dimanche 16 février 2020
Les petites mains du travail social
Depuis quelques années, j’anime un groupe de parole pour des aidantes à domicile, en milieu rural montagnard. Les commanditaires, c’est-à-dire l’employeur, ont nommé le dispositif « Analyse des pratiques » ; cet intitulé – appellation mal contrôlée – est maintenant plébiscité dans les établissements sociaux, au détriment de la notion de supervision, que je préfère, même si celle-ci n’est pas sans inconvénients sémantiques.
On peut le déplorer mais là n’est pas la question. Du travail de ces aidantes professionnelles, j’ai le désir d’en dire quelque chose qui ne participerait pas d’un « dit » d’une langue de boa politiquement correcte. Il faut bousculer les évidences aveuglantes, les tautologies et les lieux communs, au risque de déranger certaines représentations sociétales, qui confortent l’idéologie dominante.
Question d’éthique, encore et encore… « Qu’est-ce que j’fous là ? » …dans ma vie d’humain, quelles sont les logiques que je sers ? Lesquelles je dessers ? Voilà qui questionne le désir de chaque-un.
De par sa nature, le travail des AVS 1 est très singulier, il implique le franchissement des frontières de l’intime, et cette intervention régulière au sein de la sphère privée n’est pas anodine. Le domicile se confond le plus souvent avec l’identité, tant pour la personne âgée que pour son existence aux yeux de tous les autres. « Arranger » son chez-soi ressemble à un exercice personnel de souveraineté, le lieu de vie porte les marques de celui qui en est l’habitant. Lorsque la personne vieillissante devient de plus en plus hétéronome, lui est le plus souvent proposée – et parfois imposée par la famille – une possibilité d’aide à domicile. Cette intervention extérieure pourra être vécue de façon ambivalente, il y a à la fois une notion d’aide et d’intrusion. Les AVS expérimentées en sont conscientes, elles savent qu’il leur faut tenir compte des habitudes de vie des personnes, elles veilleront à ne rien bousculer, sauf si le cadre de vie pose des problèmes d’hygiène et de sécurité. Une aidante inexpérimentée, par excès de zèle, pourra générer une forme de maltraitance, en imposant son point de vue sans solliciter l’avis du sujet. Avec des personnes dont la conception de l’hygiène est très approximative, l’aidante évitera, au forçage, d’imposer des douches. Le discours professionnel rationnel et hygiéniste, pourrait disqualifier les désidératas du sujet, la relation d’aide devenant nocive pour les deux protagonistes ; comme quoi l’enfer est pavé de bonnes attentions…
La complexité de ce travail s’origine sur la nécessité d’avoir une posture professionnelle organisée et rationnelle (le pratico-pratique), tout en étant ouvert à l’altérité du sujet, réceptif à sa dimension humaine. Difficile d’être disponible à l’autre, à son écoute, avec des interventions de trente minutes ! Dans ces conditions, le « faire », vite expédié supplantera la dimension relationnelle, et chaque partie, à juste titre, en éprouvera du mécontentement.
Pour la majorité des bénéficiaires, ce qui compte est d’abord cette possibilité de vieillir chez soi, et non dans une institution. J’ai connu une personne très âgée, elle est décédée à 104 ans, et son désir profond, inébranlable, était d’éviter à tous prix la maison de retraite. « Agrippée » à son appartement, elle vivait une forme de placement à domicile. Dans son « trois pièces », et toute la journée, c’était un maelstrom d’aidants qui se croisaient : AVS, infirmière, kiné, femme de ménage, et beaucoup de voisins. Ainsi, si ces personnes âgées sont conscientisées quant à leurs difficultés et leur hétéronomie, elles redoutent que l’aide à domicile leur pose des problèmes, entrainant trop de changements dans leur équilibre vital ; cette homéostasie des grands adultes. Adulte : celui qui arrive ad ultima , au bout du chemin.
