lundi 02 juin 2008
Écrivain belge, né à Lessines en 1934, Raoul Vaneigem est initialement connu pour sa participation à l’Internationale situationniste, entre 1960 et 1970. Un an avant les événements de mai 1968, il publie un Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations qui sert de référence à toute une génération de jeunes en rébellion contre la société bourgeoise et capitaliste. Le lien qui l’unit à Ducasse a été évoqué lors du précédent colloque de l’AAPPFID, auquel il avait été invité à participer. Refusant par principe ce genre de manifestation, celui que l’Internationale situationniste avait surnommé le Vampire du Borinage 1 n’en a pas moins livré une contribution où il expose son point de vue sur le poète de l’embouchure de la Plata, en insistant sur son actualité et son inscription dans le monde par la révolte :
Le point de vue est sensiblement le même que celui qu’il défendait dans sa première recherche sur le Comte 3 .
Si l’on s’en tient aux publications tant soit peu accessibles, la relation Vaneigem-Ducasse a débuté par la rédaction d’un mémoire de licence, défendu en 1956 à l’Université libre de Bruxelles en vue de l’obtention du titre de licencié en philologie romane 4 . L’étudiant a été soutenu et encouragé dans son entreprise par sa professeure de littérature, madame Émilie Noulet, épouse Carner. Ce mémoire est dédié à la Dame, qui en avait assumé la direction.
Voici donc nommées les trois pointes du triangle intellectuel auquel ces quelques notes sont consacrées : le Comte, le Vampire et la Dame, pour ainsi détourner un titre de Vaneigem, Le chevalier, la dame, le diable et la mort, qui lui-même détourne sans doute le titre d’un ouvrage de Georges Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre 5 .
L’idée d’examiner de plus près ce rapport triangulaire m’est venue à la lecture des lettres envoyées par Vaneigem à Mme Noulet entre 1955 et 1964 6 : il y est amplement question de Ducasse. Un autre élément, plus anecdotique et sans rapport direct avec le Montevidéen, m’a aussi décidée à un tel choix pour l’édition barcelonaise du colloque aappfidien : c’est la relation de proximité qu’entretenait Émilie Noulet avec la Catalogne ou plutôt avec l’un des représentants de la culture de ce pays. Elle fut en effet la seconde épouse de Josep Carner (1884-1970), poète catalan qu’elle rencontra lorsqu’il était en poste à l’ambassade d’Espagne à Bruxelles, qu’elle accompagna en exil au Mexique entre 1939 et 1945, et dont elle traduisit plusieurs œuvres en français 7 .
Émilie Noulet (1892-1978) est connue pour ses études de critique littéraire consacrées notamment à Mallarmé et à Valéry, pour ne citer que les plus célèbres 8 . Elle enseigne à l’Université libre de Bruxelles de 1930 à 1962, avec une interruption de six ans, passés au Mexique. Ses cours sur la poésie moderne en France passionnent ses étudiants, qui lui vouent une grande admiration. C’est à eux que l’on doit, après son départ à la retraite, l’initiative de L’Alphabet critique , un ouvrage dont les quatre volumes rassemblent les articles qu’elle a publiés entre 1924 et 1964 9 .
Vaneigem ne fait pas exception et la première lettre qu’il envoie à sa professeure, le 23 mars 1953 – il devait être alors en première licence (troisième année d’université) –, témoigne du respect et de l’affection qu’il lui voue :
Vous êtes pour beaucoup d’entre nous, plus qu’un professeur, une amie. À cette amie, je me suis résolu d’écrire, peu soucieux des usages, en toute simplicité.
Il lui demande d’être juge de ses tentatives poétiques d’alors. Lautréamont n’apparaît que plus tard dans la relation épistolaire, lorsque Vaneigem reprend contact avec elle « à l’avant-veille d’un examen », qui pourrait bien être la défense de son mémoire de licence. Dans cette lettre, datée du 16 mai 1956, on apprend que, l’année précédente, Émilie Noulet avait accepté le sujet de mémoire choisi par l’étudiant et lui avait proposé son aide et ses conseils. Ce dernier, ayant entendu dire que le résultat n’est pas tout à fait du goût de la Dame, tente de lui expliquer pourquoi il a préféré se débrouiller seul :
J’ai voulu me passer de guide, me perdre à mon gré, rejoindre seul, au travers des marécages maldororiens, mon chemin ; et l’œuvre l’a entr’ouvert sous mes pas : imprécis, mal tracé, imparfait le long de mon travail mais valable, sans aucun doute : Isidore Ducasse représente l’image la plus achevée d’une prise de conscience humaine et esthétique.
