jeudi 29 mars 2007
Sous ce titre, Identification d’un fils , choisi dans le souvenir troublé du film d’Antonioni, Identification d’une femme , résonne le cœur trop souvent oublié de nos pratiques – la peine du vivre, le tourment de la différence des sexes, la déchirure et l’exil.
Musique ? Celle d’un Stabat Mater .
Cet intitulé fait exergue au cas ci-dessous présenté, il souligne ce qui m’oriente, ce qu’il en est pour moi, dans mon exercice d’éducateur de milieu ouvert, de la question la plus essentielle. Cette question quelle est-elle ? En termes simples, celle du « grandir ». En termes plus savants, celle de l’identification sexuée – celle de l’ assomption subjective infinie de la différence des sexes, par où transite tout le cours de la différenciation subjective , de l’identification du sujet à soi et aux autres.
Ouvrir cette question, qui est aussi celle du rapport de chacun à la Loi , en repérer les plans distincts, juridique et non juridique, la porter, s’il le faut comme on porte le fer, au cœur des politiques institutionnelles, me paraît être la seule voie politique possible pour l’interprète. Une voie qui implique la parole, la voix de l’interprète, où qu’il se trouve. [Par interprète le lecteur voudra bien entendre celui qui ne se prend pas pour… ]
Au regard des confusions, des malaises, des passages à l’acte, si significatifs de la logique de l’indifférencié (de la logique du fantasme) qui écrase peu ou prou les sujets traités, leur parole, et parfois tout aussi bien les praticiens, il conviendrait de comprendre, beaucoup plus que je ne l’observe, en quoi la mise en œuvre de la limite et de l’écart dans l’exercice de nos fonctions est bien l’important. Bien plus important par exemple que les contenus des discours, que les références proclamées, portées en bandoulière.
La problématique de l’identité/altérité que je tente ici de souligner, pour être celle de la reconnaissance de l’autre en soi, de l’autre comme soi – problématique relevée par Rimbaud sous sa formule du Je est un autre – se trouve, tant au plan individuel que collectif, nouée, généalogiquement et institutionnellement nouée, comme cela s’éclaire depuis Freud, à la problématique œdipienne . Laquelle problématique oedipienne n’est en rien réductible, comme d’aucuns le laissent accroire, à quelque objectivisme du « modèle », à quelque familialisme que ce soit. Ce que l’apport de Lacan (en particulier sur le rapport de la parole et du langage dans le sujet ) permet de mieux appréhender.
[Je note ici au passage : à vouloir effacer la problématique œdipienne, comme y tendent les discours post-modernes de la sexualité libérée , du libre choix du genre , celle-ci ne peut que revenir, de manière sauvage, dans le réel. Cela ne peut également conduire qu’à réifier le cours dialectique de l’identification, que pousser à la réification sexualiste homo/hétéro, aux fausses divisions et au clivage identitaire, et au final à ce nouveau familialisme d’Etat, dont je crains que nous ne soyons en train d’observer que les prémisses.]
Au regard du désir, du désir inconscient d’inceste et de meurtre qui habite l’homme, l’exercice de nos fonctions, que cet exercice soit celui d’un juge, d’un responsable administratif ou institutionnel, d’un éducateur ou d’un psy, a profondément à voir avec la fonction symbolique « parentale » institutionnelle d’ensemble . Voilà ce qui se trouve occulté, nié, méconnu, par tous ceux qui au bout du compte, aveugles sur eux-mêmes, incapables de retourner le regard vers eux, considèrent le « travail social », derrière les proclamations humanitaristes de façade, de la manière la plus triviale et cynique qui soit : comme une simple fonction sociale de gestion du sujet et de régulation du troupeau humain.
Depuis plusieurs décennies le technocratisme médico-psycho-éducatif, parfois enrobé du signifiant noble de « psychanalyse », a participé, en toute innocence of course, de la plus lourde tendance à la « gouvernance » des cas, laissant aller sous les justifications les plus diverses, passion d’emprise, volonté de puissance, séductions et jouissances des pouvoirs de tous ordres.
La plupart des politiques institutionnelles (politiques auxquelles seuls les transgresseurs, les plus créatifs, et les interprètes échappent) visent à gérer les cas et les sujets à la manière dont le management, tout aussi ignorant de son pouvoir symbolique qu’il est de lui-même (de sa destructivité), prétend gérer les personnels . En occupant et en bouchant, dans le meilleur style féodal, le lieu vide du Pouvoir souverain, du Père. Qui ne voit cela, qui ne travaille à s’en extirper, fait le lit du pire à venir.