En outre, les AVS travaillent seules et cette autonomie apparente qui pourrait être attractive n’est pas sans inconvénients. En l’absence de tiercéité, cette relation en huis clos est parfois étouffante, éprouvante, voire enfermante. L’AVS va « ramener » le bénéficiaire chez elle, en pensant à lui de manière obsessionnelle. Dans le travail à domicile, il n’y a pas – comme en EHPAD ou à l’hôpital - la dimension institutionnelle qui régule et codifie la nature des actes de l’aidance, il n’y a pas d’équipe étayante, ni de collègues pouvant intervenir en renfort, au cas où…et elles le vivent parfois comme une véritable déréliction. L’AVS est seule, confrontée souvent aux pathologies du grand vieillissement, devant faire face à des situations difficiles, être en capacité à prendre des initiatives, à mobiliser des compétences éclectiques et beaucoup de « savoir-être ».
Il peut arriver que l’AVS soit providentielle et prenne des initiatives vitales, ça me fait associer avec ce qu’avait raconté Estelle (professionnelle expérimentée d’une trentaine d’année), il y a déjà quelques temps. Intervenant chez une dame âgée pendant l’heure du déjeuner, elle arrive chez elle, sonne, mais comme personne ne répond, elle entre et trouve la vieille dame allongée sur son lit, en proie à un malaise. Elle se lève, mais se plaint d’avoir la tête qui tourne. Soudain, elle tombe en syncope, elle est par terre, les yeux exorbités, c’est très impressionnant. Estelle la met en position latérale de sécurité, veille sur sa ventilation, tout en s’entretenant au téléphone avec le médecin du SAMU. Après l’intervention et une hospitalisation en urgence, Estelle dira : « Ce n’était pas évident, je m’occupais d’elle, j’avais peur qu’elle meure, tout en parlant avec les secours au téléphone. Je me suis bien dépatouillée, j’ai eu les bons réflexes ».
Il faut réaliser que la session que j’encadre une fois par mois, onze mois par an, est la seule occasion pour ces professionnelles de rompre avec cet isolement et de se retrouver entre collègues, et de se parler. De ce fait, et cela dès la troisième session (c’était début 2015) j’ai instauré un quart d’heure de bavardage pendant lequel nous buvons ensemble le café. Cela m’amuse de penser que j’ai institué ce temps social pour ne pas perdre la face (celle du superviseur !), car j’ai très vite compris que de ce moment, elles en avaient besoin, et que pour preuve : elles s’en saisissaient, alors il fallait l’instituer, afin qu’il fasse partie du cadre, et c’est toujours le cas, cinq ans après, ce temps social est très riche et devenu pérenne. Si un jour, quelqu’un me remplace, il devra l’adopter. En analyse institutionnelle, c’est ce que l’on appelle un processus d’institutionnalisation.
Dans une posture de totale disponibilité, je les écoute évoquer des situations de travail , parler de certains bénéficiaires 2 , se donner mutuellement des conseils ou des mises en garde ; et malgré les apparences de « café du commerce », elles sont déjà dans un processus d’élaboration et d’élucidation du réel. Un travail praxique où le réel est traité par le symbolique. Pendant ce temps privilégié, j’occupe la fonction « moins un » (Lacan et Oury), fonction vacuolaire de l’institution, occupant durant ce temps une place vide permettant qu’il y ait « du jeu » - et du désir. Ainsi, sur un échiquier, même chinois, il faut qu’il y ait une case vide si l’on veut bouger les pièces !
Une fois passé ce moment, par un glissement du « moins un » au « plus un », je reprends les rênes de la supervision, en recentrant gentiment le groupe sur l’objet de notre travail : l’impact sur les professionnelles de leur relation avec les bénéficiaires. C’est un travail qui procède de l’allégement émotionnel et psychique, comme quoi, le superviseur que j’incarne est l’ouvrier d’entretien de l’outil de travail, à savoir ces personnes de bonne volonté, « petites mains du travail social » à domicile. Ainsi, et je le vérifie souvent dans mes divers lieux d’intervention : il y a une parole qui soigne de surcroit, elle fait effet de corps, c’est la fonction orthopédique de la supervision clinique institutionnelle, ce traitement institutionnel du transfert.
C’est la sixième année que j’écoute ces professionnelles et je ne peux que souligner combien elles sont courageuses, investies, patientes, et bien souvent inventives. Revers de médaille : elles sont également épuisées, découragées, exploitées et même parfois humiliées, car leur travail n’est pas apprécié à sa juste valeur, et le niveau des rémunérations n’en est pas le seul signe.
