mardi 29 mai 2012
La peau, elle scie: ça serre à rien 1
« « Il faut donc bien que la sorcière s'en mêle » (Goethe, Faust). Entendez la sorcière métapsychologie. Sans spéculer ni théoriser – pour un peu j'aurai dit fantasmer - métapsychologiquement, on n'avance à rien. »
S. Freud, « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin », in Résultats, idées, problèmes II , PUF, 1985.
Avant de m'expliquer sur mon titre énigmatique, j’aimerai pour commencer, rendre hommage à Rafah Nached. Qui c’est ? me direz-vous ? J’ai rencontré cette femme à Damas, à la Toussaint 2010, lors du colloque « Féminin et mystique dans la psychanalyse », qu’elle avait organisé, en commun avec l’Association de psychanalyse Jacques Lacan (APJL). Rafah a 67 ans. Elle a créé l'École de psychanalyse de Damas et formé des dizaines de cliniciens en Syrie et au Liban. Le 10 septembre 2011 elle a été arrêtée à l’aéroport alors qu’elle allait soutenir sa fille qui accouchait à Paris. La cause de cette arrestation est sans doute que, très affectée par ce que vit le peuple syrien depuis de longs mois, elle fait ce qu’elle sait faire en tant que thérapeute : elle crée des groupes de parole pour que l’angoisse, la peur, le désespoir puissent se dire. Rien de révolutionnaire, apparemment; mais suffisamment pour les autorités, d'autant plus qu'un journaliste de l'AFP s'en fait l'écho et que ça se sait au-delà des frontières syriennes. Pour le pouvoir en place et les barbares qui l’occupent il faut croire que la parole est subversive. La parole, en effet, ça sert à rien, et c’est bien cet inutile qui fait si peur aux gouvernants. « L'être humain parle tout le temps. Nous parlons éveillés,; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse... L'homme est l'homme en tant qu'il est celui qui parle » (Martin Heidegger, Acheminement vers la parole , Gallimard, 1976). Briser la parole, enfermer les parlants, c'est donc une tentative de détruire l'humain. Si les citoyens se mettent non seulement à parler, mais à SE parler, où va-ton ? SE rencontrer, SE parler, SE raconter des histoires... Quoi de plus inutile en effet? Et pourtant c'est ce SE là qui fait si peur... parce que c'est ce SE là qui tisse le lien social.
Enfermée à la prison des femmes et enfants Rafah demande des crayons de couleur aux matons pour les petits pour qu'ils puissent donner forme à ce qu'il éprouvent, et elle refait des groupes de parole avec les mères. Dans la foulée, elle attaque la traduction en arabe du séminaire de Lacan Le Sinthome, qu'elle a emporté dans ses bagages pour Paris. Se pose alors une énigme de traduction : « Dans l'espace qui s'ouvre entre l'arabe et le français apparaît un peu mieux l'ombre de la chose qui ne se laisse saisir ni par l'arabe, ni par le français ». (Ouvrage d'hommage, Rafah Nached, Psychanalyse en Syrie, APJL/érès, 2012)
Cette « ombre de la Chose qui ne se laisse pas saisir », qu’évoque Rafah, qui marque toute traduction au sceau de la trahison, c'est ce qui fait signe de la castration. C'est le pas-tout de Lacan, ce qui le pousse à énoncer son fameux « il n'y a pas de rapport sexuel ». Entre deux cercles d'Euler en intersection, il y a une vacuole, un point qui se présente comme à la fois faisant partie de l'un et de l'autre, mais que l'on peut aussi penser comme vide, une échancrure, une ombre.