Il tient surtout à la remercier de lui avoir permis de développer une relation intime et intense avec un être d’exception ; il ne cache pas son enthousiasme, la fascination exercée sur lui par le Comte, l’empreinte laissée sur sa vie :
Il faut que vous le sachiez, puisque je vous en suis redevable : un an avec Lautréamont m’a plus profondément marqué que les vingt-deux ans de mon existence. J’ai fait d’Isidore Ducasse mon seul, mon unique Ami, la pierre d’où l’on se contemple, s’abaisse et se juge. Mon orgueil et ma prétention se sont brisés devant son signe glacé. De la stricte intimité relève le désir d’affronter le Comte de Lautréamont. On dirige vers lui ses pas sur le sable de la solitude. Il vous écrase et vous étouffe seul : c’est une lutte, sans témoin, de chaque page, de chaque jour. Ces minutes écoulées le long de ma pensée, Maldoror et Ducasse et mon enthousiasme a des ongles de folie, comme devant l’au-delà une imagination crépusculaire. Comprenez-moi, je ne pouvais vivre autrement deux ans d’université, mes deux dernières années. Pas un instant cette atmosphère vivifiante n’a cessé de m’envoûter ; mais pourquoi insister ? Vous savez ce que c’est que vivre en compagnie d’un Être supérieur, impalpable, mystérieux, absent.
Il la remercie aussi de ce qu’elle lui a appris, de l’esprit dont elle l’a imprégné :
[…] c’est à vous seule que je dois le respect, l’amour passionné et la vue large auxquels j’ai désiré ne pas renoncer face à Lautréamont, comme jamais votre cours d’exégèse mallarméenne ne s’en était départi.
Il termine sa lettre en réclamant la sympathie sévère de sa juge 10 et en souhaitant recevoir de sa part des critiques constructives une fois l’épreuve achevée. Il clôt sur la formule de politesse suivante :
Avec cet espoir de réussir un jour à contempler avec tout l’amour et toute la vérité qui lui sont dus l’incommensurable génie de Lautréamont, je vous remercie, Madame, et vous prie […].
Cette lettre est bien représentative de la relation qui unit les trois protagonistes : même sans avoir lu les réponses d’Émilie Noulet à ces missives, on croit deviner que la sympathie sévère de la Dame est acquise au Vampire ; quant à la fascination exercée par le Comte, elle est plus que patente et détermine le mimétisme à la fois passionné et très personnel du Vampire. On ne peut s’empêcher d’évoquer l’attitude adoptée par les surréalistes français, qui vouaient à Lautréamont une vénération inconditionnelle 11 .
Je ne m’attarderai guère sur le contenu du mémoire, Paul Aron en a bien présenté les lignes de force dans sa communication au colloque de 2004 12 : il mettait en lumière sa vigueur et son originalité, le brio de son style, mais aussi la qualité de sa recherche bibliographique et l’importance de ses apports. Il précise à juste titre que l’important pour Vaneigem était d’établir une véritable filiation intellectuelle sur base de la révolte. Et c’est là, effectivement, que le mimétisme qui n’a pu manquer de saisir l’étudiant passionné dépasse la simple fascination pour aboutir à une véritable appropriation : le jeune Vaneigem se projette, il projette ses désirs et sa révolte dans son approche de l’œuvre ducassienne, il y puise aussi des forces et s’y ressource. C’est ce qui caractérisera par la suite sa relation avec le Comte, après cette phase de fréquentation intense et assidue. Aussi l’analyse de Vaneigem nous en apprend-elle autant sur Vaneigem lui-même que sur Ducasse. C’est également le cas de son Histoire désinvolte du surréalisme , qui correspond davantage à une mise au point situationniste sur le surréalisme qu’à l’histoire du surréalisme annoncée par le titre. Signalons au passage que ce petit ouvrage est signé du pseudonyme de Jules-François Dupuis, le dernier logeur de Ducasse, celui qui a signé son acte de décès.