Pour un salaire du niveau du SMIC, les aidantes permettent à des personnes parfois très âgées de maintenir leur existence à domicile. Elles suppléent à des tâches que ces personnes n’ont plus la force d’assumer : maintenir un logement dans un état salubre, s’occuper du linge et des repas, aller à l’extérieur pour des achats alimentaires, aider dans les démarches administratives, faire la conversation, voire s’immiscer dans l’intimité des corps par l’aide à la toilette. Les AVS sont au cœur de la fonction phorique (portage de l’autre) et pour vivre pleinement cette fonction phorique, il faut soi-même être porté (soutenu) par l’établissement-employeur. La question de ce portage interroge la manière dont une institution peut devenir un espace d’accueil de la souffrance psychique, liée aux situations de travail, parfois effrayantes. Les sessions de supervision, à condition qu’elles s’inscrivent dans la durée, peuvent être une modalité de cet accueil.
Par cette suppléance dans la vie quotidienne, elles repoussent les limites du placement en maison de retraite ou en EHPAD, le plus souvent ressenti comme une menace damocléenne par les bénéficiaires. Le « vivre chez soi » se confond avec l’identité, et perdre cette possibilité est un drame dépersonnalisant qui accélère le processus de vieillissement. En outre, il faut savoir que l’EHPAD pathologise, et ce ne sont pas les professionnelles de ces structures qui prétendront le contraire. La plupart voudrait éviter ça à leurs propres parents.
Avec ces interventions à domicile, nous sommes là au cœur de la relation d’aide et il s’agit à chaque fois d’une rencontre entre deux sujets porteurs de leur historicité 3 , deux sujets singuliers qui au départ ne se sont pas choisis, mais qui peu à peu s’adaptent mutuellement à l’autre et finissent le plus souvent par s’apprivoiser. Bien sûr, il faut faire avec le Réel, parfois difficilement symbolisable, d’où l’importance d’une participation des professionnelles à ces instances de parole avec le tiers extérieur que je suis. Cette mise en acte de la parole fera sens et aidera l’aidant à domicile à se confronter au réel du grand vieillissement, tout ce qui nécessite le soin quotidien des corps défaillants, à la maladie, aux pulsions, et à tout ce que peut induire la relation de dépendance, laquelle, et qu’on le veuille ou non est potentiellement mortifère du fait de la dissymétrie des places : autonomie de l’un, hétéronomie de l’autre. Pour rester dans la bientraitance, l’AVS se conscientisera par rapport à cette dissymétrie des places de chacun.
Dans ce travail, il faut du soin et du lien. L’aide à domicile – métier quasiment neuf - inaugure une nouvelle clinique du lien social, et si cette profession – compte-tenu du vieillissement de la population - est souvent vantée comme métier d’avenir ; c’est que, et compte-tenu du niveau des rémunérations, le double discours hypocrite et sociétal est vraiment sans limites. Il n’en reste pas moins que les contours et les problématiques spécifiques à ce nouveau métier demeurent encore flous, ce qui nécessite maintenant une théorisation fondée sur les savoirs expérientiels des aidantes. L’aide à domicile est une praxis d’utilité sociale qui permet une prise en charge des personnes dépendantes, et cela au moindre coût. Le placement en institution a un coût social beaucoup plus important.
A leur insu, ces professionnelles sont dépositaires d’un savoir multiréférentiel, fondé sur l’expérience. Ce sont elles qui savent, et pas toujours les employeurs qui pour la plupart méconnaissent la réalité vécue par sa base, et sont, malgré leur bonne volonté, trop souvent encombrés d’endoxalite 4 chronique et de représentations normatives, voire bureaucratiques. Ces établissements (tous en concurrence, le vieillissement étant devenu un marché !) et autres grandes fédérations de l’aide à domicile auront beau essayer de normer ce métier dans des modélisations (la démarche-qualité en est un exemple paradigmatique !), ils n’y arrivent pas, car chaque situation étant unique, il est difficile de codifier. A minima, devrait être écrite une charte éthique à laquelle se référer. Dans bien des endroits, une telle charte permettrait aux jeunes professionnelles de s’orienter dans leur agir tout neuf.