Habiter sa fonction, l’habiter de manière référée, j’entends là référée à la Limite qui s’impose à tous, c’est à mon sens travailler, cas après cas, en modestie, à distinguer en quoi sa fonction, comme fiction, participe de la fonction symbolique « parentale » institutionnelle, c’est repérer en quoi donc, de par ses limites mêmes, les limites à soutenir par le praticien, toute fonction a vocation clinique, vocation à valoir, dans l’ordre de la représentation, comme médiatrice de la relation du sujet au Pouvoir, à la Référence 1 .
Que venons nous faire sur la scène ? Que pouvons nous bien vouloir aux personnes traitées, que demandons nous aux tutelles, aux dits « partenaires »? Que nous veulent et nous demandent les tutelles ? Quid du Malaise ? Pourquoi la psychologie, pourquoi la psychanalyse, pourquoi le travail social ? Pourquoi les lois ? Pourquoi l’intervention d’un juge des enfants ? Pourquoi l’intervention d’un éducateur d’AEMO ? Pourquoi tant de volonté de ne pas savoir, pourquoi tant de manœuvres pour écraser le pourquoi ?
N’y aurait-il donc plus rien à connaître et à reconnaître en chacun de l’irréductible du désir insu qui nous tient, de l’enjeu de meurtre qui habite l’humanité, qui nous habite ?
Avant de rapporter brièvement le cas, au plus près de la façon dont j’ai de celui-ci, et de mon exercice d’éducateur d’AEMO, institutionnellement rendu compte (dans le service où j’exerce, et par un « rapport » au magistrat ordonnateur de la mesure), il me faut préciser ma position.
Parlant d’autrui c’est aussi de moi que je parle.
Parlant de personnes de nationalité marocaine vivant en France c’est aussi de nous, français, que je parle.
Je laisse sur cet aspect des choses, la parole à Pierre Legendre, dont l’œuvre, à laquelle je suis enlacé, depuis longtemps m’accompagne :
« On ne peut pas disséquer les autres et prétendre les laisser indemnes, tout en évitant soigneusement d’appliquer le même mode de questionnement sur soi-même. L’identité/altérité étant indissolublement liée, le meurtre de l’autre, le meurtre des cultures autres, ne peut que faire retour vers celui qui se prétend mu par l’esprit pacifique du désir de savoir. »
(cf. Sur la question dogmatique en Occident, II, texte 10, Religion, un concept épuisé. Itinéraire vers son dépassement , p. 180, Fayard, 2006)
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Ouverture du cas
Le secteur social (une MDSI) signale au Parquet, qui transmettra au Juge des enfants, la situation de la famille A., famille marocaine dont seule la fille aînée, pour s’être mariée avec un français (qui d’origine catholique s’est converti à l’Islam), a la nationalité française. Il est indiqué dans ce signalement que Mme A., venue avec ses enfants rejoindre son mari il y a une quinzaine d’année, vit depuis plusieurs années seule avec les enfants. Son mari aurait quitté le domicile, où il ne passerait qu’une ou deux fois l’an. Il est dit que la mère manquerait d’autorité auprès des garçons : Mohamed, qui a 17 ans est placé en foyer de la PJJ pour actes de délinquance, Mounir qui a aujourd’hui 14 ans, et son dernier, Youssef, qui a 10 ans. Il est dit qu’elle délèguerait ses responsabilités aux deux filles aînées. Madame aurait aussi refusé les propositions d’aide qui lui ont été faites au titre de la prévention.
Une I.O.E., concernant le seul Mounir, est d’abord ordonnée par le magistrat.
Dans le rapport-bilan de cette I.O.E. il sera noté que le garçon peut entrer dans l’échange avec l’éducateur , mais qu’ il se referme s’il est question de son père , dont on ne sait pas très bien s’il vient ou non parfois au domicile familial. La mère ne parle pas des conditions de la séparation avec Monsieur, ni ne donne d’indications sur leur lien actuel.
Entré en 6ème Mounir s’est un peu calmé, mais des comportements déviants, toujours inquiétants, sont apparus. Le garçon s’est trouvé mêlé à une histoire de racket dès le début de l’année scolaire ; le collège le soupçonne aussi de boire et de fumer du shit.
Le bilan psychologique souligne que s’il se présente comme un garçon poli, pouvant être coopératif, il reste tr è s défensif , dans une position marquée par un déni important de la dépression . Il est aussi dit qu’il paraît animé par de fortes angoisses et une dynamique psychique inquiétante .
Dans sa conclusion l’éducateur qui a rencontré le garçon dans le cadre de cette investigation note que si Mounir est demandeur d’une relation , il semble aussi craindre que l’intervention éducative ne soit qu’une sorte de surveillance , qui pourrait faire obstacle à l’autonomie dont il veut bénéficier sans toutefois en faire forcément mauvais usage.
