de la grotte de Cosquer à Marseille. Il m’a fallu attendre longtemps avant de pouvoir m’immiscer dans les couloirs sombres de la réplique de la grotte, pour découvrir ces peintures pariétales, ces empreintes de mains, ces silhouettes de bisons ou de zèbres. Drôles de zèbres ! Pourquoi avoir choisi un trou, un orifice dans la terre pour aller représenter ce qui était supposé être soumis au regard ? Je pense au troumatisme dont parlait Lacan.
C’est sombre une grotte. Pourquoi là ? Pourquoi dans ces endroits presque inatteignables, loin des regards et loin de la portée des hommes j’ai eu cette étrange impression de plonger dans un sanctuaire. Un lieu sacré, un lieu où «ça crée » à l’abri des regards. C’est en revenant dans l’atelier que j’ai eu cette réflexion que la grotte pourrait être les prémices de l’idée même de cet espace que nous nommons atelier. C’est-à-dire, ce lieu où chacun vient s’atteler à sa tâche en faisant des taches. Faire des taches pour se détacher de quoi ? Ou pour s’attacher à quoi, à qui ? « Graffer » les surfaces des parois ventrales de la terre ? Déjà ?
En tous cas, ce qui me reste comme souvenir, c’est la dimension caravagesque de la plongée dans les entrailles de la grotte, telle une métaphore de la plongée dans cet inconscient qui nous taraude et qui nous colle aux basques comme un morceau de chewing-gum. Ça colle ! Coller ! Décoller ! Se décoller l’oreille pour entendre, en n’écoutant pas aux portes.
La plongée dans les dédales sombres produit un son particulier. J’écoute ! J’écoute ! Les commentaires ! L’écho m’enterre ! J’écoute surtout le fond sonore de l’écho de la grotte. Une réminiscence du schéma de la conduite auditive qui se dessine dans ma tête. L’oreille de la terre. On y plonge jusqu’au tympan, en évitant de le crever.
Durant cette descente dans les tréfonds de la grotte, je me suis mis à divaguer. J’ai commencé à me demander ce que pouvaient entendre ces « Michel-Ange » de la préhistoire, en étant à l’écoute de ce lieu. Entendaient-ils les sons du ressac de la mer au loin tel un fœtus entendant les gargouillis du ventre de sa mère ?
Je divague de nouveau. Je dis vagues ! Je dis vagues à l’âme ! Lames de fond ! L’âme des profondeurs !
Je divague jusqu’à faire éclore une question : « Est-ce que le bébé en immersion dans la poche ventrale perçoit, ou voit la forme de sa mère à travers l’écho des sons de gargouillis qui lui parvient dans sa grotte fœtale ? »
Voir ! Écouter ! Entendre !
Ce qui fait Énigme chez moi dans le cadre de la supervision, s’articule autour de ces effets de triangulation entre l’organe d’audition qu’est l’oreille, sa fonction d’écoute et ce qui nous est permis d’entendre. D’où ma question :
Qu’est qu’écouter me permet d’entendre lors d’une supervision ?
Ce sont ces déclinaisons de l’écoute et de ce que j’ai cru entendre que je vais partager ici, sous formes de récit, de questionnement, d’effets de surprises, ainsi que de ce besoin profond que j’éprouve de partager mes étonnements en points d’appuis clinique, de manière la plus accessible .Une accessibilité aux savoirs partagés qui me semble essentielle afin d’exorciser ces peurs , voire, ces sentiments de rejets qui gagnent du terrain dans les institutions par rapport à une lecture psychanalytique des manifestations quotidiennes.
Alors, prenez le temps. Autorisez-vous à emboîter mes pas, le temps de cette déambulation un brin surréaliste qui est la mienne, à travers mes mots écoutés. Mots parfois tendus ! Accueillez ces parts d’inattendus qui sont remontés à la surface au fil de mon chemin d’écriture, pour avoir prêté mon oreille, pour avoir écouté, pour avoir entendu, (des fois mal entendus ?), des enfants qui se sont senti entendu. Reconnu ! Pour avoir entendu ces parties de moi que je n’osais écouter jusque-là !
1. Zack et le pavillon
Qu’est-ce qu’il est bavard ? Qu’est-ce qu’il est friand des histoires des autres ? Un long moment que nous nous fréquentons et que nous devisons dans l’atelier tout en dessinant les personnages de manga que sont Naruto, Sassuke ou ceux de l’univers du jeu en ligne « Fortnite ». Il grandit. Sa silhouette s’allonge. Il arbore son éternel rictus, qui lui donne cette impression de défier le monde et ses emmerdes au foyer d’accueil ou à domicile. Le jour où il m’a croisé en train de faire mes courses au supermarché, une déflagration s’est produite en lui. La rencontre. Nous rencontrer, hors cadre de l’institution. Comme s’il m’affublait d’une forme de normalité dans et à partir de cette rencontre fortuite, hors cadre.
Il était fier de raconter cette scène à tout l’Itep.
Ce mardi vers 11 heures, je vais le chercher dans sa classe. Il m’attendait. Les autres aussi. Adultes et enfants. Chacun de sa place m’attendait dans ce soulagement que j’allais apporter en soulageant le groupe de sa présence et lui inversement. C’est un effet dont chaque un bénéficie quand l’art thérapeute vient introduire une forme de coupure en prélevant de la masse d’agitations un élément agité parmi tant d’autres. J’ai cette impression d’effectuer le prélèvement d’une bouture, à partir d’un groupe d’individus que je vais bouturer ailleurs dans le sol meuble et arable de l’atelier d’art thérapie. Atelier-serre ? Atelier qui enserre ?
Zack était l’élément prélevé. Il était ravi.
En rentrant dans l’atelier, il me demande de mes nouvelles, j’en fais autant. Il m’évoque les difficultés de ses parents pour se reloger. Le quartier va être démoli par la mairie. Il m’explique que sa « mère » aurait fait toutes les démarches et qu’un jour un « type a appelé pour nous proposer un hlm à la ZUP nord. Ma mère lui a répondu qu’elle souhaitait avoir un pavillon ! » Le monsieur aurait raccroché.
Je lui ai proposé de l’accompagner chez l’assistante sociale de l’Itep susceptible de le renseigner. En sa présence, il a baissé les yeux. L’air gêné ! Je l’ai accompagné dans sa tentative pour formuler sa demande.
Par la suite, nous sommes retournés à l’atelier afin de poursuivre sa séance. Il semblait plus apaisé.
Bien plus tard, en relatant à une tierce personne cette séquence et l’histoire de la demande autour du pavillon, mon interlocutrice me fait remarquer avec une extrême pertinence que le mot « pavillon » désignait aussi la partie de l’oreille externe. Non seulement, je ne l’avais pas vu venir, je ne l’avais pas entendu non plus dans un premier temps.
C’est étrange de constater à quel point cette révélation autour de l’autre définition du mot pavillon, en lien avec l’organe auditif, introduit un déplacement dans cette scène : Je venais à mon tour d’entendre et de voir ce qui m’avait échappé. La demande d’un logement (« petit bâtiment isolé, petite maison individuelle) d’une mère qui se transforme en une métaphore autour de l’écoute... « Je veux un pavillon ». Une adresse pour une écoute, que nous pouvons résumer en « je veux être écoutée » !
J’ai beau être à son écoute, cette partie-là du signifiant de l’écoute m’a renvoyé à ma part de surdité. Ab surdité d’un Ab dool Raman ! Ab sur d’Itep ! Là sur d’itep !!! Cette défaillance auditive qui ne facilite pas l’écoute. Ces moments où l’organe interne de l’oreille produit ou participe à un effet de refoulement. Oreilles bouchées ou « L’Oreille cassée » de Tintin ?