L’aide à domicile procède d’une rencontre (la tuché aristotélicienne) entre deux sujets, entre deux histoires de vie, entre deux générations, qui vont essayer de mutuellement s’apprivoiser, de rechercher une collaboration la plus agréable possible, afin de contrer les effets délétères du vieillissement et de la dépendance. Souvent, la visite de l’AVS sera le point de repère le plus important de la journée, temps social unique où le bénéficiaire va vivre pendant un moment une relation humaine, pouvoir se confronter à de l’altérité. Il y a des personnes qui pendant des années ne sortent jamais de chez elles, ce qui n’est pas sans évoquer un placement…à domicile !
En outre, il faut savoir que c’est un travail qui expose les professionnelles à des risques. La confrontation quotidienne à la souffrance peut générer des effets insidieux que l’on pourra observer chez la plupart des aidantes. Mal de dos, angoisse de ne pas être à l’heure chez le bénéficiaire, routine ennuyeuse, sentiment fréquent de dévalorisation, irritabilité, fatigue chronique, dépression et son cortège de nuits d’insomnies…comme autant de conséquences de l’assomption de cette place singulière.
De ce mal-être, la plupart des établissements et fédérations d’aide à domicile n’en veulent rien savoir 5 , et, si l’AVS se plaint, on la renverra à questionner son professionnalisme et sa responsabilité individuelle dans cette souffrance : pour être efficace, efficiente, l’aidante ne devra pas se disperser, s’en tenir au cadre, et éviter une relation trop personnelle avec le bénéficiaire, car il ne saurait y avoir de place pour les états d’âmes. Il y a en filigrane comme un slogan généralisé, un mot d’ordre princeps érigé en dogme : « Ne pas s’attacher aux bénéficiaires, éviter les émotions et les affects, se concentrer sur les tâches observables du quotidien, primat du « faire » au détriment de « l’être avec ». »
Cette consigne généralisée – injonction paradoxale - nie la dimension relationnelle, interdisant de fait aux aidantes d’exprimer librement leurs éprouvés, ne leur permettant pas d’évoquer l’aspect émotionnel pourtant consubstantiel à ce travail, que l’institué le veuille ou non. La dimension transférentielle est complètement occultée. Il me plait de penser que nous touchons là peut-être à la cause apocryphe de ces médiocres rémunérations, comme un leitmotiv enfoui dans l’inconscient institutionnel : la part relationnelle du travail n’étant pas reconnue, elle ne saurait donc être rémunérée. C’est en tous cas mon interprétation et, bien qu’iconoclaste et provocatrice, elle est partagée par les participantes du groupe de supervision, lequel, avec le temps, est devenu un groupe-sujet et instituant.
Ecoutons Amélie, AVS expérimentée, elle a une trentaine d’année : « Cette personne que je visite presque chaque jour pendant une heure, et depuis deux ans, est de plus en plus envahissante. Elle m’a dit : « Vous me faites penser à ma fille quand elle avait votre âge » ; et elle voudrait que je la rencontre. Elle m’a demandé ce que je faisais le week-end, et m’a proposé de venir boire le thé et jouer aux cartes, le dimanche après-midi. Lorsque j’arrive chez elle, elle est derrière la porte, c’est très intrusif. Elle dit : « Ah vous êtes là ! ». On a l’impression qu’elle m’attend comme le Messie. En même temps, elle est gentille, elle m’aime bien, je me sens attendue, désirée, elle me fait même la bise ! »
Voici une illustration d’un transfert , lequel, même s’il demeure le concept-clé de la psychanalyse, n’est pas l’apanage de la relation psychanalytique. Dès qu’il y a une relation humaine, il y a transfert, il sera positif ou négatif, et même parfois ambivalent. Il s’agit là d’un déplacement d’affects, ça se passe au niveau émotionnel, et dans ce transfert, le bénéficiaire assigne parfois l’aidante à une place singulière qui n’est pas sans rapports avec des prototypes infantiles réactivés dans la relation avec un sentiment d’actualité très marqué. Ces prototypes sont le plus souvent des imagos 6 maternelles ou paternelles, la relation inconsciente du sujet avec ses figures parentales réinvestie dans le transfert. Parfois, et comme nous l’avons vu, c’est l’inconscient à ciel ouvert : « Vous me faites penser à ma fille. »
C’est cette relation de dépendance qui fait le lit du transfert, c’est aussi parce que l’AVS incarne cette personne qui permet à une personne âgée de pouvoir vieillir chez elle, alors, pour quelqu’un de vulnérable et fragile, rivé à son domicile, c’est une place d’exception. Dans la conscientisation de cette relation transférentielle, l’aidante devra prendre garde à ses velléités d’omnipotence, et ne surtout pas s’identifier à cette professionnelle idéale qui comblerait tous les désirs du bénéficiaire. Elle devra assumer son incomplétude, accepter d’être parfois manquante, et veiller à ne pas se prendre pour un grand Autre tout puissant.