Cette ombre c'est aussi celle de la chose qui apparaît entre le poème et la compréhension, entre sens et signification. Il y a chez l'humain une volonté increvable de comprendre, volonté à laquelle le poème fait échec. Il y a un « hiatus irrationnalis ». C'est d'ailleurs le titre d'un poème que Lacan jeune, alors qu'il fréquentait le groupe surréaliste, publia en 1933 dans Le Phare de Neuilly (tout un programme). Le poème n'est pas très bon, trop imité de Mallarmé, et puis Lacan est trop préoccupé par son « démon pensant », mais il porte quand même en germe les linéaments que le Lacan psychanalyste développera plus tard tout au long de son œuvre. On y voit poindre non pas l'ombre de la Chose, mais ce qu'il désigne comme les Choses. L’ombre viendra plus tard.
Choses, que coulent en vous la sueur ou la sève,
Formes, que vous naissiez de la forge ou du sang,
Votre torrent n’est pas plus dense que mon rêve ;
Et, si je ne vous bats d’un désir incessant,
Je traverse votre eau, je tombe vers la grève
Où m’attire le poids de mon démon pensant.
Seul, il heurte au sol dur sur quoi l’être s’élève,
Au mal aveugle et sourd, au dieu privé de sens,
Mais sitôt que tout verbe a péri dans ma gorge,
Choses, que vous naissiez du sang ou de la forge,
Nature, - je me perds au flux d’un élément :
Celui qui couve en moi, le même vous soulève,
Formes, que coule en vous la sueur ou la sève,
C’est le feu qui me fait votre immortel amant.
H.-P., août 29
Jacques Lacan
Le phare de Neuilly, 1933.
La poésie, qui jaillit là où la peau, elle scie, ça sert à rien et pourtant ça serre... à rien. C'est un point d'inutile mais qui produit le serrage de l'ombre de la chose. Entre poème et sens, il n'y a pas de rapport textuel. Un poème c'est comme la rencontre de hasard d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection, pour reprendre une image baroque du Comte de Lautréamont. « Les mots font l'amour », disait André Breton. Autrement dit entre deux signifiants (S1--> S2), entre deux mots, malgré une tentative incessante, il n’y a pas de rejointure possible, ça ne fait pas le joint. S’ouvre un gouffre dans le sens, la place du non-sens. La signification est là pour émailler un semblant, jeter un voile sur le gouffre qui s'ouvre dans « l'antre-deux ». C'est aussi la place du sujet, là où il se faufile, dans les anfractuosités de la langue: lapsus, oublis, bafouillages et bavardages. C'est sur ce point qu'à la fin de sa vie Lacan attirera notre attention, en nous invitant à nous faire poètes dans l'interprétation. Non pour imiter les poètes, mais pour se tenir au plus près de cette source jaillissante et frémissante de la langue. C’est aussi dans cette veine en 1970, lors de son voyage aux USA, qu’il propose à des interlocuteurs américains, complètement médusés, une définition de l’inconscient, la meilleure qui puisse être, précise-t-il.
« The best image to sum up the inconscious is Baltimore in the early morning » (La meilleure image pour résumer ce qu'est l'inconscient, c'est Baltimore au petit matin. (Lacan, Conférence de Baltimore, 1970.)
Dès son 2 e séminaire sur le moi, Lacan donnait le ton : « Les poètes, qui ne savent pas ce qu’ils disent, c’est bien connu, disent quand même toujours les choses avant les autres. Je est un autre. » (Lacan, Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse , Seuil, 1978.)
« Je est un autre ». En reprenant cette célèbre citation de Rimbaud, Lacan non seulement rend hommage au poète, mais lui accorde ce temps d’avance. Ce temps de l'inutile, ce temps de la vacance, du hors sens, du hiatus irrationnalis , sans quoi ni le temps, ni l'espace, ni le sens ne sauraient être habités. C'est du lieu d'un non-lieu, du lieu de ce qui n'a pas eu lieu, que le poème jaillit. Le poème, emportant avec lui le poète, veut avoir lieu. Ce faisant il se divise comme il divise celui qui s'en fait le serf: d'un côté des signifiants, de l'autre, l'ombre de la chose.
«
La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit,
n'a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas : suis-je regardée ?
