mercredi 05 octobre 2011
LE NOUVEAU MONDE
« Il a parlé et ce fut fait. Il a commandé et ce fut réalisé. » (Psaume XXXIII, 9). Ce verset fantastique, les conquérants l’ont pris à leur compte. Et cette croyance en la toute-puissance, le Management l’appelle aujourd’hui «Efficiency », « Efficacité ».
Pierre Legendre (in Dominium Mundi / L’Empire du Management, p.27)
[Ce texte fait suite au projet en cours de mise en place de badgeuses électroniques, visant au contrôle et à la gestion des emplois du temps, et au-delà, lit-on, à la « gestion des ressources », de l’ensemble des services et établissements d’une vieille Association bordelaise. Ecrit en première intention à l’adresse de mes collègues, je le propose ici légèrement modifié.]
La machine hi-tech et le nouveau monde institutionnel.
Qu’est-ce qu’on nous veut avec cette badgeuse, hi-tech de la vieille « pointeuse » ? Que nous veut là le pouvoir gestionnaire ? Le sait-il lui-même ? Sait-il combien les rationalisations d’usage, celles de la gestion efficace , se soutiennent de la passion enfouie d’être l’Autre, du désir forcené de l’emprise, de cette éternelle volonté de puissance tapie au fond de l’être ?
C’est ainsi je crois qu’il nous faut d’abord prendre et recevoir ce qui nous tombe dessus, sous le nom, arrêtez vous-y, de badgeuse – par un questionnement adéquat, sur le pouvoir et le désir.
Ce questionnement, il nous regarde, il regarde chacun à l’intérieur, et c’est bien d’ailleurs pour cela que les ça-va-de-soi (la formule est d’Oury) le refusent.
Il regarde chacun à l’intérieur, c’est dire qu’il nous implique chacun dans notre rapport à l’institution, dans ce qu’il en est, à l’intérieur de nous, du lien aux figures institutionnelles.
Faire badger, c’est au premier chef manœuvrer ce lien intérieur, l’assujettissement primordial du sujet à l’institutionnalité, au social. Ce lien, la psychanalyse l’éclaire et en soutient l’énigme sous la notion de transfert institutionnel (ou amour politique ) – soit le mode même de jouissance et de servitude, d’identification, que chacun, en tant que sujet du désir, du désir inconscient, entretient aux figures tutélaires institutionnelles.
Et je ne vais pas vous faire un dessin, cette imposition bureaucratique généralisée de la badgeuse, que rien de nos pratiques (dont le rendre compte est institué, de manière régulière et serrée) ne réclame, tout au contraire, vient manipuler ce lien des sujets à l’institution dans un sens qui ne va malheureusement pas dans le bon sens – si tout du moins par « bon sens », on entend ce qui pousse à l’émancipation, à la responsabilité adulte et à l’étayage de cette fonction parentale médiane que chacun a à exercer dans nos métiers.
Ce qui se machine là, derrière cette affaire, n’est à tout prendre qu’une manifestation de l’extension en cours, dans notre milieu professionnel, de l’empire de la techno-science gestionnaire – empire auquel a souscrit, sans discernement, un management laissé ignorant de l’horizon généalogique et de la structure dans lesquels il se trouve lui-même symboliquement inscrit.
[Je dis « laissé ignorant » : il y a là une lourde responsabilité du monde intellectuel et des analystes qui n’ont cessé d’afficher leur mépris à l’égard des managers, comme d’ailleurs à l’égard des juges, les uns comme les autres supposés n’avoir nulle vocation à la dignité du Symbolique… Il n’y a dès lors guère à s’étonner que ceux-là, désertant leur propre spécificité symbolique, se soient tournés vers les sciences sociales et comportementales…]
C’est pour le pouvoir gestionnaire, légitimé à manipuler « les ressources humaines » depuis des lustres par un pouvoir politique qui a baissé casaque, et se trouve lui-même identifié à la « gouvernance », une façon d’inscrire plus avant, dans le fil du vieux paternalisme, son allégeance à la Techno-science comportementaliste.
Et il nous y embarque, en nous marquant nous aussi comme sujets de la nouvelle Référence. Dans le parc humain, tout commence par la marque.
Il faut lire les propos justifiant et rationalisant la nécessité de cette mise en place coûteuse des badgeuses, et assurément pour nos pratiques, pleine de complications, et de là s’interroger sur les identifications et les idéaux qui gouvernent ce discours. On y perçoit le fantasme totalitaire de maîtrise et de fixité du temps, de l’espace et des hommes, le fantasme d’uniformisation des pratiques, sous l’imperium des « référentiels » insufflés par les « experts »…
Pour le management les praticiens deviennent, selon les termes consacrés, une ressource . Un pas a été franchi, avant nous étions les salariés , ou les personnels . Alors moi j’aimerais qu’on s’adresse à nous dorénavant ainsi : « Mesdames et Messieurs les ressources, bonjour… » Il faut mettre cela en scène, en roman ! C’est indispensable, pour se sauver ! Quelques uns le font, comme Houellebecq, qui a la vision de tout cela…
Ce mot de « ressource », porté aujourd’hui au firmament du discours des vieilles Association du travail social, me fait penser à ce mot cynique de Staline, affirmant que « l’homme est le capital le plus précieux ». Notez aussi que ce même Staline, joyeux humaniste comme chacun sait, était un fan, selon une autre de ses formules célèbres, « du sens pratique américain »… (Il voulait « unir ce sens pratique américain à l’enthousiasme révolutionnaire communiste »…)
Voyez-vous, l’empire de la Technique et de la Science, que les plus grands poètes et philosophes comme René Char ou Heidegger ont si bien vu venir, n’arrive pas de nulle part. C’est très intéressant de réfléchir au fait que capitalisme et communisme ont eu ce tronc commun, le même esprit de conquête , de la mission… qui nous a donné le Management occidental, mondialisé… Mais laissons cela….