L’AVS est au cœur de l’intime du sujet, et dans toutes ses composantes. Elle sera souvent confidente, parfois témoin des dysfonctionnements familiaux, ou encore confrontée à des pulsions paroxystiques où elle se sentira – à juste titre – maltraitée. Lucie (aidante non diplômée, 40 ans) nous a raconté avec beaucoup d’émotion l’agression verbale dont elle fut victime de la part d’un bénéficiaire : « Je vais souvent chez Mr G., je l’emmène dans ma voiture faire des courses à la supérette. Nous rentrons, et je me lance dans le ménage. Mr G. est handicapé et le plus souvent en fauteuil roulant. Je dois aussi l’aider à s’habiller, je lui prépare ses repas, je fais la vaisselle, son lit, le linge. Mr G. a des problèmes d’élocution à cause de son dentier qui est inadapté, et comme je ne comprends pas toujours ce qu’il me dit, je le fais répéter et ça l’énerve. Hier, j’arrive chez lui, il est assis sur le canapé et ne répond pas à mon « bonjour ». J’ai senti que quelque chose n’allait pas. Il réclame son pantalon qui est sur l’étendage. Je lui amène, un peu décontenancée par son attitude de froideur. Hors de lui, d’un coup, il se met à hurler après moi. Je lui dis : « Mr G. il faut me parler plus gentiment ou je m’en vais ». Il me répond : « Si tu n’es pas capable de travailler, laisse ta place aux autres ! »
Alors, je suis partie, je me sentais mal, je n’avais pas pu faire mon travail. La bénéficiaire suivante fut un vrai soulagement tant elle fut accueillante avec moi, ça m’a peut-être empêché de démissionner. Ensuite, j’ai téléphoné au bureau pour les prévenir de l’incident. Elles m’ont dit : « tu n’iras plus chez lui. ». De toutes façons, je ne voulais plus y retourner mais je ne me sentais pas nette avec ce qu’il s’était passé, ça m’angoissait d’y penser. »
Il est indéniable que si la situation relationnelle s’est dégradée, ce n’était pas de son fait, et c’est pourtant encore elle qui culpabilise de n’avoir pas pu faire son travail ; comme quoi l’espace langagier de la supervision n’est pas un luxe, et qu’il minimise les risques psycho-sociaux au travail. Dans cette institution, c’est dans ce seul espace de supervision où la dimension relationnelle peut être au centre des interlocutions, en dehors, ce n’est jamais parlé. Cette méconnaissance de la dimension humaine dans l’aide à domicile accentue le sentiment d’indignité et de dévalorisation des aidantes. Elles ont souvent la conviction que l’établi voudrait les conforter dans un rôle de femmes de ménage, alors qu’elles font parfois face avec beaucoup de professionnalisme, à des situations très complexes, à des pathologies (mentales et/ou physiologiques) parfois très lourdes : démences séniles, psychoses vieillissantes, paraplégies, Alzheimer, Parkinson, scléroses en plaques ; les corps en délire, symptômes de ce détraquage de la vieillesse…en d’autres termes : entropie.
