jeudi 30 octobre 2003
J’ai rencontré Victor lorsqu’il est entré à l’institut d’éducation sensorielle pour faire sa scolarité. Il avait six ans. Nous avons travaillé ensemble dans ce cadre institutionnel au rythme d’une séance de psychothérapie hebdomadaire pendant presque six ans. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’au moment où il est parti en sixième dans un autre établissement, sa psychothérapie avec moi avait duré la moitié de sa vie. J’ai choisi de vous présenter aujourd’hui ce cas d’un enfant aveugle de naissance parce qu’elle me semble illustrer le fait que la réalité psychique du sujet se construit dans un espace intermédiaire entre son corps propre et son groupe d’appartenance. Comment un enfant peut-il alors aborder les difficultés psychiques que sa naissance, plus exactement que l’annonce de son handicap, a entraîné pour ses parents, les membres de sa fratrie et pour toute sa parenté ? Au cours du travail analytique un sujet affronte l’histoire qui s’inscrit dans son corps vécu. Sans doute faut – il ajouter qu’il affronte aussi l’histoire dans laquelle il précipite en naissant son groupe familial. Tenir compte de ces deux dimensions suppose de ré-interroger à la fois le dispositif de la psychothérapie, le dispositif de prise en charge globale et le sens de leur articulation.
Avant d’être scolarisé à l’I.E.S. Victor avait intégré une école ordinaire, ce à quoi ses parents tenaient beaucoup. Le moins que l’on puisse dire est que cette intégration ne se déroulait pas bien. Il n’entrait en relation qu’avec les adultes de l’école, rejetait violemment les enfants, qui le rejetèrent à leur tour. Victor s’isolait, s’enfermait dans des conduites omnipotentes et développait un discours à la fois brillant et inquiétant, autocentré, affabulé, à la limite de la schizophasie tant le lexique, les thèmes et les modalités syntaxiques en étaient singuliers, sans rapport avec ceux habituels aux enfants de son âge.
L’équipe pour l’intégration scolaire en milieu ordinaire étant de plus en plus fortement confrontée aux limites du projet et percevant son évolution pathogène a entrepris alors de convaincre les parents d’une orientation vers la scolarité spécialisée.
Il y a d’abord eu un aménagement à mi-temps entre l’école ordinaire et la classe spécialisée. Etape au cours de laquelle la désorganisation psychique de Victor s’est accentuée ; et finalement, devant l’évidence de l’inadéquation du projet, les parents se sont résolus « la mort dans l’âme » au temps plein scolaire dans l’école spécialisée. Solution qu’ils ressentaient, nous ont – ils dit, comme une stigmatisation et une forme d’exclusion sociale de leur fils.
Il faut noter qu’à cette période le lien entre l’équipe et la famille était particulièrement marqué de malaise, au point que le dispositif habituel de réunions entre l’équipe et les parents n’avait pas été mis en place. Les parents rencontraient les uns et les autres des professionnels de façon individuelle, hors de tout cadre formalisé. L’équipe ne réagissait pas, prise dans l’impression, me semble – t - il, que de faire face à ces parents risquait de déclencher une catastrophe.
Jusqu’au jour où nous avons finalement pu analyser en équipe qu’il y avait là une situation symptomatique, tant du côté de notre passivité inquiète que de ce comportement des parents. Nous avons alors décidé d’aborder la question avec eux afin d’établir notre cadre de travail habituel auprès des familles. Au cours de la première réunion parents-équipe enfin instaurée, je me suis surpris à dire à ces parents que leur fils leur adressait, par le biais de son comportement de refus, d’opposition et de violence, un reproche : celui, inversé, qu’eux mêmes, inconsciemment, lui adressait d’être né aveugle.
Il faut préciser ici la cause génétique de cette cécité primaire dont la possibilité leur était inconnue avant qu’elle ne fût diagnostiquée chez Victor quatre mois après sa naissance. Aucune anticipation n’avait pu, par conséquent, atténuer la violence du choc provoqué par l’annonce du handicap.