Écouter ! Entendre ! Voir ! Triangulation autour de ce RATAGE dans le discours. C’est à partir de ce schéma pyramidal, que je vais tenter de déplier les mots de ma pensée pour aller à la rencontre du monde de l’écoute et de ces déclinaisons dans le travail clinique que je pratique dans ma « grotte-atelier » et de ces éventuelles arborescences avec la polychromie des scénographies qui sont exposées et analysées dans le cadre de la supervision en équipe.
Les formes des Pavillons
« Mais les pavillons des oreilles ne se retournent pas sur eux-mêmes pour interrompre l’audition à l’instar des paupières qui se baissent pour suspendre la vue et qu’il est possible de relever pour la rétablir. »(Pascal Quignard , La haine de la musique , Gallimard, 1996, collection Folio, page131).
Elle, tout ce dont elle rêvait, c’était un pied-à-terre douillet pour ses enfants avec son mari. Elle, tout ce dont elle crevait d’envie, c’était de s’arracher de cette ZUP sud de la ville de Nîmes. Rêve d’un lendemain meilleur, surtout quand le quartier va être rasé. Je pense que c’est le seul moment où l’expression « on rase gratis » prend toute l’ampleur de son signifiant. Faire place nette, raser les souvenirs. Peut-être qu’un pavillon pourrait se substituer à ce qui était voué à disparaître ? Ou quand le pavillon pourrait atténuer la souffrance liée à une disparition annoncée !
Réclamer un « pavillon » pour dire à qui veut bien l’entendre qu’« On ne m’écoute pas ! ». La preuve, je n’ai pas entendu le double sens du mot. Il m’a fallu échanger, déposer, me séparer de cette scène durant la conversation pour que se révèle le signifiant de l’écoute.
J’aime divaguer ! J’aime dis vaguer pour aller à la rencontre des quelques différentes formes que pourraient prendre le mot « Pavillon » que je pourrais croiser chemin faisant ou pas. Puisqu’il se pourrait que je passe à côté et que de nouveau je n’entende pas et je ne voie pas. « Voir ou entendre, il faut choisir ! », telle est ma devise. Devisons alors !
Qu’est-ce qu’un pavillon immobilier ?
« Le pavillon est un bâtiment de petites dimensions et isolé faisant office d’habitation pour une famille. Aujourd’hui on emploie davantage le terme maison individuelle pour définir cela en opposition au terme : Immeuble collectif. Cette habitation individuelle se doit d’être entourée d’un terrain », pour citer https://fr.m.wikipedia.org .
Qu’est-ce qu’un pavillon dans la marine ?
Le même mot a une autre signification en fonction du contexte et de son usage. Dans le vocabulaire maritime ou marin, le mot pavillon prend la forme d’une pièce de tissu, carrée ou rectangulaire, qui est hissée sur le mât du navire pour indiquer sa nationalité, son appartenance à une compagnie spécifique. C'est la carte d’identité du navire exposée à la vue de tous.
Qu’est-ce que le pavillon de l’oreille ?
De l’immobilier à la marine, mes déambulations divagatrices m’entraînent progressivement vers la zone auditive. Je cherche à entendre ou du moins à comprendre ce que je n’avais pas su écouter et voir.
Je me tourne vers l’anatomie. L’âne à Tommy !? Qui est ce Tommy ? Pourquoi son prénom surgit-il là ? Ana tomie d’une oreille ! Anathème !? Je m’en vais faire connaissance avec cette partie de notre anatomie à tous, ces conduits auditifs. Jusqu’ici, je n’avais guère prêté attention au dessin du pavillon en forme de la lettre C. Nous avons et nous arborons tous cette paire de C qui vient border nos yeux, l’appendice nasal central de notre visage et notre bouche. Nos deux C débordent. La lettre C qui me renvoie au mot « sait » du verbe savoir.
Son rôle au pavillon de l’oreille est de diriger les ondes vers le conduit auditif externe.
En regardant une planche d’anatomie représentant un dessin en coupe d’une oreille, je suis littéralement surpris par la similitude de forme avec celles des cavités d’une grotte. Les souvenirs de la grotte de Cosquer resurgissent là d’un coup. Les dessins et gravures des premiers hommes sur les parois, sur le labyrinthe, le tambour ou le limaçon de cette analogie de la cavité auriculaire.
Entre le pavillon de l’oreille, la topographie labyrinthique d’une grotte et la grotte-atelier, s’établit un trait-d’union autour de l’écoute, qui passe par les deux C des oreilles. Droite, gauche !
Je me souviens d’une blague stupide entendue durant mon enfance insulaire qui vient résonner ici-bas. Il s’agit d’un médecin psychiatre et d’un fou. Le médecin demande au fou ce qui se passerait si on lui coupait les deux oreilles. Ce à quoi, il répondit « je deviendrais aveugle » ! Comment ? lui demande le médecin en insistant. De nouveau il lui répond : « Comme je porte une casquette, si tu me coupes les deux oreilles, ma casquette ne pouvant s’appuyer sur elles glisseraient, jusqu’à me couvrir les yeux. Et là, je ne verrais plus, je serais comme un aveugle ! »
Quand les oreilles coupées rendent aveugle ? J’en connais un qui dans un geste d’aveuglement ou de crise de folie, s’est tranché le pavillon de l’oreille net, à l’aide de son coupe-chou, son rasoir.
2. L’oreille coupée de Vincent !
Peut-être bien qu’il était rasoir, qu’il gonflait les autres par son étrangeté ou par son talent.
Le tableau « Autoportrait de l’homme à l’oreille coupée » (1888-Arles) est devenu à son insu une signature de l’identité -son emblème - du peintre hollandais Vincent Van Gogh. Cette histoire de l’oreille sectionnée est devenue indissociable du mythe de l’artiste maudit. Il faut se rappeler qu’il s’est littéralement sectionné le pavillon de son oreille gauche, lors d’une phase que l’on pourrait qualifier de souffrance psychique aiguë. L’acte de coupure qu’il commet sur son corps engendre celle du manque, en raison de cette partie séparée, tranchée.
Qu’est-ce qui a pu manquer à Van Gogh pour en arriver à cette extrémité ? De nos jours, est-il davantage connu pour ses œuvres ou pour son oreille coupée ? L’acte de coupure aurait-il inauguré celle d’une ouverture dans sa vie de peintre ? Cet organe manquant, tranchée dans le vif est devenu indissociable de l’identité de Vincent Van Gogh. La privation de cette partie de son corps, va engendrer toute une littérature qui, jusqu’à nos jours, continue de faire parler. Le fait de parler perpétue le mythe du peintre maudit.
Cependant, une question reste en suspens, pourquoi l’oreille gauche ?
La suite de cette histoire, même si elle est invérifiable renforce l’aura dramatique qui va entourer le personnage du peintre. En effet, de ce morceau coupé de son corps, il l’aurait enveloppé dans une feuille de papier journal pour l’offrir à une certaine Rachel ! Rachel serait une prostituée. Étrange offrande entre celui qui se tranche une partie de son corps, et celle qui vend son corps. Histoire de corps tranché dans le vif ! Ou, l’histoire de la mise en forme de l’expression « Prêter l’oreille ! », du point de vue d’un Van Gogh pris au pied de la lettre ?
Serait-ce sa manière, certes brutale, de se faire entendre ?
Polysémie de sens et de signifiants autour de l’oreille coupée du peintre. « On ne m’écoute pas ! Ou on n’écoute pas ma souffrance ! » Semble nous dire cet acte d’automutilation. Ce qui me ramène à l’histoire du fou et du médecin autour des oreilles coupées qui rendraient aveugle. Il y a une dimension de l’absurde dans le geste qui renvoie à la trilogie écouter-entendre –voir, auquel se substitue dans ces deux scènes l’assemblage couper-entendre-voir. Puisque c’est à partir de la coupure de cette partie de son corps qu’il va se mettre en scène dans ses autoportraits à l’oreille bandée. La pose ! La mise en situation ! Devenir visible en se coupant le pavillon de l’oreille ? Être entendu à partir de cette séparation d’une partie de son anatomie?