Ecoutons Christine (AVS, 50 ans, elle travaillait avant en CHRS), une femme d’expérience, animée d’une éthique de la bonne volonté qui honore ce métier. J’ai envie de dire qu’elle incarne ce métier dans ses plus hautes exigences, alors qu’elle se sent souvent dévalorisée dans ses savoirs et savoir-faire : « Une vieille dame avait reposé toute sa confiance en moi. Elle m’a mis dans une position de substitut parental, elle attendait tout de moi, elle était très demandeuse. Je lui faisais ses papiers, ses comptes. Elle fermait toutes ses portes à clés, et elle vérifiait sans cesse si les portes étaient fermées. Un jour, elle m’a accusé d’amener des araignées chez elle. Elle souffrait d’une pathologie mentale d’un type paranoïaque avec des délires de persécution. Il me fallait sans cesse la canaliser, faire diversion par rapport à ses obsessions ménagères. Je suis AVS, la formation m’a aidé, mais là, je n’en pouvais plus. J’ai demandé à des collègues de me relayer. Je devenais obsédée par elle. Alors, avec cette dame, j’ai décidé d’arrêter, j’étais trop impliquée, il fallait poser des limites. J’étais avec elle depuis quatre ans. Elle avait trouvé mon numéro de téléphone dans l’annuaire, elle voulait que je vienne la voir en dehors de mon temps de travail, elle m’en demandait de plus en plus, et en plus elle était excessive et maniaque. Un jour, j’ai failli être agressive avec elle, j’ai eu peur de devenir maltraitante, alors, j’ai arrêté. ».
Le travail à domicile est très singulier, et le franchissement des limites de l’intimité a des conséquences qu’il faut savoir apprécier, et parfois contrecarrer en disant « non ». Les professionnelles doivent apprendre à poser ces limites, et je pense notamment aux plus jeunes engagées dans ce métier, que l’on envoie le plus souvent « au front » et se retrouvent dans des situations complexes alors qu’elles ne connaissent rien. Ce que l’on ne ferait pas avec des bébés en crèche, pourquoi le fait-on couramment avec des personnes âgées ?
Les professionnelles doivent pouvoir opposer un « non » à des demandes excessives et non fondées, si elles veulent sauvegarder le cadre de l’intervention et si elles ne veulent pas s’épuiser et tomber malade. Le taux d’absentéisme pour maladie est d’ailleurs un bon indicateur de la souffrance au travail.
Quant à la dimension institutionnelle, elle se réduit au pragmatisme, au pratico-pratique (le « faire »), à la logistique, l’organisation et la gestion d’emplois du temps, et d’éventuels remplacements. Si ces prérogatives organisationnelles sont nécessaires, cela ne saurait suffire, et ce serait réducteur si l’on veut comprendre ce que l’on fait et si l’on veut donner sens à son action. On ne peut pas se limiter à une conception bureaucratique de l’aide à domicile, car il s’agit d’humains qui en rencontrent d’autres dans une relation d’étayage. L’établissement devrait produire du sens, se doter d’une charte éthique, et en proposer une lecture guidée aux nouvelles embauchées, susciter des questionnements, traiter chaque situation au cas par cas, montrer une direction afin de ne pas laisser dans la déréliction les aidantes dans la mise en œuvre de leur mission. Actuellement, et c’est cette période nihiliste qui l’induit, les institutions du médico-social sont ramenées à la peau de chagrin de l’établissement. On ne connait plus que la gestion, au détriment de l’humain. Il y a manifestement un manque d’ambition et beaucoup de pessimisme.
En outre, les temps d’aide à domicile accordés par l’allocation sont le plus souvent trop courts (voir le scandale de ces interventions de trente minutes !), dans le meilleur des cas, deux heures par jour pour des personnes dépendantes (GIR 1 et 2) 7 ,cumulant parfois des incapacités physiques et des problèmes psychiques. En outre, on peut déplorer le manque de formation des aidantes, si elles veulent appréhender correctement ce travail difficile et pénible, où se conjuguent les compétences aux multiples tâches de l’aidance ménagère, à une aptitude à aider les corps dans les gestes intimes de l’hygiène, à accueillir l’autre dans sa dimension psychique et ses débordements pulsionnels, par lequel le « savoir être avec » sera la pierre angulaire d’une véritable alliance.