Le projet de Raoul Vaneigem est de procéder à une analyse scientifique de l’œuvre d’Isidore Ducasse et de la saisir dans sa totalité et sous tous ses aspects 13 . Le point de vue qu’il adopte est résolument marxiste, il me semble important de le signaler. En effet, cette position annonce la radicalisation critique qu’il opérera par la suite au sein de l’Internationale situationniste, en même temps qu’elle prolonge le chemin déjà parcouru par le jeune Vaneigem, issu d’un milieu ouvrier borain foncièrement rouge et rebelle, et jadis membre de la Jeune Garde socialiste 14 .
Par ailleurs, l’audace et la liberté d’esprit du Vampire se manifestent dans la façon dont il aborde la composante sexuelle des Chants . Son langage sans fausse pudeur est souvent cru ; il n’hésite pas à appeler un chat un chat et, dans ce sens, il ne demeure pas en reste par rapport à son modèle. L’audace n’est pas que lexicale, elle réside aussi dans l’interprétation, à plus forte raison dans le cadre académique où elle s’exerce. Pour Vaneigem,
la malédiction de Maldoror résulte de son amour, de l’interdit jeté par les hommes sur l’amour fou et sur l’amour homosexuel.
Il a lu le psychanalyste Wilhem Stekel, et se base sur son étude, Onanisme et sexualité (Gallimard, 1951), pour expliquer les tendances homosexuelles de Ducasse par l’influence de son milieu, en l’occurrence la mort de la mère et le libertinage du père. Il précise en suivant Stekel :
Ainsi la source de l’amour maldororien se révèle dans un refoulement des composantes paraphalliques dont la sublimation partielle confère à l’œuvre un caractère nouveau et original. 15 (p. 61)
Ducasse aurait évolué de l’onanisme réprimé du Chant I à l’hétérosexualité insatisfaite du Chant III pour aboutir, peut-être, à l’homosexualité active. En tout cas, remarque Vaneigem, la parapathie s’affaiblit au cours de la rédaction du Chant IV . Cette interprétation est l’un des traits novateurs du travail de Vaneigem et l’une des raisons de la censure dont il a été l’objet. En effet, l’université, toute « libre » qu’elle se déclare (il s’agit de l’Université libre de Bruxelles), n’en joue pas moins son rôle institutionnel en refusant le mémoire pour outrances. Elle ne l’aurait accepté qu’après censure, nous dit Pol Charles 16 . Cette affirmation se voit confirmée par la confrontation de l’exemplaire photocopié des Archives et Musée de la littérature avec l’exemplaire microfilmé conservé à la bibliothèque de l’Université libre de Bruxelles 17 . Il s’agit manifestement de deux versions du même travail, dont les différences permettent de mesurer les réticences de l’institution presque cent ans après la publication des Chants .
La version expurgée (celle de l’ULB) comporte des améliorations formelles (orthographe, typographie, présentation, bibliographie) auxquelles on pouvait s’attendre au vu des libertés prises par Vaneigem avec les règles du genre. Les « Préliminaires », personnels et incendiaires, disparaissent purement et simplement, et un « Après-dire » très modéré apparaît en guise de conclusion. Il est cependant suivi de deux dialogues (simplement intitulés I et II) entre l’auteur du mémoire et son contradicteur, où sont exposés les idées et le point de vue que le premier défend. Les sondages effectués dans le texte montrent que les ciseaux du censeur ont largement taillé dans la matière, notamment dans le chapitre consacré à l’amour, où sont développées les théories évoquées précédemment : les allusions sexuelles trop directes ont disparu, ainsi que des passages entiers ayant trait à l’homosexualité. Par exemple, « les coqs et les poules se précipitent sur une femme, la renversent pour becqueter jusqu’au sang les lèvres gonflées de son sexe 18 » devient frileusement « les coqs et les poules se précipitent sur une femme, la renversent pour la becqueter jusqu’au sang. » Les citations de Lautréamont présentant ces caractéristiques ont été coupées : « Je leur conseillerai de sucer la verge du crime » (III, 5) 19 , par exemple, a bel et bien disparu. Mais la pudeur n’est pas que sexuelle : les déclarations excessives, amorales ou révolutionnaires ont également été supprimées. Par exemple, à propos de la famille Ducasse :
Dans la deuxième version, le point est placé après « Prostitution », la deuxième partie de la phrase (en caractères gras ci-dessus) est éliminée en même temps que la critique virulente de la famille qu’elle comporte. Ou encore, à propos du triste destin de Célestine-Jacquette Davezac, la mère d’Isidore :
Ici le point est mis après « souffrance » et toute la partie en caractères gras dans l’exemple a été remplacée par « Devant une situation devenue critique », proposition anodine s’il en est. On pourrait multiplier les exemples.