Je pense à des séquences dans un cabinet de psychanalyse. Ces moments où le psy canalise les paroles en y prêtant une écoute singulière au sujet.
Je pense aux instances de supervision, où le superviseur se mobilise pour passer du singulier d’un récit déposé par une personne à sa pluralité de dé tricotage au sein d’un groupe.
Il faut savoir et pouvoir prêter l’oreille à celle ou celui qui parle ou à ceux qui écoutent. Une oreille ça se prêterait donc ? Une oreille prêtée sur gage ? Tiens donc !
3. Prêter l’oreille ! A qui ? Pourquoi ?
Si je joins le geste à la parole, si je mets en scène cette métaphore, puis-je me séparer de cette partie de moi qui deviendrait objet d’un prêt à un autre ?
Prendre au pied de la lettre les choses, les mots, les sens des mots ? Si tel est le cas, nous voyons le risque à encourir, le risque de la bascule dans l’irrationnel d’un acte. Que dire alors des expressions « Dormir sur ses deux oreilles » ? A moins d’attacher deux oreillers autour de son crâne et autour de ces oreilles ? Nous ne dormons que d’une oreille qui se pose sur une face de l’oreiller. L’oreiller, cet objet destiné au repos de nos oreilles la nuit, après avoir trop entendu le jour.
Comme si nous n’entendions que d’une oreille durant nos phases de sommeil. Celle qui n’est pas collée à l’oreiller et qui reste en vigilance pour nous alerter. La posture « normale » consisterait à ne dormir que d’une oreille, tel un réflexe archaïque préservé depuis la nuit des temps. Trace de notre passé primitif, Trace de notre vécu dans les grottes. Écouter ! Entendre ! L’addition de ces deux paramètres serait un gage de survie dans un environnement hostile.
Vu sous cet angle, la fonction première de l’appareil auditif m’apparaît être celle du maintien de la ligne de vie du sujet. L’écoute fine permettrait alors d’entendre et d’anticiper l’agression potentielle. Écouter pour se protéger. Entendre pour pouvoir se défendre. Entendre pour voir, tel un aveugle qui déchiffre le monde.
4. Entendre des voix ?
Il avait le regard pensif et inquiet en même temps. Il finira par me révéler les raisons de son état. Une histoire de voix qu’il aurait entendues dans sa tête et qui le perturberaient encore. « Au début, je croyais que j’étais paranoïaque ! Puis, j’ai compris. En fait, c’était mon portable que je n’avais pas éteint, il était dans ma poche alors que je discutais avec Daniel. Je l’avais rangé le pensant éteint et lui il continuait à crier mon prénom ! J’ai eu très peur ! J’ai pensé que j’entendais des voix ! »
Des fois, trop souvent, lors des réunions d’équipe, chacun a pu vivre l’expérience de sa voix qui était inaudible, pas entendue !
Là, c’est une autre affaire. Lui, il dit et il assume avoir eu peur d’entendre des voix dans sa tête. Comme s’il insupportait cette ombre de la folie ordinaire qui se planquerait derrière le fait d’entendre des voix, d’entendre l’inaudible !
Entendre les voix d’ailleurs. Entendre les voix d’outre-tombe, venant des territoires des morts. Entendre les voix des fantômes. De quel fantôme pourrait-il bien avoir peur ?
Joseph Rouzel parlait de la « fente homme » en se référant à l’anamorphose de la partie centrale du tableau de Hans HOLBEIN le jeune, « les Ambassadeurs » -1533, lors du colloque de « Ze te dessine » sur les dessins d’enfants et les fantômes.
L’anamorphose représente un crâne. Sauf qu’au premier coup-d ‘œil, la forme d’une fente se dessine… « Fente homme ». Surgissement d’une forme morbide qui à la fois fait ouverture et semble surgir d’un au-delà. La fente de l’homme. Et si lui il éprouvait cette peur d’avoir une fente (un trou) dans la tête parce qu’il entendrait des voix ? En tous cas, il ne semble pas disposer à écouter cette voix. Puisque l’écoute d’une voix implique la présence d’un autre parlant, voire d’un tiers. Or, quand la voix résonne dans le crâne sans interlocuteurs visibles, la panique s’empare de la raison. Refoulement de cette écoute, peur d’entendre ce que le corps n’a pas envie d’entendre…Telle une rencontre avec cette part d’ Unheimlich - « Inquiétante étrangeté » - de l’audition de sa voix.
L’espace de la supervision produit cet effet de caisse de résonance où nous entendons des voix. Celles des membres de l’équipe qui occupent cet espace. Espace de l’acoustique de la boîte crânienne. Espace où nous ressuscitons les voix des sujets que nous accueillons en leur redonnant de la consistance grâce à la chair de nos mots. Tambouille de paroles ! Assaisonnement à base d’une mixture de signifiants ! Parfois ça pique les yeux ! Parfois ça fait racler le fond de la gorge ! Ça touille dans l’espace crâne où se chaudronnent les saveurs de mets et des mots. Cet espace d’affinage des palais. Il y a du gustatif là-dedans. Espace qui s’apparente à un banquet. Chacun vient s’y nourrir, y trouver sa pitance. Cannibalisme inavoué autour de l’histoire des autres ? Nous mangeons le corps des récits. Nous les régurgitons. Dans le règne animal, les animaux nourrissent leurs petits de la nourriture qu’ils ont prémâchée. Bouillie d’aliments, bouillie d’histoire exposée, émiettée, qui favorise la croissance chez les oisillons et l’ouverture au sein du dispositif de supervision.
5. Le dispositif de la supervision. Ce praticable du transfert
Que vous soyez un peintre confirmé ou un peintre du dimanche, le seul fait d’encadrer votre création semble lui redonner vie à travers ce prisme composé des bords du cadre qui viennent redessiner si ce n’est re signifier la représentation exposée.
L’espace de la supervision me renvoie à celui d’un banquet. Tous réunis autour d’un festin de mots, ou, plus précisément, un menu à base de chairs des mots, à la manière Platonicienne. Dans « le Banquet » de Platon, Socrate invité à festoyer, retrouve les autres convives qui décident à tour de rôle de prendre la parole pour répondre à la question « qu’est-ce que l’amour ? ». « Passer en discours » ce festin, afin de « prononcer un éloge de l’amour, en allant de gauche à droite, le plus bel éloge possible »1.
De gauche à droite, tels les deux C de la forme de notre organe auditif, réceptacle de cet éloge, de nos dires ou de nos silences. Puisqu’il y a des silences qui s’entendent.
Le dispositif de l’espace de la supervision en équipe interdisciplinaire me renvoie à celui du banquet. En cela que nous nous réunissons pour discourir à partir d’un récit autour d’une expérience de transfert que nous allons déplier. Ce dispositif, ce cadre, recèle dans ces coursives des réminiscences archaïques de nos rapports à la « bouffe », à la structuration même de la généalogie de la place au sein de la communauté, une référence au totem, voire, à la figure de l’objet qui fait socle de cohésion autour et à partir de son sacrifice.
Ça crie fils ! Ce fils qui crie ! Pour nous dire quoi ? Pour entendre quoi ? Ce fils enfant de sacrifice ! Oui, il existe une dimension sacrificielle sous-jacente dans cet espace de la supervision, qui se dévoile au fil des échanges, au fil des différents défilés de superviseur au sein d’une institution.
Pour ces raisons, la place du superviseur n’est pas sans risque. C’est une place à la fois convoitée, fascinée, détestée. Une place vouée à son sacrifice final, telle une fatalité inhérente à son devenir dans un travail d’élaboration autour de la séparation à partir des récits et des affects. Celle ou celui qui occupe cette place dans une institution dans un temps donné, est voué à disparaître, à s’effacer ou à être effacé par ceux-là même qui l’ont placé à cet endroit, ce lieu où résiderait celle ou celui détenteur d’un savoir supposé, d’un savoir qui nous échapperait. Cet effacement produit un effet de sens dans le processus clinique. En cela celui-ci incarne cette place et s’efface pour laisser bourgeonner d’autres places. D’autres entrées possibles dans le transfert.