Et dire que la plupart de ces établissements nient l’importance de l’aspect relationnel ! Le monde marche vraiment sur la tête ! Si ces constats renvoient à la responsabilité des associations d’aide à domicile, ça interpelle surtout l’Etat dont la main droite, technocratique, veut ignorer ce que fait la main gauche, c’est-à-dire les travailleurs sociaux. Dans l’idéal, compte tenu des enjeux liés au vieillissement de la population, il faudrait mettre en place des politique sociales ambitieuses, en phase avec les besoins des personnes. Comme le disait Aline hier, à la fin de la session de supervision : « On prolonge la vie des vieux, c’est bien, mais pourquoi faire ? Comment ? A quel prix ? C’est quoi, ce métier ? Il ne se réduit pas à du ménage ! »
La société va de plus en plus requérir les services de ces Auxiliaires de vie. De toute urgence, ce travail devra à l’avenir être valorisé afin qu’il soit plus attractif, car le besoin de professionnelles sera de plus en plus important. Il faut que ce métier soit mieux considéré dans les représentations, les AVS ne sont pas des femmes de ménage ; dans le même mouvement de revalorisation, les salaires devront être réévalués à la hausse, être du même niveau que celui des Aides-soignantes. De même, il faudrait qu’il y ait plus de personnel pour avoir la possibilité de travailler en binôme face à des situations difficiles, et pouvoir prendre le temps nécessaire à la satisfaction des besoins des personnes aidées, ne plus, dans l’angoisse, être rivé à la montre, hanté par l’écoulement temporel. Dans cet idéal sociétal, ça voudrait dire que les « vieux » seraient mieux considérés. Or, nous vivons dans un monde d’images et de représentations, où l’on cultive l’illusion du jeunisme, et, au-delà des discours hypocrites des politiciens, il sera toujours préférable d’être blanc, jeune, riche, beau et bronzé toute l’année, plutôt que vieux, pauvre et arabe. Il est vrai que les vieux font un peu désordre, ils sont inesthétiques, improductifs, ils ne servent plus à rien, et pire, ils coûtent ! Alors on les relègue en institution, les plus chanceux resteront à domicile, il faut bien qu’ils soient quelque part.
Le problème est politique et dans une société fondée sur l’humain et non sur la gestion, nous pourrions vivre dans cette utopie créatrice qui nous permettrait de passer de la prise en charge à la prise en compte. 8
(Le 14/02/2020) Serge Didelet, psychanalyste et superviseur d’équipes.
1 Un Auxiliaire de Vie Sociale (AVS) est un professionnel chargé d'aider une personne en difficulté, malade ou dépendante, à accomplir les tâches et activités de la vie quotidienne. Il lui apporte également un soutien moral dans sa vie de tous les jours. Il existe une formation et un diplôme : le Diplôme d'État d'Auxiliaire de Vie Sociale.
2 Bénéficiaire est l’expression consacrée, et elle est inappropriée. En EHPAD, il s’agit de résidents. A chacun son euphémisme. Le champ médico-social qui a peur des mots, adore les euphémisations. Bénéficiaire ? Le travail des AVS serait un bénéfice en nature ?
3 L’historicité (phénoménologie) est la façon dont le sujet comprend son histoire. Il s’agit de l’ensemble des facteurs constituant l’histoire personnelle du sujet et la signification affective qu’il attribue aux évènements de celle-ci, d’où son importance en psychiatrie.
4 L’endoxalite est un néologisme « Ouryen », c’est la soumission à la Doxa, à la pensée dominante, c’est-à-dire l’opinion publique. L’endoxalite est au service de l’idéologie dominante et va de pair avec la normopathie.
5 Je n’évoque pas particulièrement l’établissement pour lequel je travaille comme superviseur, on peut déplorer que c’est un constat généralisable à la plupart des associations ou fédérations d’aide à domicile.
6 Imago : prototype inconscient de personnages qui oriente électivement la façon dont le sujet va appréhender autrui. Il s’élabore dans la petite enfance et dans le milieu familial.
7 Le GIR (groupe iso-ressources) correspond au niveau de perte d’autonomie d’une personne âgée. Il existe six degrés, le GIR 1 est le niveau de perte d’autonomie le plus fort, le sujet est complètement hétéronome et le plus souvent grabataire.
8 Où l’Aide à domicile aurait enfin ses lettres de noblesse…
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