mercredi 12 juillet 2017
Les limites du bénévolat ou quand faire le bien, ça fait mal !
« Il n’est de pire tyrannie que de vouloir le bien d’autrui », E. Kant
Ils sont des milliers en France, les bénévoles, ils sont touchés par la situation de tous ces hommes, de toutes ces femmes, de tous ces enfants, jetés sur les routes incertaines du monde et qui ont posé le pied sur le sol européen pour trouver la paix et tenter de reconstruire leurs vies qu’ils ont sauvé in extremis. Pour les rescapés du voyage sans retour, la « terre promise » n’est pas au rendez-vous du projet qu’ils avaient imaginé en arrivant aux pays de l’opulence. La corne d’abondance est tarie.
Alors, tous ces bénévoles se sont mobilisés pour apporter soins et réconfort aux exilés de la guerre, de la famine, du climat qui ne tourne plus rond… Tous donnent de leur temps, de leur capacité à mobiliser la générosité des citoyens pour des dons alimentaires, vestimentaires, scolaires, ils se proposent pour des cours d’alphabétisation, pour accompagner les personnes aux « restos du cœur », ils sont les artisans d’un engagement qui aide les institutions à améliorer le quotidien des personnes migrantes. On peut le dire, ils nous aident bien à remplir sereinement, autant que possible, les missions que la société nous confie, ils sont le complément des besoins que nous n’arrivons pas à couvrir, eu égard à des budgets en baisse.
Seulement voilà…, il y a l’engagement et le militantisme chez les bénévoles. J’ai collaboré avec des bénévoles lorsque je travaillais au CAOMI, auprès des enfants afghans, et la question de l’engagement n’a été que bénéfique autant pour l’institution que pour le public accueilli, parce que ces mêmes bénévoles ont saisi la question de la responsabilité qui incombe à chacun, « de quoi répondons-nous et à qui ? ». Pour cela, il y a eu rencontre. Ces temps d’échanges ont été ceux de la dimension institutionnelle, c’est-à-dire, comment ensemble, à partir de deux dimensions, le bénévolat et le professionnalisme, il a été possible d’agir pour le « mieux-être » des enfants et non pas pour la question de leur vouloir du « bien ».
L’expérience que je vis aujourd’hui, au sein d’un CADA 1 , avec le bénévolat n’est guère paisible et exige de la vigilance. Vigilance parce que la dimension n’est plus celle de l’engagement mais celui du militantisme. Rappelons que, selon le dictionnaire Le Littré, le terme « militant » renvoie dans sa première acceptation à un « Terme de théologie. Qui appartient à la milice de Jésus-Christ. », « Aujourd'hui, militant se dit dans un sens tout laïque, pour luttant, combattant, agressif. Caractère militant. Disposition, attitude militante. Politique militante. », l’étymologie du mot nous vient tout droit du latin, « militare » qui veut dire « militaire ». Bien sûr on pourrait me reprocher ici, de dévoiler une étymologie quelque peu radicale, cependant s’il y a radicalité à rappeler l’origine du mot « militant » c’est qu’il n’y a rien d’anodin dans le comportement des bénévoles que j’ai eu à croiser ces dernières semaines (et pour certains que j’ai rencontrés au CAOMI, la problématique militante se posait également). Seulement au CAOMI, cela était moins difficile à juguler, car il s’agissait d’un seul lieu et que le public était protégé par les droits liés à la protection de l’enfance. Très vite, le cadre de la rencontre a été posé.
Le CADA, au sein duquel j’exerce mon métier aujourd’hui propose des logements diffus, sur l’ensemble d’une petite ville samarienne qui compte environ 23 559 habitants 2 . Les personnes en demande d’asile sont hébergés, dans des logements loués auprès de bailleurs privés, collectivement, individuellement ou bien en famille. Il n’est donc pas toujours évident pour l’équipe éducative et l’institution d’exercer un contrôle sur les entrées dans l’espace institutionnel du CADA. Car, je le souligne, les logements ne sont pas la propriété des personnes hébergées, mais l’espace de l’institution, mandatée et financée pour l’accompagnement social, juridique, scolaire et sanitaire (entendons l’accès aux soins) des personnes en demande d’asile. Je souligne aussi qu’au moment de l’admission, les personnes signent un contrat de séjour et un règlement de fonctionnement (traduits dans leur langue) et que tout manquement aux cadres posés peut remettre sérieusement en question la demande d’asile. Je le précise parce que ces militants n’ont pas l’air d’en avoir clairement conscience. J’en veux pour exemple, que deux d’entre eux, tels des « supers héros », ont soustrait de son hébergement un homme sous peine qu’ils le pensent en danger avec ses deux compatriotes, sans en avertir l’équipe du CADA. Depuis trois semaines la personne ne se trouve plus là où elle doit se trouver et là où l’OFII 3 pense qu’elle séjourne ! La demande d’asile est clairement remise en question, CQFD !