Tendre son oreille, ou la prêter serait prendre le risque de se la faire couper par celles et ceux qui réclameraient à tue-tête une écoute? Pourquoi ce sacrifice final autour de ce banquet ? Ne serait-ce pas là le propre du transfert ?
Cet espace et son dispositif seraient l’endroit où se conjugueraient à la fois le sort, à la fois le mythe de la horde selon Freud ainsi que la dimension Platonicienne du discours autour du prétexte d’un banquet ?
J’ai eu souvent cette étrange impression que chacun de nous venait chercher au sein des différents espaces de supervision que j’ai fréquentés, cette moitié d’eux-mêmes parmi les accointances de ce banquet composé d’un festin narratif.
En même temps, l’amour se résume souvent à deux êtres qui se bouffent à pleine gueule. Festin charnel du « bécotage »!
Du passage entre deux êtres qui se bouffent dans un élan charnel à celui des êtres qui se bouffent la gueule pour exister, pour lutter contre leur effacement, il y a un mince filet d’eau qui ruisselle.
La place du superviseur est malheureusement (ou heureusement) située à cet endroit de réguler les élans de dévoration, en les substituant par la mise en bouche des mots en mets pour évoquer le parcours d’un sujet que chacun d’entre nous a accompagné dans sa vie professionnelle.
Le superviseur vient alors s’immiscer à cet endroit du passage que nous pourrions qualifier, « de la horde à la culture », sur un plan métaphorique, afin de dégager un savoir issu du transfert qui va en constituer l’enjeu ou « l’objeu » de cette triangulation parolière. De son trône où beaucoup fantasme de le détrôner, il vient mettre le professionnel à l’endroit où ça le travaille, où ça le grattouille, afin que le désir soit entretenu, puisque le désir ça s’entretient, comme les flammes d’un foyer, comme l’embrasement du sentiment amoureux.
Le désir, moteur du transfert s’entretient en y insufflant du manque, afin de maintenir vivant le souffle de vie. Le souffle, équivalent de l’âme, le « rouh » en langue arabe.
Mes associations libres m’ont jusque-là permis de tisser une sorte de fil d’Ariane entre le signifiant de la grotte, le pavillon, l’oreille, l’écoute et voir. A partir de ce tressage de mon fil d’Ariane, la lettre C s’est dessinée comme motif. Or, quand la lettre C résonne du côté du signifiant « sait », un nouveau point de nouage se forme. Une lettre qui vient exprimer un verbe…Celui du « savoir », en tant que noyau central, bordé par les préoccupations liées au manque ou à cette illusion d’un secret logé au fond de cet autre convoité.
6. Savoir : Qu’est-ce que tu sais que moi je ne sais pas ?
Mon expérience en tant qu’art thérapeute m’amène à scruter ces couches de sédiments riches en signifiants déposées lors des temps de rencontre avec les enfants de l’Itep qui viennent à leur séance.
Je contribue à ma manière à l’apport de ces couches nutritives autour et durant la rencontre, c’est en cela que s’ouvrent des pans de mon histoire, en parallèle, tel un origami qui se déplie pour essayer de retrouver la forme initiale de la feuille.
Or, quand ça se déplie, la lecture de strates sédimentaires me renvoie aux traces laissées par le pliage. Traces de la pliure qui se déplie dans un deuxième temps. Traces de la pliure qui se fait surface de projections. Dans ces interstices, je plie bagages pour un voyage. Je me barre !
La barre !?
Or, « La linguistique dit qu’entre le signifiant et le signifié, il y a une barre, il n’y a pas de relation qui conduise directement de l’un à l’autre, » écrit Guy Clastres dans son article « Conférence sur les discours ».Champ Lacanien 2012/1(N°11).
Je me souviens de mon père. Capitaine sur un remorqueur, il travaillait dans le port. Je devais avoir 10 ans ou plus. Ce jour-là, nous étions en face de l’immense tableau noir où étaient rédigés grossièrement à la craie, les noms des chalutiers qui attendaient indolemment dans le port.
Le tableau noir ! La craie ! L’école primaire ! Ce temps jadis où j’apprenais à lire sur les bancs de l’école improvisée de mon quartier de La Plaine – Verte qui refont surface.
Ce même tableau noir où mon père me demandait de lui lire les noms des chalutiers. Je déchiffrais. Il écoutait.
En fait, mon père n’a jamais été à l’école.
Je lisais à sa place. Je déchiffrais pour lui les sons et le sens des mots qui lui échappaient, pour ne pas dire qui se barraient dans sa tête.
Il tenait la barre sur le remorqueur, alors que les mots se barraient sous ses yeux. A mon tour, je le remorquais à l’endroit de nommer, d’associer les scribouilles sur le tableau noir et l’identité des chalutiers alignés dans les eaux sombres et huileuses de la rade.
La barre ! Histoire de transmission autour de cet objet entre père et fils.
Comment ne pas s’arrêter sur la polysémie signifiante de ce mot dans mon histoire ? Un père qui tenait la barre sur son bateau, des mots qui se barrent ou qui sont barrés, puisqu’il a été privé de leur fréquentation. Cette barre qu’il m’a transmise malgré tout, à son insu. Puisque moi aussi, je ne cesse de courir après les mots qui semblent fuir à mon approche. Drôle de lègue !
Drôle d’héritage autour de ce qui se barre, de ce qui a fait trou chez mon père autour du savoir ! Sujet barré !?
J’ai mis du temps à admettre, à ÉCOUTER ces parties-là de mon histoire trouée. Longtemps j’ai fait la sourde oreille. Longtemps, j’ai tourné le dos à cette barre que je refusais de tenir et qui me revenait tel un bâton dans une course de relais.
C’est parce que je l’ai enfin écoutée que j’ai pris conscience du poids de ce lègue. .
Mes souvenirs s’emballent ! Se déballent ! Je suis né et j’ai grandi dans le quartier de La Plaine-Verte, plus connu sous le nom du « Camp des Lascars ».
Ancienne colonie française, hollandaise puis britannique, l’île a été traversée par une cohorte de « Maîtres ». « Maîtres »qui étaient en position de dominant par rapport aux colonisés. Pendant longtemps, nous a été inculqué ce rapport au savoir du maître. Savoir incontesté ! Savoir lier à la notion de pouvoir ! Celui du maître. Lui sait ! Nous pas !
Une autre forme de transmission se dessine à travers ces souvenirs. Le point d’amarrage ou de nouage entre les deux pôles mémoriels étant ce complexe d’infériorité lié à la question du savoir.
L’inaccessibilité de la lettre auprès de mon père lui a barré certainement bon nombre de chemins d’accès au savoir. Il s’est muré dans un silence et dans la honte, de peur que ça ne se sache.
Maître à bord de son bateau il a été ! Esclave des mots il a dû l’être quand il revenait à terre ! « L’in-accès » aux mots l’a souvent mis à terre, et nous avec ! Pour autant, est-ce que mon père était à la place du maître et moi à celle de « l’esclave » quand nous étions face à ce tableau noir ? Si c’était le cas, « l’esclave » que j’incarnais était détenteur d’un certain savoir, qui serait celui des sonorités des lettres et de ses capacités à donner forme à l’informe de la pensée. Il a dû souffrir mon père.
7. Histoire de place !
Quant au « discours du maître », que j’associerais d’avantage à l’étendue des savoirs du maître, il vient résonner en mon fort intérieur du côté d’un « no man’s land », d’un champ de l’inaccessible ayant laissé des traces encore visibles en moi. En effet, durant la période coloniale et même après, le mot « maître » a toujours été gorgé de signifiant péjoratif, renvoyant sans cesse au rapport « maître-esclaves » : Dominant/dominé ! Ordonné/Écouter/Exécuter !