Il semble que les parents aient alors compensé leur désarroi par de l’activité sur l’extérieur, mobilisant leur énergie à réunir de l’information médicale et à tenter d’organiser la mise en place d’une structure spécialisée pour enfants malvoyants dans leur département qui en était dépourvu.
Une telle activité, menée avec réalisme et opiniâtreté, a certainement permis aux parents de maintenir leur équilibre psychologique et familial. Elle a sans doute aussi permis le maintien du lien avec Victor tout en le marquant profondément d’une modalité de « présence par l’activité » tournée vers le contrôle des situations et réduisant probablement le processus subjectivant au profit du comportement. Je retrouverai au cours des séances de psychothérapie cette modalité internalisée dans le propre vécu corporel de Victor et dans toute son expression. Un autre aspect de cette modalité d’ « auto enveloppement » psychique par le comportement était le recours à la singularisation : Victor ne faisait pas comme les autres enfants. Il se défendait des signes émanant de ses semblables en les épinglant par le biais de formules corrosives particulièrement efficaces.
Pris dans l’inquiétante étrangeté de ces manifestations, mais aussi dans la fascination, nous nous demandions comment répondre à une telle omniprésence des agis tels que la pensée semblait fonctionner comme le corps en mouvement. Un corps pris dans la tourmente d’une menace permanente, empêtré dans la confusion entre sensation et signification, faisant contre- emploi de la parole utilisée comme enveloppe défensive, mais inopérante comme vecteur de communication et de lien.
Dés mon interprétation sauvagement énoncée aux parents en cours de réunion, véritable passage à l’acte que j’ai immédiatement ressenti comme l’expression de ma propre folie, les choses ont curieusement cheminé vers une indication de psychothérapie pour Victor.
Je fus proposé par l’équipe pour assurer ce travail qui rencontrait les assentiment des parents, de Victor et le mien. Concrètement, mon interprétation avait été interprétée comme si j’avais levé le doigt pour être son répondant. Les thérapeutes oublient que leurs interprétations sont impitoyablement interprétées…
Le processus s’est donc engagé et je crois pouvoir dire qu’au cours de son déroulement aucune séance n’a été manquée du fait de Victor. Dés lors, suivant le protocole institutionnel, je n’ai plus participé à des réunions d’équipe avec les parents que j’ai vus en revanche chaque année pour rediscuter de l’éventuelle reconduction de la thérapie.
Je vais maintenant tenter de dégager quelques axes dans cette psychothérapie afin d’articuler les problématiques du corps vécu, du familial et du groupal soignant.
La figure du double .
Victor a immédiatement produit des contenus de séance qui m’entraînaient dans son univers, me mettant sur une position de double telle que l’ont décliné Sara et César BOTELLA en : double animique – « …un mode de pensée où représentation, perception et motricité sont équivalentes et indistinctes. » ; d ouble auto érotique qui réinvestit sans cesse le corps érogène, il « …représente ce miroir endo-psychique qui, tel le bouclier réfléchissant de Persée face à la Gorgone, écarte la terreur du danger de non- représentation . » ; et d ouble narcissique qui lorsque les auto érotismes font défaut pousse le sujet à – « …rechercher désespérément à l’extérieur ce miroir qui lui fait défaut à l’intérieur. » Les mêmes auteurs définissent la fonction générale du double comme ce qui « …surgirait face à la crainte de la mort psychique, face au risque de non-représentation , doublée d’une non-perception… ». Je dirais aussi que les différentes formes du double sont les relais fonctionnels permettant d’organiser une conscience de soi en termes de soi et de non soi.
Par le moyen du double Victor m’utilisait pour trouver, dans le transfert, ce passage entre « L’être et la personne » selon la formule de Bernard GOLSE. Passage redoutable s’il en est dans la mesure où, comme le faisait remarquer WINNICOTT à propos du bébé, l’état de prématurité et de dépendance détermine une frontière psychique au delà des limites corporelles de l’individu. C’est la part extra corporelle de son psychisme qu’il tentait de contrôler en me contrôlant, et si je représentais sans doute pour lui un espoir dans sa quête de solution identitaire, toutes les manifestations de mon indépendance à son égard lui posaient d’abord un problème.