Aussi, bonnes gens de bonne volonté, il faut se méfier de ses bons sentiments et de son bon cœur, c’est le premier signe d’alerte qu’il m’a été donné de repérer voire d’éduquer quand je suis entrée dans la profession d’éducateur spécialisé. Vouloir aider l’autre et sans doute moralement, hautement avouable mais la morale seule ne saurait être suffisante, il faut mettre un peu d’éthique dans tout ça !
Posons-nous alors et dès lors quelques questions… voici venir déjà une posture éthique, s’interroger… alors je vous pose la question… celle que Fernand Deligny nous a posé à nous, les éducateurs…
Que leur voulez-vous à ces hommes, ces femmes et ces enfants, venus de si loin, fuyant les guerres et les tortures ? Du bien… d’accord.
Seulement, vous semblez omettre et peut-être même ignorer qu’ils ont déjà des interlocuteurs quand ils sont éligibles à l’entrée dans un CADA, un CAO ou autre dispositif agréé par les services publics, les éducateurs spécialisés. Ces derniers ont pour mission d’accompagner les personnes autour de leurs droits et devoirs, et ce dans un cadre institutionnel fixé par la loi et financé par les impôts citoyens (dont les vôtres). Notre métier n’a rien à voir avec la vocation seule, dont l’étymologie selon toujours Le Littré nous renvoie à un terme provençal, « vocatio » puis espagnol, « vocacion », italien, « vocazione » et enfin latin « vocationem »,… Tous ces vocables pour dire « appeler » et je vous fais l’économie d’en rappeler l’histoire, à partir de cette première interprétation du mot « Action d'appeler, qui ne se dit qu'au figuré et en parlant des appels que Dieu fait à l'homme. »
Etre éducateur spécialisé, c’est un métier. Un vieux métier, qui a ses lettres de noblesse inscrites par des grands pairs, Deligny, Tosquelles, Oury entre autres.
Nous ne sommes donc pas appelés, mais formés et invités à inscrire nos « savoir-faire » dans un cadre légal et législatif. C’est à cette endroit même que la relation éducative trouve son origine et sa raison d’être. C’est l’espace indispensable à la fonction médiatrice au coeur même de la relation éducative. C’est ce qui vient faire coupure au sein même de notre jouissance qui peut se manifester par davantage de sympathie que d’empathie, par l’espoir fou de faire « le bien » pour l’autre, de répondre en plein dans le mille alors que l’on sait l’éternel ratage de la volonté d’éduquer. Tout éducateur le sait, Freud le lui a rappelé « éduquer est un impossible ».
Alors on accompagne, on écoute, on transmet… tout ça fabrique de l’éducation mais le sujet même décidera lui-même de sa validité à cette éducation, immédiate ou remise à l’on ne sait quelles calendes grecques. Parce qu’en plus de devoir trianguler, l’éducateur spécialisé est aussi frustré… Pas question pour lui d’en savoir davantage sur son efficacité éducative, parfois, il en sait quelque chose et souvent il ne s’attendait pas à tel ou tel effet.
Alors, non, nous ne sommes pas aseptisés comme le suggérait du haut de sa superbe, un bénévole militant qui devrait se poser plutôt la question de l’engagement, cette même question qui est la nôtre, à nous les éducateurs, qu’engage-t-on dans la relation? Non, nous ne sommes pas aseptisés, sinon il serait plus qu’urgent de quitter le métier. Nous sommes comme tout à chacun touchés, troublés, peinés mais comme le dit Joseph Rouzel, il s’agit pour l’éducateur de rendre professionnel, l’humain qu’il est. Et pour ça, il ne manque pas d’outils dans sa caisse à « savoir-faire », l’éducateur, la connaissance du cadre législatif, des missions qui lui sont confiées, du projet d’établissement, du projet éducatif. Il a à sa disposition une multitude d’espaces de médiation, son équipe, sa hiérarchie, les activités… En bref, c’est un professionnel qui a de la ressource.
Alors Mesdames, messieurs les bénévoles militants, n’ayez donc pas d’inquiétudes pour ces personnes qui ont l’air de redonner sens à vos vies… Elles ont traversé le monde sans vous, elles ont vécu l’inimaginable et je vous passe les détails de ce qui nous est donné d’entendre et de lire. Laissez-nous plutôt travailler, venons-nous vérifier si vous exercez correctement votre profession ? Laissez-nous plutôt collaborer avec les bénévoles engagés, ils ont compris eux, toute la gravité de vouloir faire le bien à tout prix et je veux leur rendre hommage ici.