Pendant longtemps j’ai lutté, disons-le clairement, j’ai refoulé ces pans de savoir rattaché à l’image du maître. Refusant de me laisser dominer ? Résistant en tant que sujet qui revendiquait une place à partir de son écoute. « Écoutez- moi » ! Et non pas, « fermez les écoutilles ! ». Ou que je sois à l’écoute dans une forme de servitude, pour ne pas dire, d’asservissement.
Ce qui nous renvoie à l’histoire de cette place singulière de ma parole, qui va me définir, qui va participer à me distinguer en tant que « parlant et par l’être »parmi les autres. La place du maître et celle de l’esclave ont été distinctes, depuis toujours. Pas de confusion possible au premier regard. Jusqu’au moment où mon chemin de lecture croise cette phrase, « L’esclave à sa place, le maître est à sa place et le philosophe vient entre les deux. »
Phrase d’ouverture qui introduit un déplacement dans ma posture par rapport à la question du savoir.
C’est cette place de l’entre-deux du « philosophe » qui viendrait faire tiers, afin que vienne se produire un autre mouvement et que se dégagerait une parole qui pourrait s’émanciper ! Et si cette place singulière serait celle du superviseur lors d’une supervision ? Ce ménage à trois entre l’esclave, le maître et le philosophe me renvoie aux écrits de Freud sur « Les trois métiers impossible ». Trois apports confrontés à une impossibilité, telle les trois faces d’un triangle qui ne se touchent pas.
Étrangement, la configuration de cette impossibilité dans la rencontre entre ces trois faces, vient produire cet effet inattendu d’ouverture aux différentes extrémités du schéma triangulaire. Tout est question de lecture et de regard. Filtrage en deux temps qui permet l’ouverture des vannes des possibles !
Dans ce contexte des trois rencontres impossibles le triangle n’enferme pas. Au contraire, il borde, pour orienter vers les portes de sortie. Je perçois à travers cette image mon père tenant la barre de son remorqueur, guidant les immenses paquebots et chalutiers, en dehors de la rade, leur indiquant la sortie du port. Ouverture pour prendre le large vers d’autres Horizons ! Telles des invitations pour se barrer par les ouvertures, pour s’épanouir dans d’autres formes de rencontre et de savoir qui vont se construire au fur et à mesure sur leur parcours en mer.
Je me revois en train de me laisser bercer par la discordance des sirènes des bateaux pour signaler leurs départs. J’entends encore les halètements des moteurs dans la cale, le bouillonnement des vagues brassées par les puissants moteurs du remorqueur de mon père. Une odeur de fioul suffocante venait ponctuer cette symphonie discordante. Mes deux pavillons devinrent mes madeleines de Proust. Brassant des souvenirs à partir des sons enregistrés dans les recoins de ma tête. Répétition de la scène !
C’était un « ça me dit » matin ou après-midi ! J’étais sur le quai. Mon père à mes côtés. Le tableau noir en haut .Accroché à un mur décrépit de couleur blanche. Je pense que la couche de peinture s’écaillait sous l’effet de la salinité de l’environnement portuaire. Salinité de la mer qui ronge, qui écaille. Les noms des chalutiers « hiéroglyphés » à la craie blanche sur ce tableau noir hors d’âge. Mon père qui me demandait de déchiffrer les « hiéroglyphes » de noms venant d’ailleurs.
Je savais lire. Mon père ne savait pas. Ou du moins, il supposait que je savais et que lui il serait en position de celui qui ne sait pas. Et si mon père était l’incarnation de la surface du tableau noir et moi, celle de la craie blanche ? Je serais le fils qui viendrait lire ce qui serait écrit sur le corps de son père ?
Pour quelle lecture ? Celle de mon père en désarroi devant les lettres qui le dépassent ? En même temps, je finis par admettre que les traits de la craie blanche ont besoin de la surface noire du tableau en tant que réceptacle. Les graphies des lettres ont besoin d’une surface d’accueil pour être visible et lisible. Et ce, depuis la nuit des temps, du fin fond des grottes.
C’est à partir de cette combinaison de nos deux postures qu’émerge le sens…Le « à quoi ça sert que je sache lire ou que je sache dessiner ? » En se mettant à l’endroit du non savoir, mon père me place à l’endroit de celui qui sait. L’envers /l’endroit !!
Entre nous deux, ce motif du tableau noir s’impose.
L’« entre nous deux » m’oriente étrangement dans un autre mouvement de flash-back. Retour en arrière de la mécanique inconsciente. Mouvement de manivelle qui remet en scène le « personange » de Zack et de son histoire de pavillon. En tapant sur mon clavier, je viens de déraper. Lapsus de l’effet du clavier où le mot « personnage » s’écrit « personange ». Or, quand le « n » change de place dans ce mot, un signe inattendu se met à clignoter. Celui de la part d’ange de Zack qui s’extirperait à partir de mon cafouillage.
C’est le chiffre 2 qui m’emmène sur cette voie. 2 comme mon père et moi devant le tableau noir, 2 comme Zack et moi dans l’atelier devant la feuille blanche qui nous sépare, posé sur la table quand il m’a évoqué l’histoire du « pavillon ».
Noir d’un côté, blanche de l’autre ! Une certaine symétrie s’en dégage à travers ces deux séquences et ces deux dispositifs distincts mais ressemblants. Quelque chose aurait transité autour du transfert !?
8. Le transfert et moi (émoi) !!!
Comment ne pas admettre ma résistance face à ce mot, le « transfert » ! Pourquoi ce mot me rebute ? Pourquoi je me barre à son approche ? Pourquoi ? Pourtant ce n’est pas faute de l’avoir entendu, lu, sublimé, déplacé.
Lors de la 3 ème semaine de formation, c’était le marqueur de nos temps de dépliage. En dépliant, je me souviens avoir établi les liens entre le transfert sur le plan clinique et le transfert d’une image qui s’imprime sur un t-shirt, par le biais de la sérigraphie ou par un effet de thermocollage en ayant recours à une surface chaude pour que s’opère le transfert d’un motif sur une surface réceptacle.
Je reste convaincu qu’en filigrane de tout le processus créatif d’Andy Warhol à travers le Pop’art se logeait ses volontés inconsciente de donner forme au transfert.
« Ça colle ! » disais-je ou « ça vous bouffe ! » Ce mot me colle et me bouffe la tête.
Au sein du groupe de supervision durant la formation, je dois reconnaître une forme d’appréhension, qui s’empare de moi quand il était question de prendre la parole. La peur de dire n’importe quoi qui refait surface !? Une impression de me situer dans un premier temps à contre-courant du flot transférentiel au sein du groupe, dans une posture défensive, face à ma peur d’être bouffée ou d’être « empégué », collé dans le lien de la configuration groupale. Ma peur de disparaître !
Dans les deux cas, le transfert vient se référer à cet effet d’une impression d’un motif admiré, « enamouré », que je souhaite arborer tel un trophée. En filigrane de ma quête en arborant ce motif transféré sur mon t-shirt, c’est son exposition au regard et que ça fasse parler. Énigme de l’origine de ce motif qui va interpeller et qui participerait à dénouer la machine à causer.
Ce qui permet le transfert étant la conjugaison des mouvements entre le temps de collage et de décollage. Nous pouvons entendre le temps de décollage du motif imprimé sur une surface comme ce temps de séparation qui vient introduire du vide. Vide ou écart nécessaire pour que le motif transféré se matérialise. Puisque c’est en se séparant de la surface initialement couverte qu’apparaît les contours de la forme. Couvert/ découvert ! Voilé/dévoilé !!!
Dans l’énonciation « coller/décoller », j’entends dans un premier mouvement, le sous-entendu de la référence au coït, des corps enlacés qui se collent et se décollent. Emmêlés/démêlés ! Puis, remontent en surface, l’autre temps, celui de cette image qui serait à rattacher du côté d’un réflexe défensif du sujet, en réponse à l’effroi de se faire « bouffer » par l’autre. Être absorbé par un autre, comme dans un acte de dévoration.