Il se mettait donc très souvent en colère contre moi : à chacune de mes interventions un tant soit peu « autonome » et décentrée par rapport à son discours ou lorsque je posais des limitations à ses actions. Chaque fois que je tentais une interprétation, il me dira furieux, trahi et blessé : « arrête de délirer ! »
Durant la première période de la thérapie il ne supportait pas d’être appelé par son prénom, exigeait l’utilisation d’un prénom féminin, se définissait comme une fille, refusant d’être un garçon. A ce propos aussi il se mettait très en colère. Dans les séances, les contenus symboliques établissaient une liaison entre différentes exigences psychiques : me mettre sur une position de double en me faisant partager l’expérience sensorielle de ne pas y voir – « être dans le noir », disait – il ( à noter qu’un reste visuel lui permet des perceptions lumineuses), figurer un lien empoisonné, érotiser le contrôle de l’objet au travers alternativement de sa séduction et de sa destruction.
Une façon, ai- je pensé, d’exprimer comment sa cécité avait empoisonné le lien à ses doubles originaux.
Déplacement et symbolisation.
Les fins de séance et la sortie de l’espace thérapeutique étaient le plus souvent vraiment difficiles. Des tiers intervenaient et le scandale se prolongeait dans le couloir.
Tant et si bien que, mon bureau se trouvant dans le bâtiment scolaire, le vacarme gênait beaucoup les classes à l’entour, dont la sienne. Je me suis alors décidé à faire la demande de déménager mon bureau dans un autre bâtiment. Un écart physique a donc été réalisé sous la pression de plusieurs facteurs : l’angoisse de séparation, l’excitation exhibitionniste à mobiliser l’attention d’un grand groupe ainsi que le besoin de me contrôler physiquement et de contrôler mon espace.
Vers la fin de la première année les parents ont formulé le projet que Victor change de psychothérapeute afin que le travail, disaient – ils, se fasse avec quelqu’un d’extérieur à l’établissement spécialisé. Ils craignaient, dans un fantasme « d’englobement », comme l’a décrit Ph. JEAMMET chez les adolescents, que tout se passe dans un intérieur aux frontières étanches dont Victor, et eux – mêmes, ne puissent plus sortir. Ils établissaient ainsi un rapport entre représentations de la cécité, représentations du placement spécialisé et contenus phobiques archaïques. J’ai pensé que cette forme d’attaque inconsciente contre l’intériorité subjective de Victor en train de se construire était le résultat d’une tentative d’évitement de la douleur psychique induite par la reprise du processus de subjectivation. J’ai donc exprimé mon désaccord face à ce projet d’arrêt du travail en cours, arguant que des investissements et un lien dynamique s’étaient réalisés, tout en reconnaissant bien entendu aux parents le droit de décision. Le projet de changement a été abandonné sans autre débat avec moi ou d’autres personnes de l’équipe et, au delà du déni protecteur, j’ai eu aussi l’impression qu’ils avaient cherché à vérifier la présence des investissements thérapeutiques et ont été rassurés du fait que je ne cherche pas à utiliser leur proposition pour me décharger de Victor.
Le contre – transfert.
Il a oscillé tout au long du travail entre deux extrêmes :
- d’un côté une appréhension anxieuse face aux expressions d’un surmoi « sévère et féroce », comme l’avait formulé FREUD, et d’une « relation impitoyable », selon la formule de WINNICOT à propos du bébé. Crainte et appréhension qui tendaient à stimuler mon propre sadisme, puis à me déprimer devant la passivation qu’induisait pour moi l’attente de l’attaque contre les enveloppes de mon corps, de mon espace et de mon organisation,
- d’un autre côté le sentiment de partager une proximité émotionnelle et d’être engagé dans un pacte vital pour la construction d’une issue psychique. Ce qui reléguait le problème de l’agressivité et de la destruction au rang de moyens pour retenir mon attention.