», énonce le mystique Angelus Silesius, dont Heideggger fit grand cas. ( C.W., I, 289,
Cherubinischer Wandersmann oder Geistreiche Sinn- und Schlussreime zur göttlichen Beschaulichkeit anleitende,
édité en 1657, et qui est constitué de 1676 distiques et 10 sonnets)
Revenons sur mon titre: la peau , elle scie: ça serre à rien. On pourrait ajouter, dans la peau de l'être, la peau elle scie et ça serre à rien.
D'abord la peau, elle vient de la mère. Il existe un tableau de Dali, étrange. Déjà rien qu'au titre: « Moi-même à l'âge de six ans, quand je croyais être petite fille, en train de soulever avec une extrême précaution la peau de la mer pour observer un chien dormant à l'ombre de l'eau » (1950; huile sur toile). La peau de la mère! Une petite fille soulève la surface de la mer comme une peau et sous cette peau dort un chien. La mère, que ça soit clair, il faut lui faire la peau. Mais gaffe au chien qui dort. Il faut lui faire la peau à la mère, trancher dans le vif. Castration. Interdit de l'inceste, dit-on. C'est le chien qui s'en charge, il ne dort que d'un œil. Et lorsqu'on soulève un peu trop la peau de la mère, il montre les crocs. C'est une mort sûre. Cette coupure produit un arrachement dans « la jouissance de la vie », belle expression qu'invente Lacan dans La Troisième . Dans la peau de l'être, la peau, elle scie! Or cet arrachement produit aussi une institution: la Mère, institution vide, d'autant plus attirante que la Nature l'a en horreur, le vide. La Mère, ce n'est pas la maman, mais c'est cet objet et ce lieu mythologiques qu'elle supporte et transmet, et que la castration institue comme seul objet du désir. Ce qui fait de l'humain un être essentiellement incestueux. Cette Mère mythique qui n'existe pas, cependant on l'a dans la peau. Et la peau, elle scie. Cette mère qu'on a dans la peau, on passe son temps à l'extraire. Cela produit un double sciage/sillage à l'endroit de tous les orifices du corps humain. La bouche par exemple, va se scier en deux, entre deux lèvres, pour livrer passage aux flux qui sortent : les cris, les paroles et au flux qui entre : la nourriture. Dès fois, qu'est ce qu'on peut se faire scier! La séparation d'avec la mère, produit la séparation des lèvres. Il faut que les lèvres se séparent pour que les paroles et la nourriture passent. Banalité? Pas tant que ça quand on y réfléchit et quand on voit dans la clinique la difficulté de certains à réguler ces deux flux, le manger et le parler, ce qui entre et ce qui sort, à partir du vide.
C'est inscrit dans la langue cette coupure, la continuité sonore des voyelles est sciée par la frappe des consonnes qui découpent des unités de sens, donc des discontinuités. Alors, même dans le baiser, les lèvres ne collent pas. Il y a toujours un entre-deux, un sciage. Entre-deux corps, entre-deux lèvres, entres-deux langues, entre deux mots. Cet entre-deux se présente vraiment comme un hiatus irrationalis . Et c'est là que la peau, elle scie. Et c'est aussi le siège, le sciage d'où jaillit la poésie. La poésie émerge de cet impossible à faire se rejointer les bords de l'entre-deux. Entre le sujet et le signifiant qui le représente, comme entre deux signifiants, il y a un trou, une béance. S'il n'y a pas de rapport sexuel, il n'y a pas non plus de rapport textuel. Entre le mot et la Chose, bernique pour que ça colle. La poésie demeure une tentative impossible, jamais aboutie, de fournir ses entours à l'ombre de la chose, de bricoler un pont entre deux rives. Le flaneur des deux rives , est d'ailleurs le titre d'un beau recueil de textes de Guillaume Apollinaire. « Les hommes ne se séparent de rien sans regret, et même les lieux, les choses et les gens qui les rendirent le plus malheureux, ils ne les abandonnent point sans douleur. », commence Apollinaire...