Dans le maniement du transfert, il me semble que ce sont ces aspects que nous soumettons à un travail de déplacement à travers la question : « Comment ne pas se faire bouffer en se mettant à table ? » Ce faisant, le transfert va circuler et va poursuivre sa quête, puisque les trajectoires de la parole vont traverser des territoires nouveaux, tel l’œil d’un cyclone tournoyant, affamé, jamais repu de l’éternelle rencontre entre les masses de courants d’air chaud et froid (les interlocuteurs), détourné dans sa trajectoire par d’autres courants (les ambassadeurs de la parole), se transformant peu à peu en un anticyclone. Là où le cyclone engendre des tornades qui aspirent (bouffent) ce qui l’entoure dans son vortex, l’anticyclone, tel les effets de la parole qui sépare apporte généralement des éclaircies, des ciels dégagés, des horizons qui se dégagent pour continuer à entretenir l’énigme de cet objet manquant que nous pensons planquer quelque part derrière ces mêmes horizons.
Vu sous un autre angle, s’éclaire la métaphore de ce pas de côté essentiel dans le mouvement de transfert pour passer du statut de l’objet de la dévoration, vers celui du déclencheur de la mise en parole, « en se mettant à table », pour échanger, pour que s’opèrent les ratages nécessaires vers une structuration de l’identité à partir de l’hétérogénéité des apports venant instaurer les bases de la différenciation.
« On ne parle pas la bouche pleine ! » me disait ma mère. Pourtant, on aura beau dire, à chaque fois que nous parlons, nous nous séparons de la masse de mots qui nous constituent. Qu’on le veuille ou pas, c’est bien parce que nous avons la bouche pleine de mots que nous parlons, pour faire le vide, pour que ce vide cède la place à d’autres mots, d’autres paroles. Mouvement incessant, sans fin du geste de vider. Je reprends ici l’exemple du potier qui servait de point d’appui à Joseph Rouzel dans un de ces écrits. C’est en pressant les parois en glaise sous ses doigts que va se structurer le vide intérieur de l’objet qu’il est en train de créer. Le vide intérieur permettant l’avènement de la forme extérieure. C’est ce compartiment vide, évidé, qui va permettre de le remplir, qui va lui donner sa fonction. De liquide pour ce qui est d’un bol, de mots, pour ce qui relève de la parole. Le transfert emprunte ce chemin entre 2 sujets apparolés au langage. Chacun s’y engage !
Entre Zack et moi, ça collait ! Surtout de son côté. C’est une colle, un liant, un ciment dont il a fallu du temps pour trouver le dosage, les ingrédients qui le composent. Ingrédients qui varient sans cesse. Puisqu’il n’y a pas de recette. Si ce n’est cette chose inexplicable qui nous happe, qui alpague, nous hameçonne, que nous appelons transfert. Du moins, c’est ma version et vision de ce qui nous traverse quand nous sommes traversés par le transfert.
En parallèle à l’histoire du pavillon, Zack m’a investi. Je l’ai investi en retour ou dès le début de nos rencontres. Il vient à ses séances en art thérapie pour tracer les contours de nos temps de rencontre chaque semaine. Zack vient pour se raconter et pour être écouté, et de temps en temps pour venir écouter aux portes. Et moi, je suis là pour l’accueillir sur le pas de la porte, ouverte ou fermée, et pour l’écouter.
De temps en temps, dans la semaine, quand j’entends toquer à la porte de l’atelier, alors que je suis en pleine séance d’art thérapie, ma chemise à parier que c’était lui. En ouvrant la porte, il se tenait là, se remplissant de ma présence en me regardant, il esquisse un sourire en s’excusant, me disant qu’il voulait « simplement » me dire bonjour. Il en profite à chaque fois, pour jeter un œil par-dessus mon épaule pour voir qui est dans l’atelier avec moi, puis s’en va. Il me dira lors d’une de ses séances qu’il venait « écouter aux portes » des fois.
L’image de Marin Marais venant espionner Saint-Colombe en se planquant sous la cabane de ce-dernier, dans l’espoir de dérober quelque note secrète afin de retrouver sa voix perdue se superpose. Une couche qui se rajoute ou qui s’enlève ? Zack et Marin Marais, même combat ! Arc-boutés tous les deux dans cette quête d’une illusion qui les maintient en vie, afin de continuer à chercher le secret de l’introuvable que Marin Marais pensait nicher au fond de la cabane, Zack derrière la porte de l’atelier d’art thérapie. A ce moment précis où j’écris ces lignes, les motifs de la cabane et celui de l’atelier viennent se confondre et fusionner en ce signifiant unique qu’est la forme d’un crâne. Les deux protagonistes semblent vouloir percer le secret du dedans de ce crâne.
Quant à Zack, j’ai beau lui expliquer le cadre, le temps qui est accordé à chaque un, rien n’y fait. Il éprouve ce besoin irrépressible de répéter ce geste : Écouter aux portes, toquer, ouvrir, bonjour, jeter un œil et partir.
J’ai fini par me dire qu’il avait besoin de vérifier quelque chose de ma présence en lien avec cet espace que je partage avec d’autres jeunes de l’institution que lui. Une histoire de place qui se dessine à partir d’une certaine forme d’écoute et du secret !
Au quotidien, Zack est friand des histoires de vie de ses camarades. Ce qui n’est pas sans lui poser des conflits, tant il peut se montrer intrusif. Zack déborde. Zack est curieux de l’intimité des autres, adultes ou enfants. D’où ce besoin de venir des fois tenter d’écouter les histoires des autres dans l’atelier…tel un enfant qui essaie de surprendre ses parents dans l’intimité de leurs chambres.
Quelle histoire secrète souhaite-t-il entendre ? Quelle est cette part de jouissance que pourrait procurer l’écoute « volée » de ces échappées de l’intimité des autres ?
9. Écouter dans le cadre ou Écouter hors du cadre : de l’espace où ça crée au sacré.
Les « agirs » intrusifs de Zack viennent mettre en lumière la question du cadre en lien avec celui de l’écoute. Ce qui laisserait entendre que l’écoute pourrait à la fois servir d’outil d’élaboration dans un travail clinique quand il se déroule à l’intérieur d’un cadre ou se pervertir quand cela se passe dans un hors cadre ? Fissure de la membrane du dispositif d’écoute, détournement du cadre.
Quand Zack vient comme il le dit, parfois, écouter aux portes de l’atelier, il vient mettre en tension les espaces du dehors et du dedans. Des espaces en tension à la manière des compositions scéniques des tableaux représentant « l’Annonciation » pendant la Renaissance Italienne, de Fra Angelico ou de Sandro Botticelli. Tension entre l’espace réservé à le Vierge Marie qui apprend l’annonce de sa maternité future. Tension de l’ange Gabriel, enchâssé dans son espace divin.
Parenthèse ou parents taisent !
(Cette histoire d’écoute derrière une porte, à la dérobée, trouve un écho avec le dernier texte que Joseph Rouzel a partagé avec le groupe durant la formation sous le titre, « Trans-faire de la musique ». Je me dis que cela doit avoir un lien avec mon transfert avec Joseph, ainsi qu’avec la question liée au savoir !)
Fin de Parenthèse-retour au récit
L’ange Gabriel incarne cette courroie de transmission entre Dieu et la Vierge Marie. Il en est le porte-parole. Marie en est la réceptrice de ces paroles.
Accueillir. Marie qui accueille l’ange et sa parole. Que va-t-elle entendre de cette annonce ?