Le maintien du cadre a permis à Victor de découvrir une alternative à l’envahissement de sa vie psychique par les sentiments d’étrangeté et de persécution du fait même de les partager en partie avec moi. Il a très vite su utiliser la séance et protéger lui – même le cadre, à sa manière, faisant évoluer ses attaques vers la modalité du jeu, certes toujours provocateur et exigeant mon intervention pour contenir les débordements, mais s’affranchissant progressivement de l’équation symbolique ( H. SEGAL ) pour se déployer dans le registre de la représentation.
En m’associant à des jeux mettant en représentation la représentation elle – même, la symbolisation devenant objet d’investissement commun, Victor a su me communiquer de l’espoir en me permettant de trouver du plaisir à penser dans la séance. C’était la contrepartie de la destructivité dont je savais qu’elle était aussi une condition de la créativité.
L’alternance de mobilisation de mon corps pour des actions physiquement contenantes - délimitantes et de moments de co- production psychique assez jubilatoires m’a confirmé le principe logique à l’œuvre en psychothérapie analytique de l’enfant et, au delà, dans toute prise en charge soignante. L’opérativité thérapeutique tient à l’articulation, d’une part de l’activité interprétante qui modifie la valeur signifiante des contenus et, d’autre part, de l’activité de maintien du cadre qui assure sa permanence. Ainsi, une psychothérapie finit – elle par diffuser une sorte de « pédagogie active » basée sur ce lien entre modification et permanence qui n’est pas sans effet sur la dynamisation contre - transférentielle périphérique. C’est dire que le processus qui se développe entre thérapeute et patient infiltre progressivement l’environnement intersubjectif.
Mon effort a été tout au long d’aménager une bonne distance pour le maintien du lien et l’aménagement de la séparation, mais aussi pour permettre l’émergence de ce qui est apparu comme une communication collective . Je me suis en effet aperçu que Victor tentait d’amener du monde dans la séance, que celle – ci se peuplait des compagnons imaginaires qu’il y introduisait. C’étaient des personnages féminins rapportés, me semble – t – il, à sa sœur aînée. Quel statut donné à ces productions ? Fallait – il les prendre au titre de l’activité hallucinatoire dont elles présentaient les traits, ou bien fallait – il les considérer comme témoins d’une étape progressive de la figure du double comme l’ont proposé Ronald BENSON et David PRYOR. « Le compagnon imaginaire, disent – ils, et l’objet transitionnel servent à protéger le développement de la représentations de soi. », Ils font « …partie des gardiens narcissiques. » Dans ce qui s’est aussi avéré du registre des gardiens narcissiques, mais cette fois survenant dans le réel extérieur à la séance, a eu lieu dans la famille un événement mutatif. La naissance d’un petit frère est venue modifier plusieurs facteurs dans l’intersubjectivité familiale. Cette naissance est venue re-valider la capacité procréatrice parentale et soulager Victor du fardeau fantasmatique d’avoir par son handicap endommagé le pouvoir générationnel des parents et donc de la famille.
Elle a permis aussi de réamorcer les représentations de Victor comme vecteur narcissique générationnel. Car la cécité, ça n’empêche pas d’avoir des enfants, certes, mais quels enfants, porteurs de quelles malformations ? Tels sont les doutes anxiogènes et dé narcissisants qui viennent perturber les constructions identificatoires dans la famille et notamment dans la fratrie.
Les miroirs de l’intériorité.
Le petit frère a permis la relance d’une dynamique de symbolisation sous forme d’une élaboration des discriminations portant sur la différence des sexes, des places générationnelles et sur l’écart entre réalité sensorielle et réalité signifiante du mot,
A noter sur le plan des émotions et des affects, qu’ à cette période Victor pleurait beaucoup dans les séances, demandait des jeux de nourrice et de la tendresse, rétablissant les liens avec ses besoins précoces et son expérience de bébé en s’appuyant sur l’identification avec le petit frère.
Sur le plan des représentations s’est développé un matériel efflorescent portant sur l’intériorité : l’expérience sensorielle imaginaire d’être enfermé dans un ventre, mêlé aux liquides organiques, avalé et vomi. Il m’associait étroitement à ces descriptions, me questionnait beaucoup sur mes propres sensations suggérées par lui et s’y identifiait aussitôt, dans un intense mouvement jubilatoire. Le fait que le thérapeute soit ainsi désigné dans une fonction de miroir de l’intériorité était le signe que les autres miroirs de l’intériorité que sont la génération, le groupe familial, et l’activité psychique intégrée du sujet lui –même, reprenaient enfin du service après avoir été endommagés par les effets traumatiques de l’annonce du handicap.