Suite à la réception de ce bilan, qui conseille une intervention d’AEMO, et suite à une audience où se rendra la mère avec son fils, une mesure d’AEMO d’un an est ordonnée par le juge des enfants. Madame A. dit au juge qu’elle est d’accord, que sa porte est toujours ouverte .
Réception de la mesure
Recevant cette mesure du Tribunal pour Enfants, nous nous sommes interrogés, chef de service, éducateurs et psy de notre petit groupe de travail, comme nous en avons pris l’habitude, en ayant peu à peu compris l’importance de cela, sur le contexte qui a présidé à cette mesure, sur ce qui pouvait être attendu de nous, par le secteur social, par le magistrat, par la famille.
Nous nous sommes demandés pourquoi il a été parlé dans le signalement d’un échec du travail de prévention . Quel échec ? Pourquoi cet échec ?
Pourquoi maintenant cet accord de Madame ? Quel accord ?
Est-ce trop s’interroger ? Nous ne le pensons pas. Nous pensons tout au contraire que c’est à forclore ce type de questionnement que les magistrats de la jeunesse peuvent pour le moins se retrouver instrumentalisés dans la décharge du malaise , dans ce registre, très imaginaire, de la demande , qu’elle soit celle des tutelles administratives ou celle des familles – celui d’une omnipotence fantasmatique.
Nous avons peu à peu conquis, à des degrés divers, de ne pas recevoir au pied de la lettre la demande plus ou moins sous-jacente aux ordonnances d’AEMO.
Pourquoi par exemple ici le magistrat n’aurait-il pu renvoyer Madame et le secteur social à leurs propres limites et à leur propre responsabilité dans la scène par rapport à Mounir ?
Le juge, tel le père, serait-il donc le seul en charge de la Loi, et la Loi réductible à la police des familles ?
Sur la base de cette ouverture du questionnement, chargé d’exercer la mesure comme on dit, je me suis avancé dans la scène.
Déroulement de la mesure. Observations et constructions.
Dès le début de notre intervention, au domicile familial, j’ai proposé à Madame de rencontrer son fils, une fois par semaine, le mercredi en début d’après-midi. Elle a accepté, et le garçon, dès ce premier abord, est entré de manière plutôt ouverte dans l’échange. Mais il m’est assez vite apparu que si Mounir n’était pas insensible à l’intérêt que je pouvais lui porter, lors des rencontres hebdomadaires, avec un temps assez important centré sur son travail scolaire, il n’en cherchait pas moins à échapper à ce que pouvait impliquer pour lui, mais aussi pour sa mère et sa sœur aînée, la relation d’AEMO. Plusieurs petits épisodes d’absence aux rendez-vous du mercredi, absence toujours justifiée après-coup par la mère ou la sœur, m’ont amené à percevoir combien le garçon demeurait sous le seul empire maternel, celui de la communauté formée par la mère et les sœurs, comme interdit d’investir tout ce qui pouvait l’amener à « grandir », par exemple sa réussite scolaire et la relation avec l’éducateur. Notons que les jours de mon passage où Mounir était absent, la porte du domicile, un peu entrebâillée, était effectivement ouverte, mais il n’y avait personne à l’intérieur qui répondait.
Derrière cette absence (dont je ne fus pas alors prévenu) je compris que s’engageait surtout toute la propre question, refoulée, du « refus » de Madame… La possibilité même de fermer la porte au père… A quel père ?
Ce pourquoi il ne pouvait s’agir pour moi d’écraser cette expression du « refus », qui pour autant ne me laissa pas sans voix, en raison de la destructivité qui aussi s’y engageait, et dont je pris acte, de manière d’ailleurs un jour un peu vive… J’étais agité par une mauvaise humeur… Ce qui m’alerta sur ce qui d’une possible séduction , et derrière celle-ci du meurtrier en moi , me transportait auprès de Mounir, du côté de la place laissée vide du père…
Le garçon n’avait pu jusqu’alors, dans un pareil contexte familial, hors soutien du père, du père comme tel – j’entends là le père qui supporte sa propre part de manque –, élaborer son propre refus, élaborer sa destructivité, trop menaçante, trop inquiétante tant elle restait prise dans une seule relation duelle à sa mère, avec le risque de rejet associé. Il s’est retrouvé, à l’extérieur, la proie d’une destructivité laissée en plan dans la scène familiale, la proie des tentations transgressives et des fausses compensations habituelles à la « dépression » sous-jacente, à la mésestime de soi. Ce pourquoi ce garçon, qui reste encore bien dispersé, a souvent la tête ailleurs comme je peux parfois le constater, et comme le disent ses professeurs.