Espace du dedans et du dehors. Séparation par des colonnes entre Marie et l’ange. Séparation par une porte en ce qui concerne Zack et moi. Quelle annonce attend Zack ? Quelle annonce attend-t-il de moi en venant écouter aux portes ? Ou quelle annonce je pourrais attendre de lui ? Dans un effet de déplacement dans le temps et dans le récit, quelle place occuperais-je auprès de mon père dans la scène devant le tableau noir ? Une impression d’être à l’endroit de la place du père auprès de Zack. Effet de télescopage entre les récits qui vient résonner du côté de la filiation !
En changeant le point de fuite du schéma qui se dessine entre nous deux, suis-je mis à la place de l’ange dans cet équivalent du dispositif pictural qu’est le dispositif de l’atelier ? Ou serait-ce lui, Zack, le « Personange » ! En lieu et place de personnage. « Personange » est ce mot que j’avais écrit précédemment comme un lapsus en me trompant de touche sur mon clavier pour parler de Zack.
Au moment où ce lapsus advint, je ne pouvais soupçonner sa « résurrection », encore moins son ré apparition à cet endroit de mon écrit.
Le mot « personange » vient brusquement insuffler une autre dynamique de lecture clinique, qui me contraint à redonner sa place à l’intégralité du prénom de Zack, qui est Zakaria. Ce qui va me ramener de nouveau au texte de Joseph Rouzel.
Le prénom de Zakaria est autant d’origine hébraïque qu’arabe. Dans le christianisme on le retrouve à travers le prénom du prophète Zacharie. A ma grande surprise je prends acte de ce trait-d’ union qui se dessine au fil de mon dépliage, entre la scène de l’apparition entre l’Annonciation » faite à la Vierge Marie et celle de Saint Zacharie. Le point de liaison étant l’annonce d’une naissance. Or, quand l’ange ou l’archange Gabriel annonce la naissance prochaine d’un fils avec son épouse sainte Elizabeth à Saint Zacharie, ce-dernier se permit de douter de cette révélation en raison de leur âge. Pour avoir émis ce doute d’une parole sacrée, il en devint muet, et ce, jusqu’à la naissance de son fils Jean-Baptiste.
La voix du père qui renaît dans une forme de communion avec la naissance de son fils. Voix qui se perd ! Voie qui se retrouve ! La naissance de son fils qui lui délie la langue, pour qu’il soit en mesure de le nommer. Quant au père de Zack, il est resté muré dans des phases de silence alternées de prises de parole qui s’opère devant le juge lors des audiences. Un des rares endroits où pourrait s’entendre sa parole, devant cette incarnation d’une forme de puissance qu’est le juge, détenteur d’un pouvoir, d’un savoir qui pourrait permettre à Zack d’avoir son pavillon à lui.
A partir du pavillon de l’oreille de Zack collé à la porte, voilà ce qui s’entend au fur et à mesure que je continue de fouiller, voire, d’exhumer à partir de cet amas d’associations libres. A travers le processus « élaboratif » de l’écriture, j’avance pas à pas dans la rencontre avec l’inattendue de la naissance d’autres récits qui viennent s’arrimer à partir de la scène initiale, cette scène primitive où se logerait une question essentielle posée par Zack, à son insu : « Qui est cet enfant qui se trouve à ma place auprès de toi (dans le ventre de l’atelier) ? »
Cette question pourrait être celle que ne cesse de se poser Zack mais qu’il ne peut adresser à ses parents, depuis son placement dans un foyer. Comme s’il avait perdu la parole à son tour.
Et que dire de ce « Toi » !? Le mot « toi » qui tout en désignant l’autre, produit aussi le son monosyllabique du mot« toit ». Comme « Avoir un toit sur la tête »! Qui est une autre façon d’évoquer ce pavillon pour se loger ! Ou le fait d’avoir un foyer d’accueil qui fait office de toit pour accueillir et recueillir Zack. Le toit, ce schéma à la forme d’un accent circonflexe, qui est supposé protéger des aléas de la vie.
Quelque chose autour de l’énigme que constituerait la nature du sacré et du secret de l’intime est à entendre à partir de cette situation d’écoute singulière !
Quelque chose autour de ce qui se crée quand « ça crée » dans l’atelier ! Ou quand la dimension presque sacrée d’un espace d’élaboration peut-être profané par celle ou celui qui vient écouter aux portes !
Comment garantir l’inviolabilité de ce cadre ? Et surtout que veut bien savoir Zack de la vie des autres qu’il ne sait déjà ?
Que dire de nous professionnels qui vient partager nos récits dans un espace dédié à l’écoute lors de la supervision, pour nous faire entendre ? Quelle garantie avons-nous de l’étanchéité de ces espaces du dedans où nous venons poser des mots, mettre en parole nos pratiques professionnelles ?
En même temps, parlons-nous essentiellement que de nos pratiques professionnelles ? Admettons-le, des brèches s’entrouvrent, souvent. Des trous, des failles, qui viennent témoigner de cet inextricable entre le personnel et le professionnel, entre l’intime et « l’extime ». Entre l’île et l’exil, mon ex île. Ça se recoupe.
Digression
Me voilà de nouveau happé. Une impression de lire des formes dans un test de Rorschach dans les entrelacs de mes écrits. L’image de la passe dans laquelle s’engagent les pêcheurs et qui vient s’insinuer, là, au milieu de mon dépliage.
La passe dont je fais allusion est celle empruntée par les pêcheurs de l’île pour entrer et pour sortir du lagon afin de prendre le large. Les bancs de poissons sont au large. C’est une ouverture, un passage naturel entre les bancs de sable et les coraux, qui sont à emprunter avec d’infimes précautions. Dans la mesure où c’est l’endroit où les pirogues peuvent passer parfois au centimètre près, il y a intérêt à ne pas trop s’en éloigner de ce chemin, de cette ouverture balisée.
La passe permet aussi la circulation des courants qui viennent oxygéner l’eau dans le lagon. C’est la zone de transition entre le dedans et le dehors des pourtours de l’île. A la sortie de la passe, c’est la MER, le large. L’infini ! Chaque marin pêcheur est confronté à lui-même. Il y a toujours cette part d’insu, d’inattendu qui pourrait remonter à la surface quand il mouline sa canne. Cette part qui échappe, cette part non-maîtrisable, à l’image d’un processus d’introspection face à la mer. Et si la barque ou la pirogue était l’équivalent du divan du pêcheur ?
Ma question reste ouverte : Est-ce qu’en sortant de la passe, le pêcheur conclut sa cure et pourrait se proclamer psychanalyste ?
10. Retour à l’écoute derrière la porte
Derrière la porte du professionnel se loge l’ombre du personnel. Mon double, nos doubles. Dans l’ombre de l’intime se dessine « l’extime ». Ou quand le fait de parler de ma pratique professionnelle actuelle m’entraîne irrémédiablement vers une réactivation de mes souvenirs. Histoire de me raccrocher à une consistance signifiante.
Quand on écoute ce qui s’y trame, ça laisse entendre notre rapport à la dualité, pour venir laisser entendre ce bras de fer que nous menons chacun avec nous - mêmes pour ne pas sombrer dans une forme de schizophrénie, tant nous sommes en permanence départagés. Là où Zack se tenait derrière la porte de l’atelier d’art thérapie pour écouter, dans le cadre de la supervision, c’est cette autre partie de nous qui se retrouve symboliquement à cet endroit, en embuscade, attendant son moment pour ouvrir la porte et se loger dans le récit dit professionnel. Dès qu’on se met à l’ouvrir, ça brasse large.
Acceptons l’écoute de cette autre partie de nous-même ! Acceptons de ne pas le renier !
En finale , que j’ écoute Zack qui de son côté écoute aux portes de l’atelier, alors que je suis en plein travail d’ écoute autour de la pratique de l’art thérapie produit cet effet d’emboîtement autour de l’ écoute qui se déroule telle une bobine ou qui se restitue telle une mise en abîme de l’action d’ écouter et du motif de l’oreille, pour entendre on ne sait quoi.