Quel rôle Émilie Noulet a-t-elle joué dans cette censure ? Je n’en ai trouvé aucune trace précise mais, quoi qu’il en fût, la relation entre l’ancien étudiant et sa professeure s’est poursuivie au-delà de l’université. La lettre suivante date du 16 octobre 1956, un bon mois après la défense du mémoire, plus que probablement reportée à septembre. Vaneigem y évoque deux nouveaux projets en rapport avec le Comte : un article qui lui a été commandé par la Dame (et qu’il promet pour décembre-janvier) et un projet de thèse de doctorat.
Le sujet de la thèse de doctorat n’est plus limité à Lautréamont, il est élargi à « La poésie de la révolte au xixe siècle », et porte sur Pétrus Borel, Isidore Ducasse et Arthur Rimbaud. Vaneigem expose ses intentions avec confiance et enthousiasme :
Une thèse qui poserait le problème des interactions « contenu social - formes esthétiques, idéologiques, linguistiques… » ; une étude dialectique qui des grèves de Lyon irait à la révolte contre la langue, remonterait historiquement l’histoire des hommes dans leurs actes, leur pensée, leur expression, par le reflet mouvant de trois figures de l’Homme : le Romantique, l’Anarchiste, le Nihiliste.
Persuadé de pouvoir mener à bien cet ambitieux projet, Vaneigem demande à Émilie Noulet de lui faire confiance et de lui accorder le sujet. Il est piquant de constater que, tout en proclamant son désintérêt pour le diplôme, le futur situationniste ne s’en déclare pas moins disposé à « rincer ses mots » pour s’assurer des bonnes dispositions de M. Mortier. Il y a donc tout lieu d’imaginer que Roland Mortier, l’éminent comparatiste et actuel membre de l’Institut de France, faisait partie du jury de mémoire et pesa de son poids dans le refus pour outrances.
Il faut ensuite attendre le 11 février 1957 pour que Vaneigem envoie à sa protectrice une première mouture de l’article demandé. Sans doute échaudé par l’incident de son mémoire, il s’excuse d’entrée de jeu pour son « style calamiteux », qu’il promet d’améliorer dès le mois suivant en fonction des annotations qu’Émilie Noulet voudra bien y apposer. Dans l’intervalle, il est en effet devenu professeur de français dans l’enseignement secondaire à Nivelles et son travail ne lui permet pas de consacrer à la recherche tout le temps qu’il souhaiterait.