Si l'amour supplée au non-rapport sexuel, la poésie supplée au non-rapport textuel. Amour et poésie ont d'ailleurs toujours fait bon ménage. Bref, c'est du même tonneau. Parlez-moi d'amour, redites-moi des choses tendres... Le mot poésie vient du grec, poïesis , fabrication. C'est une petite fabrique de l'inutile, dit Michel Butor. L'inutile est ici ce qui serre à rien, comme on dit que ça serre à mort ou encore qu'on se serre les coudes. Tosquelles, dans le même sens, avait coutume de dire: on ne devrait pas parler de psychiatrie, mais de déconniatrie. Donc de poésie.
Petit hommage appuyé au passage au nom que porte l'association qui organise ces journées: Isadora et à une autre Isadora, Duncan, la danseuse et à son écharpe.
Dans My Life (New York, 1927), Isadora Duncan raconte entre autres sa très brève rencontre en septembre 1918 avec l'aviateur Roland Garros en ces termes :
« Tous les matins, à cinq heures, nous étions réveillés par le brutal boum de la Grosse Bertha, prélude à un jour sinistre qui nous apportait de nombreuses nouvelles terribles du Front. La mort, les flots de sang, la boucherie emplissaient ces heures misérables, et, à la nuit, c’étaient les sirènes annonçant les raids aériens. Un merveilleux souvenir de cette époque est ma rencontre avec le fameux "As" Garros dans le salon d’une amie, lorsqu’il se mit au piano pour jouer du Chopin et que je dansai. Il me ramena à pied de Passy à mon hôtel du Quai d’Orsay. Il y eut un raid aérien, que nous regardâmes en spectateurs, et pendant lequel je dansai pour lui sur la place de la Concorde. Lui, assis sur la margelle d’une fontaine, m’applaudissait, ses yeux noirs mélancoliques brillant du feu des fusées qui tombaient et explosaient non loin de nous. Il me dit cette nuit qu’il ne pensait à et ne souhaitait que la mort. Peu après, l’Ange des Héros l’a saisi et l’a transporté ailleurs. »
Roland Garros devait en effet trouver la mort à l'issue d'un combat aérien quelques jours plus tard, le 5 octobre 1918. Lors de sa dernière tournée aux USA en 1923 elle agite une écharpe rouge qu'elle porte sur sa poitrine en proclamant : « Ceci est rouge ! Je le suis aussi ! ». Isadora Duncan meurt le 14 septembre 1927, à Nice, étranglée par le voile qu'elle portait et qui fut pris dans les rayons de la roue de l'automobile de son ami Benoît Falchetto. Etait-ce l'écharpe rouge? L'échappe et l'écharpe de la mort. La poésie, c’est cela ce qui vous échappe et parfois vous écharpe.
Voici l'histoire d'un jeune homme de province. Il parcourt sa ville la nuit et tague les murs, notamment d'un rageur « merde à Dieu ». Il marche beaucoup. Écrit, beaucoup. Il envoie quelques poèmes à Paris et est invité à rencontrer un cercle de poètes. Là il se conduit comme un voyou, boit, injurie tout le monde, est crasseux comme un peigne. Il part en Angleterre avec un de ces poètes, qui brise pour lui son ménage. Va, revient. Il invente une méthode poétique qu'il décrit comme un « dérèglement systématique de tous le sens ». Ce qui l'amènera à une création tout à fait inédite en poésie. A Bruxelles son ami lui tire un coup de pistolet et est envoyé en prison. Le jeune homme poursuit sa route dans toute l'Europe, à pied la plupart du temps. Il fait imprimer un recueil de ses poèmes qu'il désigne dans une lettre comme des« illuminated paintings » qui est une expression qu'emploie le poète William Blakes pour un procédé de gravure qu'il a inventé. Ces poèmes il n'ira jamais les chercher chez l'imprimeur. Il n'écrit plus de poèmes. Il s'engage dans l'armée hollandaise. Déserte. Dirige une carrière de pierres à Chypre. Part pour Aden et monte un commerce de café. Il pense faire fortune en trafiquant des armes pour un chef de guerre local. Et marche tellement qu'il contracte la gangrène dans un pied. Il est rapatrié à Marseille où il meurt.