Je m’arrêterai là de l’étude du cas sans évoquer d’autres axes signifiants apparus dans le cours du travail. Je voudrais maintenant croiser ces éléments cliniques relatifs aux miroirs de l’intériorité avec d’autres éléments issus des cliniques du quotidien institutionnel, des suivis familiaux et des groupes de parents. Cet ensemble d’observations amènent à considérer l’hypothèse que le trauma constitue, en dernière analyse, un risque de désocialisation non seulement pour le sujet, mais aussi pour son groupe primaire et produit, dans le cas de trauma collectif des effets de destruction du tissu social lui – même comme l’a montré l’ anthropologue J.TURNBULL dans son étude sur les IKS de Tanzanie. Mais restons–en aux effets du trauma sur l’intersubjectivité du groupe primaire.
Handicap et traumatisme psychique.
Comme le dit WINNICOTT, l’enfant handicapé l’ait d’abord dans le regard de ses parents. L’ombre portée de ce regard va l’affecter. Au cours du temps il devra l’élaborer en même temps que la conscience de ce que signifie son handicap pour le monde qui l’entoure. L’ombre du regard d’autrui, ses arrière plans phobique ou dépressif, il devra en élaborer les significations afin de se construire une personnalité intégrant les éléments d’une douleur prise dans les représentations du généalogique familial. Ainsi, la clinique du handicap attire – t - elle l’attention sur les connexions dynamiques existant entre corps vécu, transmission généalogique, intersubjectivités familiale et sociétale.
Ce qui est attendu d’un bébé de la part de ses parents et de sa famille - comme l’ont montré Piera AULAGNIER au travers de la notion de « contrat narcissique primaire », et Pierre LEGENDRE dans sa réflexion anthropologique sur « L’inestimable objet de la transmission » - c’est le signe que les lignées assument, par leur alliance, le principe de succession dont le but est à la fois la différenciation par l’exogamie et le transfert identitaire par le biais du lignage. Tout signe visible ou invisible ( résultat d’une projection ) dont serait porteur le bébé et qui viendrait altérer les représentations du narcissique généalogique, non seulement place les parents dans une position paradoxale vis à vis de leur enfant en tant que vecteur généalogique, mais encore réactive leur culpabilité relevant du fantasme incestueux inconscient.
Le système des investissements parents – enfant, objectaux et narcissiques, s’en trouve affecté, notamment dans la réalité des interactions précoces. On retrouve ensuite, au cours des psychothérapies, cette paradoxalité et la trace d’une culpabilité massive dans la structure des représentations que l’enfant a de lui - même. Le trauma psychique constitue bien une menace sur l’ordre de l’intériorité dans ses trois dimensions : de la subjectivité individuelle, de l’axe horizontal de l’intersubjectivité familiale et de l’axe vertical des représentations du généalogique. Du fait de ses caractéristiques transubjectives immédiatement repérables, la clinique de l’enfant handicapé fournit pour le clinicien un accès privilégié pour la compréhension du traumatisme dans son champ étendu à l’intersubjectivité et pas seulement dans celui du psychisme individuel soumis à l’excès d’excitation ou à la carence d’investissement.
Ici l’origine du processus pathogène est daté, même si un trauma réactive toujours la chaîne des traumatismes vécus. Nous rencontrons les parents et l’enfant au « Service d’Accompagnement Familiale et d’Education Précoce » où s’effectuent les premières consultations. La douleur des parents, les formes défensives qu’ils mettent en place pour survivre psychiquement et l’influence de ces modalités sur les interactions avec le bébé sont à traiter dés la première rencontre.
Par la suite, les prises en charge montrent fréquemment des mouvements transférentiels en « dents de scie » entre parents et institution. Ces mouvements mobilisent le déni, l’idéalisation, l’agressivité et la quête de compensation. Ils activent la sphère du vécu persécutif et les fantasmes archaïques aussi bien pour les parents et l’enfant que pour les membres de l’équipe, et contraignent ainsi le fonctionnement du groupe soignant.