Le 17 novembre 1958, Vaneigem, toujours déférent, reprend contact avec son ancienne professeure depuis la caserne de Nivelles où il remplit ses obligations militaires. Son article, à présent terminé, doit paraître dans la revue laïque bruxelloise Synthèses , mais la publication a pris du retard. Le conscrit s’en inquiète : la revue n’aurait-elle pas apprécié ? ne faudrait-il pas frapper à une autre porte ? L’article ne demande-t-il pas à être remanié ? Par ailleurs, il semble n’avoir pas abandonné son projet de thèse, bien que ce ne soit plus qu’« une grande machine […] qui se démène pour l’instant dans [sa] tête] comme un vautour auquel on aurait rogné les ailes. »
L’article ne tarde cependant pas à paraître dans la revue en question (décembre 1958). Il est solidement charpenté et son style s’est assagi pour s’adapter aux exigences scientifiques, tandis que le contenu prolonge et développe la dernière partie du mémoire de licence : il a trait aux Poésies et examine le problème de la relation entre les deux grands textes ducassiens. Pour Vaneigem :
Il situe les Poésies dans une perspective dialectique par rapport aux Chants . Reflets du contexte historique qui les a vus naître, ces deux petits recueils rejoignent les conceptions timides du mouvement Sircos-Damé, qu’ils dépassent en apportant une solution plus originale au problème de leur temps, « une solution déterminée, dit Vaneigem, à ne plus s’écarter du concret, de la lutte réelle ». Si Ducasse renonce à la violence des Chants , il reste fidèle au désir de faire accéder l’humanité à une vie meilleure, mais il est cette fois plus en adéquation avec la réalité du monde 23 . L’article se termine sur ces mots, qui privilégient l’interprétation politique :
Ducasse anarchiste ? La conclusion « séduit » François Caradec 25 et, bien qu’elle soit fustigée par Sylvain-Christian David 26 , elle n’en représente pas moins une hypothèse originale, déjà présente dans le mémoire de licence, que Vaneigem comptait développer dans la thèse de doctorat qu’il avait en projet 27 . D’autres apports issus du mémoire de licence et repris dans cet article ont également été soulignés par les critiques : François Caradec relève et approuve l’opinion de Vaneigem quant à l’homosexualité de Ducasse ; Frans De Haes et le même François Caradec épinglent la nouveauté de ses recherches concernant les revues La Jeunesse puis L’Union des jeunes , dirigée par Alfred Sircos, et L’Avenir littéraire, philosophique et scientifique , dirigée par Frédéric Damé 28 .
Les deux dernières lettres à Mme Noulet sont envoyées après une interruption de plusieurs années. La situation des deux correspondants a changé. Émilie Noulet a pris sa retraite en 1962, elle est devenue émérite et n’enseigne plus à l’université, mais elle poursuit ses activités de recherche. Quant à Vaneigem, toujours professeur à Nivelles, il est entré en contact avec Guy Debord en 1960 et fait désormais partie de l’Internationale situationniste. À partir d’août 1961, il écrit dans la revue du même nom et fait partie de son comité de rédaction à partir de 1962. Bien qu’appartenant à une avant-garde radicale dont on connaît la force et la virulence critique, il n’en reprend pas moins contact avec son ancienne professeure pour lui faire part des projets auxquels il n’a pas renoncé à propos d’Isidore Ducasse : « Depuis 1956, dit-il, je n’ai cessé d’être séduit par le problème de Lautréamont. » Il explique à Émilie Noulet les orientations qu’ont prises ses dernières recherches et il lui demande d’user de son influence pour soutenir sa candidature d’aspirant au Fonds national de la recherche scientifique. C’est la solution qu’il a trouvée pour pouvoir « donner forme à ces recherches » tout en conservant un gagne-pain. Trois « thèmes conducteurs » se dégagent de ses travaux : le pouvoir, son symbolisme et son langage ; le mensonge et son langage ; la vie quotidienne et sa poétique. Son idée principale est de « jeter les bases d’une méthode d’analyse littéraire en fondant sur l’expression de la vie quotidienne et de ses conflits la tentative d’un dépassement dont l’œuvre d’art est la cristallisation. » Tout en reflétant bien les dernières recherches situationnistes, le projet prolonge et élargit celui du mémoire en ce sens qu’ici aussi « il s’agit de suivre à travers l’œuvre les contradictions qui cernent la personnalité de Lautréamont aux prises avec les contraintes sociales, les mythes de son temps et la construction de sa propre vie. » Il va même jusqu’à promettre du nouveau sur la vie de Ducasse : « Pour ce qui est de la biographie, un extrait du Journal des tribunaux va, j’espère, me permettre d’éclairer certaines zones d’ombres. »
Il faudra attendre plus d’un an pour connaître la réponse à cette demande, censément relayée par Émilie Noulet : dans une lettre postée le 7 octobre 1964, Vaneigem, dont l’écriture et le style sont devenus nettement plus rapides et plus directs, fait savoir à la Dame que le FNRS a refusé sa candidature pour la deuxième fois consécutive et que ses espoirs dans ce sens sont définitivement déçus. Il ne manque pas de la remercier et de lui témoigner la même confiance que par le passé, mais il a encore une dernière demande à lui formuler : il veut trouver un moyen de quitter l’enseignement secondaire (« Je ne peux me résoudre, écrit-il, à perdre plus longtemps mon temps : organiser l’ignorance officielle me passionne très médiocrement. »). Sa dernière requête prend un tour fort peu institutionnel et très situationniste :
Pouvez-vous me conseiller ou m’aider à trouver une sinécure, un emploi qui me laisse la plus grande liberté ? Excusez du peu ! N’importe où, sauf dans la barbarie russo-américano-suédoise. […] Je peux au besoin fournir des thèses irréfutables sur n’importe quel point important d’histoire sociale, politique, artistique ou culturelle.