On aura reconnu Arthur Rimbaud, dont la vie même se déroule comme un long poème plein de bruit et de fureur. C'est lui le 13 mai 1871 qui écrit à son professeur de français, George Izambard la lettre suivante, qui va bouleverser toute la poésie qui suivra. Il a 17 ans.
Cher Monsieur !
Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. - Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. Stat mater dolorosa, dum pendet filius. - Je me dois à la Société, c’est juste, - et j’ai raison. - Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd’hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire, - pardon ! - le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j’espère, - bien d’autres espèrent la même chose, - je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez ! - je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris - où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense. - Pardon du jeu de mots.
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait !
Vous n’êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C’est de la fantaisie, toujours. - Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni - trop - de la pensée :
Le Cœur supplicié
Mon triste cœur bave à la poupe...
Mon cœur est plein de caporal !
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bave à la poupe...
Sous les quolibets de la troupe
Qui pousse un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe
Mon cœur est plein de caporal !
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé ;
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques ;
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé !
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé !
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé ?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques :
J’aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé !
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé ?
Ça ne veut pas rien dire. –
Répondez-Moi : chez M. Deverrière, pour A. R.
Bonjour de cœur,
Art. Rimbaud.
En quoi le poète a-t-il un temps d’avance ?
Le jeune Rimbaud invente ici une méthode qui intéresse au plus haut point le psychanalyste. Avant tout il y a le savoir-faire du poète avec la langue. Ce pourquoi à la fin de son enseignement Lacan invitera les psychanalystes à s’inspirer du travail poétique dans leurs interprétations. Le langage, précise Rimbaud est rendu à sa destination pleine, puisque c’est lui qui commande à la pensée. (« C’est faux de dire je pense, on devrait dire on me pense. »; cf. Lacan, on ne parle pas, on est parlé … Lacan emploie le terme de « l’appensée », comme on dit l'appentis) Ce que les surréalistes prendront au pied de la lettre et mettront au travail. Ils mettent sur le métier la matérialité du langage, la « motérialité » comme le dit Lacan, plus que ses significations. Ils font ainsi éclater le prêt-à-penser.
Dans le premier Manifeste du surréalisme , Marcel Duchamp écrit: « Dans le sommeil de Rrose Sélavy, il y a un nain sorti d’un puits qui vient manger son pain la nuit ». (nain-puits/pain-nuit) C’est le jeu sur les mots en tant que purs signifiants (matière sonore, trace acoustique dit Saussure, « motérialité », précise Lacn) qui guide ce qui se présente comme une contrepèterie. Mais cela n'a rien de gratuit: un sujet s'y faufile. Tel est le paradoxe: si nous sommes parlés, donc déterminés par les structures du langage, en parlant, en parlant sans cesse, comme le dit Heidegger, nous produisons de l'inédit, de l'inouï, de l'insu. Bref de l'énigme. Le sujet est cet énigme qui se fait naître à chaque instant où la parole l'emporte. Claude Hagège titre « Parler, c’est tricoter ». L’écriture elle aussi se coule dans un tissage : texte, texture, textile ont même origine. Donc à la fois déterminisme et indéterminé. Si la chaîne linguistique préexiste à l'opération de la parole et de l'écriture, la navette que lance chacun et qui fait trame, est invention permanente. Elle produit les motifs et les figures, les emblèmes et les blasons, les formes et les forces. Effet-mère où la matrice du sujet paradoxalement est issue de ce qui l'en éloigne. Plus on parle, plus on écrit, et plus ça rate. Une once d'éthique conduit, comme nous le suggère Samuel Beckett dans Cap au pire, à « rater mieux ». Le sujet tient sa liberté de ce qui l'assujettit. Voilà bien l'aporie qui gouverne l'humaine condition.