J’ai cette impression d’être en immersion dans un tableau du peintre surréaliste René Magritte. Et là, je fais ce cauchemar de chuter dans un mouvement en spirale, à la Hitchcock dans son film « Vertigo » de 1958. Sauf que moi je chute dans les conduits d’une oreille qui n’en finit pas.
Écouter, s’écouter ça pourrait être vertigineux ! Or, le vertige est dans certains cas corrélé avec le trouble interne de l’oreille.
11. Que dois-je entendre dans cette histoire autour du transfert ?
Mon histoire dans l’accompagnement avec Zack m’entraîne irrémédiablement dans une suite logique vers le duo que je composais avec mon père devant le tableau noir sur le quai du port. Transfert et contre-transfert !!!
La question de l’autre que j’incarne auprès de Zack en tant que ce sujet supposé savoir, (SSS), sujet idéalisé par l’admiration qu’il me porte demeure le point de nouage et de dé-nouage. Pour l’instant, Zack renforce les nœuds, de peur que ça lâche. De peur de se faire « larguer », abandonné, comme ça a été le cas dans son parcours. D’où son placement en foyer suite à une mesure de justice.
12. Le Tableau noir de l’espace de la supervision
Les œuvres de Pierre Soulage, celles du Caravage (ce cas ravagé !) ou plus contemporain du plasticien Indo-Britannique Anish Kapoor, et par extension, l’espace de la supervision d’équipe, sont autant de surfaces qui nous confrontent à la dialectique entre le noir, l’obscur et la lumière.
Au sein de l’atelier d’art thérapie, quand j’esquisse quelques traits sur la surface de la toile peinte en noire, arrive ce moment où les traits du crayon sont absorbés par la densité chromatique du noir. Bien des fois, j’ai dû chercher mes traits de crayons, comme on chercherait le « trait du cas » dans une démarche clinique. Et c’est là en me déplaçant autour de la toile, en examinant la couche picturale (cette peau de la surface de la toile), que je redécouvre mes traits. Ils se révèlent en fonction des réverbérations de la lumière. Cela m’évoque, une expérience à la Soulage !
La surface noire d’un tableau serait-elle équivalente par moment, à celle d’un trou noir qui absorberait les contours des formes qui s’aventureraient à sa surface ? Signifiant des flux lumineux au contact de la surface sombre.
L’espace de la supervision serait-il notre tableau noir à tous ?
Espace tableau noir où viendraient se révéler ou s’absorber les paroles échangées en fonction de nos déplacements ou des déplacements que va introduire le superviseur, ou les apports des autres participants. Se révèlent alors les aspérités, les sinuosités refoulées, les effets de ronde-bosse des récits partagés lors des trois temps de dépliage clinique.
Effets qui pourraient aussitôt disparaître ou être absorbés par la surface du dispositif de l’espace d’élaboration clinique. Effet d’Apparition et effet d’effacement de ce qui vient faire énigme au sein de cet espace !
Pour ma part, je reste avec mes interrogations. Face au tableau noir, face à la demande de mon père pour lui traduire ces formes des lettres de l’alphabet qui lui échappaient, suis-je en position et place de l’élève par rapport au maître, ou suis-je dans la configuration du maître et de l’esclave ?
Moi, le fils, en lieu et place de celui qui détiendrait ce savoir des mystères des lettres. Moi le fils, pensé et projeté par mon père, à l’endroit de celui qui manie le déchiffrage de ces formes communément appelées les mots, dont l’accès lui était barré ! Dans quelle direction s’orientait le mécanisme du transfert entre mon père et moi ?
Effet énigmatique inattendu qui se dérobe de la surface noire. Effet dérangeant qui émerge de la pénombre de ma mémoire à partir de cette séquence.
Depuis quelques temps, un lundi soir pour être précis, mon oreille gauche s’est mis à produire un effet de sifflement permanent. Un acouphène !
Que dois-je en déduire ? Que me dit mon corps que je n’entends pas ? Serait-ce l’usure du temps sur cet appareil d’audition trop sollicité ? Ou serait-ce mon corps qui se protégerait dans un mouvement défensif en produisant cet effet de bourdonnement, ou serait-ce les fantômes de ces récits que j’ai entendus qui continueraient de se lamenter à travers moi ?
Mes acouphènes, traces sonores du passage de ces corps bruyants dans les conduits de mon oreille qui siffle !!!
Conclusion
Il y a du « C » dans le mot « conclusion ». Un double C. Un double sait.
Un double C qui me renvoie à la forme épurée du dessin de l’appareil auditif en forme des deux C que j’avais déjà évoquée.
Arrivé à cet endroit de mon chemin d’élaboration, « j’en sais (C) quoi ? », question que je me pose. Il m’est plus qu’évident que la pratique de la supervision telle que nous l’avons abordé durant cette traversée de formation, soit inextricablement liée à celle de la psychanalyse, notamment à travers la mise à l’épreuve du corps, de nos sens, dont celui de l’écoute.
Si la pratique de la supervision aurait une forme à mes yeux, ce serait celle d’une oreille, ou d’une paire d’oreilles. Tout l’enjeu entre écouter et entendre passe par ces orifices, ces deux trous que chacun de nous arbore de chaque côté de l’arrondi de sa tête. Or, quand les mots des autres viennent heurter, frôler, les entours de nos orifices auditifs avant de s’y plonger dans nos tympans, ils « fourniraient un bord au vide », un garde-corps aux récits troués se frayant un chemin jusqu’à nos ouïes.
Écouter ça me servirait à entendre afin de « faire bord » aux récits entendus ou à ressentir les bords de mon propre corps ponctué de trous. Des fois, j’ai cette sensation que mon corps pourrait faire fonction de tamis, pour filtrer, pour trier ce qui me traverse.
En attendant, mon oreille gauche a trinquée. Acouphène permanent sous forme de sifflement aigu, plus ou moins insistant.
Acouphène qui se répercutant sur les bords de mon corps, mon vide, fait apparaître le motif des contours d’une oreille dans mon esprit embrumé. Me re voilà en train de « dit vaguer » ! Ou quand Alli dis vague sur Dali ! Salvador Dali, le peintre surréaliste. Mon imaginaire qui vague à bonde ! De bond en bond ! D’Alli à Dali ! Une insistance de sa présence dans mon parcours d’élaboration qui m’interpellera toujours. Pourtant, il ne s’agit pas de son tableau « Persistance de la mémoire » (1931), malgré l’insistance. Réminiscence ! Réminiscence d’un autre tableau.
Il s’agit de « L’oreille anti-matière » (huile sur toile 223x190cm- 1958).
Vu de prés, ce tableau est presque gris, une abstraction de tâches… « Vu à deux mètres, il devient la Madone Sixtine de Raphaël ; à quinze mètres apparaît l’oreille d’un ange mesurant un mètre et demi…peinte avec l’anti-matière !!! » selon les dires du peintre. Dali nous dit à travers sa toile, la nécessité de prendre du recul, de « prendre du champ, afin de pouvoir allier les éléments les plus disparates, les plus étrangers, et donc percevoir en profondeur ce qui les structure et les régit. Tout champ visuel s’agrandit alors dans une sémantique générale enrichissante... ». Comme si Dali nous donnait à travers cette représentation d’une Madone dans une oreille, la définition de la « super audition » évoqué par Lacan, qui est cette place distancée, cette écoute détachée, en lieu et place de la « supervision ».
Ce sont les distances graduées de l’approche de ce tableau qui permettrait à chaque un de franchir le cap de l’abstraction initiale, à la découverte de la forme d’une oreille puis celle de la Madone.
Cette distance nécessaire dans l’écoute, c’est ce qui pourrait nous permettre de voir ce qui pourrait nous échapper à tout moment d’une supervision.
Ecouter, entendre, durant les séances d’élaboration clinique pourrait être ces traits à la craie blanche qui viendrait dessiner les contours du récit caché dans les entours du récit initial.
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