Le projet d’une vaste recherche sur Lautréamont est provisoirement mis de côté (« en attendant de rédiger un bon livre sur Lautréamont ») – celui du doctorat est définitivement écarté – et se voit remplacé dans l’immédiat par un ouvrage qui « s’il passe la rampe de l’édition […] fera quelque bruit ». Il s’agit sans doute du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations , qui ne paraîtra qu’en 1967 mais qui fera effectivement pas mal de bruit. Vaneigem promet à Émilie Noulet de lui en faire parvenir un exemplaire dactylographié aussitôt que possible, « bien que les idées en soient, selon toute vraisemblance, assez éloignées des [siennes] ».
Les dernières tentatives de prolonger le triangle intellectuel ont échoué. Émilie Noulet est à la retraite, Vaneigem finit par quitter l’enseignement, mais sans l’avoir décidé puisqu’il en sera expulsé, et surtout ses centres d’intérêt divergent de plus en en plus de ceux de la vieille Dame. Cette lettre semble avoir été la dernière, elle n’en reste pas moins tout imprégnée d’un respect sincère et profond.
Depuis lors, Lautréamont figure toujours en bonne place dans le panthéon vaneigemmien de la pensée vivante, aux côtés de Nietzsche, Marx, Hölderlin, La Boétie et Fourier. Son influence s’est approfondie, elle a été assimilée, intégrée. Devenue constitutive de Vaneigem et de son œuvre, l’ombre lumineuse de Ducasse plane sur tous les ouvrages postérieurs, comme en témoigne cette réflexion sur le bonheur datant de 2003, qui unit dans une même déclaration le souvenir vivace des Poésies et l’esprit situationniste :
Texte publié dans Les cahiers Lautréamont. Merci à l’auteur de nous autoriser à le reprendre sur Psychasoc.
1 Internationale situationniste , VIII, janvier 1963, p. 10. Lessines se trouve dans le Borinage, pays minier au sud de la Belgique.
2 Raoul Vaneigem, « Isidore Ducasse dans la clarté du jour », dans Cahiers Lautréamont , LXXI-LXXII, 2005, p. 305.
3 Dès le départ, Vaneigem est en effet « sensible à ce qu’il y a d’indissociable entre une évolution personnelle et l’évolution des sociétés » et « sans faire d’Isidore Ducasse un précurseur de la Commune, sans arguer de sa fréquentation possible des milieux blanquistes, [il ne peut] se défendre de pressentir en lui la conscience d’un changement radical où le crépuscule des Dieux et la déliquescence de l’homme destructeur annoncent l’émergence d’un monde nouveau ». ( Ibid ., p. 306.)
4 Vaneigem, Raoul, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont , mémoire de licence en Philologie romane, Université libre de Bruxelles, 1956. Sauf mention contraire, les références à ce travail renvoient à l’exemplaire photocopié conservé aux Archives et Musée de la littérature, à Bruxelles.
5 Hachette, 1981.
6 Elles sont conservées aux Archives et Musée de la littérature, Bibliothèque royale Albert Ier, à Bruxelles. Je remercie Frans De Haes pour son aimable concours.