Je parlerai d'un autre jeune homme. Jason, le fou de bricolages.
Son père meurt quand il a 12 ans. C'était la fin du monde, dira-t-il plus tard. En effet sa sécurité dans le monde ne tient que par la présence physique de son père. Et comme au moment de l'enterrement une de ses tantes, catholique bon teint, lui assure que tous se retrouveront au Paradis, il se dit chouette et cherche l'ascenseur direct pour rejoindre son père. Il ne dit pas que son père est mort, il invente une holophrase: « pèremort » en un seul mot et un seul souffle, qu'il répète en boucle. Il se jette sous les voitures, se lance des pavés sur la tête et les éducateurs qui l'accompagnent au quotidien n'en peuvent plus. Ils décident de l'envoyer chez un psy. Le psy prend au sérieux cette histoire invraisemblable, lui dit qu'il n'y comprend rien mais qu'ils peuvent chercher ensemble le sens de tout ça. Le jeune homme prend cette proposition au sérieux. Ça passe par de grands moments. Pendant tout un temps le jeune homme construit son corps avec des mots. Un corps étrange et surréaliste. Il explique que lorsqu'il se jette sous les voitures, il est comme possédé. Ça monte de ses pieds à son cerveau et il ne se maîtrise plus. Son corps est habité par un animal, un éléphant qui se met en colère. Son sexe c'est la trompe. C'est bien connu le sexe ça trompe énormément.
Un jour le jeune homme dit au psy: si je vais au paradis, pour rejoindre et toucher le corps de mon père, je ne pourrais plus vous parler? Le psy tente une greffe de castration: ah! Non, on ne peut pas tout avoir, mourir et parler.
Mais le « pèremort » le hante. Il est là tous les matins au pied de son lit en chair et en os, plus vrai que vrai. Une horreur. Alors il a bricolé un petit stratagème. Par tâtonnements, soutenu par le psy, il s'est rendu compte que certaines musiques faisaient décamper le « peremort ». Bach et les premiers rocks. Sans doute à cause de la rythmique très régulière de ces musiques. Il a développé un véritable savoir-faire avec l'hallucination. Comme il a une petit appareil, il a acheté deux CD, Bach et les premiers rocks et en avant la musique.
Entendons dans cette histoire que le délire que l'analyste soutient de sa présence, participe d'une véritable création poétique. Ce savoir-faire du psychotique emprunte les mêmes chemins que le poète. A une nuance prête. Comme il n'a pas l'outil de la castration pour le faire, que, comme dit Lacan, dans la psychose « ça manque de manque », cela exige de sa part beaucoup d'invention. L'analyste se pose comme lieu d'adresse de ces inventions. Un garde-meubles. Un reliquaire. Un conservatoire des bricolages. Lorsque le psychotique peut ainsi mettre en dépôt ses bricolages, qu'ils soient faits des mots de la parole ou de ceux de l'écriture, voire de bris et collages, il n'y est plus tout seul. Son travail poétique, à travers ses fabrications, est accueilli et reconnu. Mais j’ajouterai : encore faut-il que le psychotique trouve à qui parler. Le soignant, l'éducateur, le thérapeute, l'infirmier, le psy... en tout cas ceux qui ne reculent pas devant la psychose, peuvent alors se faire le lieu d'accueil de ce travail de création, se faire comme nous le suggéra Lacan en 1956 dans son séminaire sur Les Psychoses , « le secrétaire de l'aliéné ». Il ajoutait : « Il faut prendre ce qu'il dit au pied de la lettre, ce qui, à la vérité, est justement ce qui jusqu'ici a été considéré comme la chose à éviter ». Prendre les signifiants au pied de la lettre, n’est ce pas l’essence même de la poésie ? Bien plus tard Lacan affirmera que la psychose est le noyau premier de la structuration psychique de tout sujet. « Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ? Voilà ce dans quoi Freud a cheminé. Il a considéré que rien n’est que rêve, et que tout le monde (si l’on peut dire une pareille expression), tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant. » ( Jacques Lacan , Ornicar ? 17-18, 1979, p. 278.) Que tout le monde soit fou, devrait un peu calmer les prétentions à la normalisation féroce qui fait le fond de commerce de toutes les thérapies rééducatives, issues peu ou prou de Pavlov et agrémentées du discours scientiste des neurosciences. TCC, ABA, Teach, etc sont les noms de ces procédures d'asservissement et de réduction de l'humain à une pure mécanique neuro-bio-psycho-socio... logique, comme le montra Michel Foucault en son temps. L'homme-machine y est conçu comme une mécanique qui lorsqu'elle déraille exige que l'on resserre les boulons, à grands coups de molécules et de rééducation des comportements déviants. La psychose présente alors un de ces comportements qu'il y a lieu de rééduquer. Tout le monde est fou, mais on voudrait que tous marchent au pas!