Que le lien primaire soit concerné par cette aura persécutive est un problème crucial dans la mesure où le bébé n’a pas encore constitué les mécanismes de secondarisation lui permettant de faire évoluer des fantasmes archaïques qui tendent alors à se figer sous forme d’angoisses corporelles, telles que les a décrites WINNICOTT ( morcellement, effondrement, écoulement.)
A partir des contraintes psychiques vécues par les équipes dans ce service nous avons été amenés à réfléchir sur les moyens à mettre en œuvre pour accueillir cette douleur parentale qui apparaît indirectement et sur un mode symptomatique.
Nous observons que le lien parents – enfant – équipe soignante construit son « intériorité » en même temps que l’enfant construit son propre lien interne. Ce qui montre que l’internalisation du lien par l’enfant obéit à une forme de dynamique spéculaire « inter – contenants ». Sans doute faut – il plusieurs miroir pour se reconnaître, ce dont va attester par la suite l’organisation des identifications oedipiennes et de la bisexualité psychique.
D’emblée, l’enjeu est de fournir des cadres pour le sens à chaque « niveau enveloppemental ». D’où l’intérêt d’orienter le fonctionnement du soin vers un type de dispositif dialectisant différentes propositions d’accueil et de travail, des pratique « en individuel » aux différentes situations collectives. Sans négliger le « tierçage » du fonctionnement de l’équipe spécialisé par un dispositif pertinent d’analyse des pratiques.
La pluri modalité du dispositif est, en effet, la première condition pour recevoir et traiter les charges de transfert négatif mises en jeu par les effets de déliaison consécutives au trauma. Ces différents pôle de l’accueil thérapeutique permettent la diffraction d’un transfert qui a toujours tendance à se massifier sous l’effet du vécu persécutif et dont l’élaboration passe par l’émergence des figures fantasmatiques en jeu.
Comme s’il s’agissait, face aux attaques contre l’intériorité, de recréer un objet psychique externe capable de remplir une fonction spéculaire tout en survivant du fait de ses propriétés de permanence et de transformation.
Les prises en charge institutionnelles sont amenées à proposer ce type d’objet thérapeutique sous la forme d’équipes soignantes préparées à repérer et élaborer ces mouvements régressifs tels que, dans le transfert, c’est l’équipe elle – même qui devient pour les parents cause du dommage subi.
Les parents des bébés aveugles ou malvoyants, nous disent : quand on franchit le seuil du centre spécialisé, on se rend compte que notre bébé n’y voit pas. Chez nous on l’oublie. Sous entendu : c’est donc du fait de votre existence que cette réalité nous saute au visage et que la douleur survient.
Le paradoxe est ici de symboliser ce qui est vécu comme dé-symbolisant : la mise en rapport de l’intériorité psychique avec un élément destructeur. Un « objet étranger dans le psychisme » disait S. FREUD à propos du trauma.
Le destin de symbolisation d’un tel objet revêt une importance capitale non seulement pour le devenir de l’enfant mais aussi pour la parenté future qui, comme l’ont montré N. ABRAHAM et N. TOROK, hérite d’un impensé encrypté. L’élaboration de la part de destructivité contenue dans le lien constitue ici un accès thérapeutique à privilégier.
La crise entre parents, enfant et institution, est à interpréter comme signal du « kairos », le moment opportun pour la rencontre, comme aime à le rappeler J. OURY.
La crise est en effet souvent le signe que la situation entre dans un moment fécond, que nous faisons désormais partie de « l’espace psychique élargi » de cette famille », notion empruntée à Ph. JEAMMET. En s’engageant dans la prise en charge de l’enfant handicapé, les professionnels acquièrent le statut de protagonistes intégrés à son drame.
En réalité, nous prenons position d’écran projectif, ce qui peut avoir comme effet immédiatement positif de décentrer l’enfant vis à vis de projections parentales ainsi défléchies. Il n’est donc pas surprenant de voir des enfants aller mieux et même amorcer de véritables reprises de développement au moment même où les équipes se débattent avec les parents dans des conflits où affleure la destructivité.