Ceux-là ne s’emparent pas des papiers des gens pour faire les démarches à leur place, ceux-là ne viennent pas contrôler notre travail mais échangent avec nous sur les besoins auxquels nous ne pouvons répondre, ceux-là ne font pas de la délation auprès de la préfecture pour dénoncer les éducateurs (en les nommant) qui ne feraient pas leur travail, ceux-là sont de vrais partenaires indispensables à notre réseau…
Je vous laisse imaginer, mesdames, messieurs les bénévoles militants, l’effet que cela aurait si un quelconque quidam venait à s’emparer ou à photocopier vos papiers d’identité, vos documents de santé, de ressources… seriez-vous d’accord ? Seriez-vous d’accord, alors que vous êtes en entretien avec une personne dans un cadre professionnel, pour que l’on intervienne de manière inopinée et inappropriée ? Voudriez-vous pour ceux qui seraient enseignants, que l’on intervienne dans vos classes pour vous montrer comment enseigner ? Alors que vous avez une peur immense de l’eau, que celle-ci vous renvoie à une traversée mortelle, voudriez-vous qu’on vous oblige, pour votre bien, d’aller à la plage ? Seriez-vous d’accord alors que vous avez fui des milices, des régimes totalitaires et dangereux que l’on publie votre trombine sur les réseaux sociaux pour montrer que pour vous c’est la fête là où vous avez trouvé à vous protéger ?
C’est extraordinaire de faire le bien et d’en mesurer la dimension catastrophique dans l’après-coup ! Car oui, j’en veux pour exemple, combien cet homme afghan fut catastrophé et traumatisé de retrouver son visage publié sur Facebook et craignant que les talibans ne le retrouvent ou se vengent sur sa famille restée au pays. Mais vous avez fait le bien et en avez surtout fait la publicité… comment se portent vos égos ?
Alors si votre sensiblerie vous chatouille, comme l’écrivait si bien Fernand Deligny, il y a encore beaucoup de causes à défendre. Comme par exemple, la situation des migrants restés à Calais à qui l’on interdit l’accès à l’eau potable, pour lesquels il est défendu de témoigner de tout geste de solidarité, auxquels on confisque des couvertures… De l’inhumanité il y en a à foison dans notre pays des Droits De l’Homme, il y a les SDF que l’on n’héberge plus parce que la trêve hivernale est levée, il y a tous ces publics qui vivent de minima sociaux et que l’on accuse de paresse, il y a ces réfugiés qui n’ont pas encore de statut juridique leur permettant une mise à l’abri dans des CAO ou des CADA… Il y a de quoi faire du bien !
Alors, bravo et merci…
J’ai pris la plume de nouveau pour dire l’indicible bêtise à laquelle le « bien » nous invite parfois quand on ne réfléchit pas à la portée de ses actes.
Je l’ai prise parce que militante je l’ai été aussi plus jeune mais il y a eu le métier, il y a eu les rencontres avec tous les publics que j’ai croisés à qui j’aurais bien voulu leur « vouloir du bien » et qui m’ont rappelée à l’endroit où je devais me trouver, celui de l’empathie et non de la sympathie. Je devais les écouter et non pas souffrir pour eux. Et pour écouter, il me fallait faire silence en moi, attitude sisyphienne s’il en est, car l’écoute n’a rien d’inné, elle se convoque et parfois elle n’y est pas, alors on reporte la rencontre, sinon c’est tromper le sujet face à soi. C’est prendre pour soi cette histoire bien difficile qui est la sienne et le conduit à se coltiner la présence éducative.
J’ai pris la plume pour remercier l’engagement bénévole… Car que l’on ne s’y trompe pas, je n’ai rien contre le bénévolat, il nous est indispensable dans sa complémentarité et dans sa richesse dès lors que chacun est à sa place et tient son rôle !
Laurence Lutton
Educatrice énervante et énervée
1 - Centre d’accueil pour demandeur d’asile dont les missions sont définies par la circulaire n° NORIOCL1114301C
2 - Chiffres de 2014, sources INSEE
3 - L’office Français d’Immigration et d’Intégration est un établissement public placé sous la tutelle du ministère de l’intérieur. Ses principales missions sont : La gestion des procédures régulières aux côtés ou pour le compte des préfectures et des postes diplomatiques et consulaires, L'accueil et l'intégration des immigrés autorisés à séjourner durablement en France et signataires à titre d'un contrat d'accueil et d'intégration avec l'Etat, L'accueil des demandeurs d'asile, L'aide au retour et à la réinsertion des étrangers dans leur pays d'origine.
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