7 Notamment les titres suivants : Nabi , traduit du catalan par Émilie Noulet et l’auteur, Paris, Corti, 1959 ; Coup de vent , drame en trois actes, traduit du catalan par Émilie Noulet et l’auteur, Bruxelles, l’Audiothèque, 1963 ; L’Ébouriffé , traduit de l’espagnol par Émilie Noulet et Roger Caillois, Paris, Gallimard, 1963.
8 Parmi les ouvrages qu’elle a publiés, citons : Paul Valéry : études suivi de Fragments des mémoires d’un poète , Paris, Grasset, 1938 ; L’œuvre poétique de Stéphane Mallarmé , Paris, Droz, 1940 ; Le ton poétique : Mallarmé, Verlaine, Corbière, Rimbaud, Valéry, Saint-John Perse , Paris, Corti, 1971 ; Le premier visage de Rimbaud , Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature française de Belgique, 1975 ; Un portrait de Paul Valéry , Bruxelles, Jacques Antoine, 1977.
9 D’après la biographie d’Émilie Noulet sur le site de l’Académie royale de langue et littérature ( http://www.academiedelitterature.be/academie-membre-noulet.php ).
10 « Soyez sévère, j’y consens de tout cœur, mais, je vous le demande, Madame, n’abordez pas mon mémoire avec antipathie. »
11 Parmi les nombreux exemples possibles, je me contenterai de citer les réactions à l’enquête lancée par Le Disque vert sur « le cas Lautréamont ». Dans une précédente intervention au colloque de l’AAPPFID, j’avais attiré l’attention sur l’attitude fondamentalement différente des surréalistes bruxellois et des surréalistes français par rapport à Ducasse-Lautréamont. Dans sa jeunesse, Vaneigem semble plus proche de l’attitude des seconds, mais, au fil des années, il évolue vers une position plus proche de celle des premiers. (Geneviève Michel, « Nougé-Lautréamont : le “cas” du Disque vert », dans Cahiers Lautréamont , LXXI-LXXII, 2005, p. 261-274.)
12 Paul Aron, « Lautréamont pour mémoire(s) » dans Cahiers Lautréamont , LXXI-LXXII, 2005, p. 288-291.
13 Raoul Vaneigem, « Préliminaires », dans Isidore Ducasse… , p. 5-6.
14 Raoul Vaneigem, Le chevalier, la dame, le diable et la mort , Paris, Le Cherche Midi, « Amor Fati », 2003, p. 55 : « […] le cortège braillard de la Jeune Garde socialiste, où je défilais en chemise bleue et foulard rouge. »
15 Raoul Vaneigem, Isidore Ducasse… , p. 61.
16 Pol Charles, Vaneigem l’insatiable , Lausanne, L’Âge d’homme, « Lettera », 2002, p. 103.
17 Bibliothèque de Sciences humaines, MEM T00972M.
18 Raoul Vaneigem, Isidore Ducasse… , p. 120.
19 Ibid. , p. 121.
20 Ibid. , p. 11.
21 Ibid. , p. 15.
22 Raoul Vaneigem, « Isidore Ducasse et le comte de Lautréamont dans les Poésies », dans Synthèses , décembre 1958, p. 243.
23 Ibid. , p. 247.
24 Ibid. , p. 249.
25 François Caradec, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont , Paris, La Table ronde, 1970, p. 210, note 1.
26 M. David signale en effet plusieurs affirmations réactionnaires dans les Poésies . (Sylvain-Christian David, Isidore Lautréamont , Paris, Seghers, « Mots », 1992, p. 177-178.)
27 Voir lettre du 16 octobre 1956.
28 Vaneigem serait le premier à avoir consulté ces revues et à avoir remarqué que L’Union des jeunes avait ses bureaux juste à côté de la librairie Gabrie, futur dépositaire des Poésies . (Frans De Haes, Images de Lautréamont. Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. Histoire d’une renommée et état de la question , Gembloux, Duculot, 1970, p. 25-26 ; François Caradec, Isidore Ducasse… , p. 208 et 210.)
29 Raoul Vaneigem, Le chevalier… , p. 85.
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