Ces fantasmes de destruction, afférents aux différents sites de l’intériorité, généalogique, groupale et corporelle, apparaissent suivant une modalité active ou passive. Ils engagent l’ensemble des partenaires dans le jeu projectif qui inaugure le transfert.
Le problème va être pour l’équipe de maintenir une élaboration dans ce contexte de destructivité et de culpabilité inconscientes qui imprègne le lien transférentiel. Ce qui suppose - selon WINNICOTT, et comme le rappelle René ROUSSILLON, trois caractéristiques aux réponses de l’objet : l’absence de retrait – l’objet ( l’équipe ou le psychothérapeute ) doit se montrer psychiquement présent -, l’absence de représailles ou de rétorsion – l’objet ne doit pas engager un rapport de force avec le sujet. Cependant, ajoute ROUSSILLON, ces deux caractéristiques premières et souvent seulement évoquées, ne suffisent pas… il ( L’objet ) doit se montrer créatif et vivant. C’est cette reprise de contact qui est décisive dans la découverte de l’extériorité de l’objet… ». Autrement dit l’équipe doit assumer le paradoxe d’agir un travail psychique au moment même où elle se sent attaquée.
Contre – transfert et co- production psychique.
Cette hypothèse du rôle thérapeutique des co-productions psychiques et de la prise en compte des mouvements transféro-contre-transférentiels entre soignant et soigné vient de loin dans l’histoire de la psychanalyse. On en trouve les traces originelles chez FERENCZI avec les notions de mutualité et de réciprocité dont il convient de reconnaître la valeur heuristique, comme nous y invite Michael BALINT, pour les avancées les plus significatives de la psychanalyse dans les champs de l’enfant, de la psychose et du groupe. A sa suite, Bion a été un relais majeur de cette conception de la psychanalyse comme dynamique constructive .
On retrouve aujourd’hui largement répandu parmi les praticiens cet axe théorique sous forme de l’évidence pratique de l’analyse du contre transfert et de l’intersubjectivité constructive dans la cure, sans pour autant que les contradictions épistémologiques avec la doctrine freudienne originelle soient formalisées et résolues au travers de modèles intégrés, comme l’a remarqué Sara BOTELLA dans une récente communication sur « La notion de théorie implicite en psychanalyse de l’enfant. ». « Mon hypothèse, dit – elle, est que chez tout analyste d’enfant, on trouve, comme partie intégrante de sa pratique ordinaire, une théorie implicite de l’inséparabilité processuelle , pendant la séance d’analyse, des deux psychismes au travail ». On peut ajouter que les équipes thérapeutiques sont en train de se concevoir, elles aussi, selon de tels modèles implicites.
La prise en compte des inter modifications subjectives dans la cure ou dans les pratiques groupales et institutionnelles, n’a donc pas fini de ré interroger la théorie sur le point du « corps pensant ».
Ce jeu de résonances signifiantes permet l’émergence de contenus qui n’accèdent pas à la figurabilité par d’autres voies. On est là en quelque sorte dans le registre de l’inconscient de la psychanalyse : en contact avec un fond obscur constituant la racine anthropologique de l’acte thérapeutique en tant que pratique du symbolique.
De là découle une question effectivement dans l’air du temps : La psychanalyse évoluerait – elle vers quelque chose qui ne serait formalisable qu’au prix d’une rupture avec la théorie originelle ?
Comme le définissait un garçon de neuf ans : « La psychothérapie c’est quand mes parents ont été d’accords ». Un autre âgé de treize ans disait « la psychothérapie ça sert à inventer ». Inventer pour faire des liens, réaliser des accordages entre monde externe et monde interne.
Car l’orientation actuelle des pratiques n’est pas seulement due à l’évolution des pathologies, elle obéit aussi à l’évolution du regard culturel qui semble indiquer le passage d’une problématique individuelle entre corps et psyché, à celle d’un psychisme transitionnel et transactionnel entre corps vécu et relation à l’autre.
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