Je terminerai en parlant d'Henriette. Henriette est l'ambassadrice des intraterrestres pour toute la planète. Les intraterrestres habitent à l'intérieur de la terre qui est creuse. Ils envoient des ondes à Henriette qui les traduit par des flux de couleur sur des papiers et des toiles. Un passionné d'art brut, qui est à l'origine du Musée d'Art Brut de Villeneuve d'Asc, la rencontre en vue de lui acheter quelques unes de ses œuvres. Il lui faut d'abord en passer par moult heures de discussion où il s'agit d'accueillir les messages des intraterrestres. Ils annoncent entre autre qu'il y a au pôle nord un bouchon qui va sauter et les libérer pour qu'ils envahissent la surface terrestre. Henriette précise la date : 2012. Ils se mettent d'accord sur un prix, qui est calculé à partir d’une arithmétique très complexe, issue aussi des messages symboliques des intraterrestres. Le jour où ce collectionneur vient prendre livraison des peintures d'Henriette celle-ci lui sort un paquet de photocopies couleur. Comme il s'en étonne, elle précise que ce qui compte c'est le message! Henriette arrive à vivre parmi les autres en délirant, d’un délire socialement acceptable, où elle ne met personne en danger, et qui fraye avec les plus profonds processus de l’invention poétique.
C'est la conclusion à laquelle arrive Freud dans son travail de 1911 sur le cas du Président Schreber. Il écrit: « Le paranoïaque rebâtit l'univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu'il puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction ». C’est ce que fait Schreber dans ses mémoires.
Rafah, Isadora, Rimbaud, Jason, Henriette et combien d’autres sont à leur travail. Leur atelier c’est la langue, le pouvoir d’évocation et de création du langage dans toutes ses ramifications. Chaque sujet y cherche sa solution. Autrement dit c’est du lieu de l’inutile que jaillit une quelconque utilisation. Que la terre soit bleue comme une orange, comme l'écrit Paul Eluard, que voulez-vous en faire ? Ça serre à rien.
Un jour une femme confie à une amie qu’elle ne loupe aucune des séminaires de Lacan, mais qu’elle n’y comprend rien.
Eh bien je crois que cette femme avait tout compris sur l’inconscient qui se présente comme le petit matin à Baltimore.
Voilà pourquoi dans la peau de l'être, la peau, elle scie et ça serre à rien...
Paul Valéry nous accompagne pour poser un point de suspension à cette intervention:
Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre!
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!
( Le cimetière marin , 1922)
Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre.
Voici une conclusion qui me va comme bague au doigt.
Joseph Rouzel, psychanalyste, directeur de l'Institut européen psychanalyse et travail social de Montpellier
1 Intervention aux 11 èmes journées d'Isadora, au Centre psychothérapeutique de Saint Martin de Vignogoul, les 25 et 26 mai 2012.
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