Nos managers donc, pleins d’humanisme of course, et de convivialité hédoniste n’est-ce pas, ne répugnent pas davantage que la plupart à se faire dorer et à dorer la pilule. Le plus essentiel reste de savoir : quel est ce goût des humains à dorer et à se faire dorer la pilule ? Il y a quelques textes majeurs à conseiller ici, pour qui ne veut pas mourir trop idiot. Par exemple le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, ou bien L’avenir de l’illusion , de Freud.
Puis-je insister sur mon interprétation ?
Ce qu’ on nous veut avec la badgeuse ce n’est donc pas seulement nous mettre le coup de pied de l’âne, ce n’est pas seulement, sous les rationalisations d’usage, contrôler, jouir du pouvoir sur notre dos, non, ce qu’on nous veut c’est en vérité, plus profondément, et je le crains pour le pire, nous mettre au pli du nouvel Absolu. Mon cher Legendre dirait, au pli « du fonctionnel, de la pure technicité ». Un Absolu qui nous mène dans ce Nouveau monde institutionnel, hors parole, dont nous ne soupçonnons pas encore très bien le prix de meurtres du sujet et de sacrifiés à la Cause qu’il comportera…
Je dis on car c’est bien « on » - le on groupal, monobloc, du fondamentalisme technocratique -, qui gouverne ce discours, le discours du Ventriloque, Grand Autre incarné qui tire les ficelles de ses marionnettes. Maître d’exception n’est-ce pas, que certains identifient au Coach, au Directeur… Le discours de l’hystérique a toujours produit ses propres marionnettistes. Il en fixe le texte et les rôles, le texte homo-sexué, celui de son propre fantasme.
Je ne peux toutefois en rester à ces brèves et trop rapides remarques, sans relever auprès de mes chers collègues, et au-delà d’eux, la question de savoir « comment en sommes-nous arrivés là ? ».
L’empire de la techno-gestion, avec son côté omnipotent, sa pente à se mêler de tout, et son potentiel de «meurtre» et de passage à l’acte, ne serait-il pas aussi notre propre œuvre, notre monstre, autrement dit la conséquence de la façon dont ceux qui ont théologisé le discours sur le sujet, la parole, la clinique, ont fait miroiter l’illusion de « l’autre institution », du «nouveau lien social » ? Ne serait-ce pas pour partie la conséquence dont, refusant de prendre acte, véritablement de prendre acte de l’invariant œdipien, soit de cette dimension de l’indisponible du noyau langagier, structural, qui préside au plan institutionnel, social, juridique, au cours de la différenciation subjective, nous avons cru pouvoir mettre au pli de nos idéaux et de nos désirs l’habitat institutionnel ?
Si aujourd’hui la techno-gestion comportementaliste triomphe de la clinique, et s’annonce le Nouveau monde institutionnel – ce monde du hors-parole, géré par une Bureaucratie patriote servie par la Machine, le Logiciel –, ne serait-ce la double résultante :
- et de la déconstruction en cours du noyau anthropologique,
- et de notre échec à faire vivre une démocratie institutionnelle aux fins d’élaborer, dans et par la parole, notre propre transfert institutionnel, notre lien commun à l’Etat de Droit, et à ainsi construire, plus humblement, un monde commun ?
Alors je rabâche : nous ne saurons faire face au rouleau compresseur, celui des dérives comportementalistes, au fondamentalisme technocratique, si tout aussi bien les praticiens que les directions institutionnelles, gestionnaires, ne reconquièrent, contre le cours général du temps, le sens de l’ordinaire, j’entends là le sens de la structure et du tragique, dont Œdipe est le nom : ce sens du Négatif et du Réel (de l’Impossible) qui seul, par le biais du langage et de la parole, civilise et humanise les passants que nous sommes.
Mais il faut toutefois pour cela payer de sa personne, payer sa dette et accepter de se mettre au pli – pas au pli du fantasme des nouveaux Procuste, chers idiots qui vous y trouvez en vérité identifiés, mais au pli de la Limite, de la Loi.
Un dernier mot. L’enjeu aujourd’hui le plus essentiel reste un enjeu dans la pensée, la pensée anthropologique, et avant même, un enjeu de position, qui touche à notre propre division (ou castration) institutionnelle . Cet enjeu, toujours devant nous, tout à la fois ouvert et trahi par les Lumières, s’engage dans la capacité à élaborer et à soutenir un savoir qui comme disait Lacan, « ne fut hommage à aucun pouvoir » – le savoir de l’interprète, le savoir de la clinique. Seulement, comme l’ajoutait Lacan dans ce même propos (in Je parle aux murs , Seuil, 2011) : « … on a bien le regret de devoir constater que ceux qui se sont employés à cet office étaient un peu trop dans des positions de valets par rapport à un certain type de maîtres – assez heureux et florissants… ».
Cette dérive du savoir clinicien dans le discours des maîtres, pour ce qui concerne la psychanalyse, se nomme tout simplement psychanalysme . Voilà un tour de passe-passe ( cette façon dont le discours analytique vire au psychologisme, à un juridisme occulte) qui pèse encore très lourd dans nos milieux, qui n’ont cessé d’occulter ou d’évider la Question juridique – ce qu’il en est de la constitution institutionnelle langagière du sujet, soit du fait qu’il n’y a de sujet que sujet institué.
Daniel Pendanx ,
Bordeaux, le 5 octobre 2011
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