Si Mounir file doux à la maison, où mère et sœurs « gouvernent » dans une exigence plus orientée vers la domesticité que vers le travail scolaire, la question se pose de savoir comment lui ouvrir la porte du « grandir », celle d’une vraie et patiente maturation.
L’impasse du « grandir » pour ce garçon, impasse que manifeste son manque d’investissement scolaire, cette façon d’avoir la tête ailleurs que là où il est – ce que je m’efforce de déjouer auprès de lui (en jouant par exemple cet exercice qui consiste à devoir se parler en se regardant ) –, me paraît être classiquement celle d’une scène familiale marquée par l’absence du père. Mais cette absence du père n’est pas tant à mes yeux l’absence concrète de son père, que la manière dont Madame se rapporte au père, à la figure du père .
Pour Mounir le père n’est-il qu’un autre lui-même, je veux dire qu’un fils inclus dans la communauté des mères – communauté significativement placée sous le portrait en majesté du grand-père maternel qui trône au-dessus de la porte du salon ?
Le fils ne peut-il être qu’inclus ou exclu de la communauté, qu’un fils qui peut se trouver tout aussi bien un jour « couvert » en ses transgressions que le lendemain, s’il manifeste quelque existence séparée, rejeté, exclu de cette communauté ?
D’où la question princeps de savoir si le père pourrait enfin valoir pour ce garçon comme une figure qui d’être sexuée, tout à la fois distincte et liée à celle de la mère , n’en soit pas moins aimable?
A propos du portrait du grand-père maternel qui trône, Mounir m’avait d’abord dit : « c’est mon père »… J’entendis là qu’il convenait de travailler à remettre pour lui, mais aussi auprès de sa mère, les figures à leur place : le grand-père paternel à sa place, le père à sa place, le juge à sa place, l’éducateur à sa place. Cela m’a semblé être la condition pour établir un échange qui ouvre les choses, avec Madame et son fils.
Peu à peu nos rencontres, se ritualisant, ont débouché sur un mode d’échanges plus souples, mieux triangulés , où chacun, la mère, le garçon, l’éducateur, peut se retrouver à son tour tiers exclu mais non rejeté … Ces rencontres sont devenues beaucoup plus vivantes. Mounir avance moins masqué et s’engage, comme je l’y autorise aussi, de manière directe, dans la parole , dans de petits affrontements de rivalité, qu’il me plaît de déjouer. Il est maintenant le plus souvent ravi de voir de quelle manière sa mère parle plus directement en français avec moi (Mounir devant moins traduire !), à la fin de nos séances de travail. J’ai le sentiment qu’il a compris que je ne me proposais pas de boucher la place vide de son père, autrement dit de boucher son propre manque. Il a d’une certaine manière accusé réception du fait que je ne lui renvoyais pas l’absence de son père disons comme une absence « d’objet », source du malheur… Je le sens moins « dépressif ». Il se se sent autorisé par moi (à travers ce que j’en dis à sa mère, et non par quelque autorisation directe !) à aller dehors ; cette liberté le livre moins à lui-même (à son fantasme), avec peut-être un peu moins de risque aujourd’hui d’en faire forcément mauvais usage. Ce sur quoi avait paru parier, avant moi, auprès de Mounir et de sa mère, l’éducateur (un vieux camarade) qui a mené l’investigation.
Il ne faut toutefois pas trop idéaliser : le garçon reste encore un peu fuyant par rapport à moi, par rapport au collège, à sa scolarité, et le restera d’autant que la relation à sa mère (et au-delà de celle-ci, à sa communauté d’origine) restera insuffisamment médiatisée en vérité pour lui.
Si la médiation est ratée, autrement dit si dans la mise en œuvre de notre intervention la figure du père (qui pourrait être tout aussi bien véhiculée par une éducatrice !) opère comme une image ou toute protectrice et maternalisée, ou intrusive et toujours menaçante, alors Mounir, comme semble-t-il son frère aîné avant lui, aura autant de mal à devenir et à se vivre français d’origine marocaine, à dialectiser sa culture d’origine à la Référence française, qu’à trouver sa fierté de garçon, qu’à se viriliser, au bon sens du terme.
La question reste de savoir comment continuer à aider ce garçon aux bonnes capacités, mais dont sa mère a besoin comme il m’a été dit un jour par la sœur aînée, s’opposant de manière très agressive et impérieuse à l’idée d’orientation en internat (alors évoquée par Mounir lui-même), à « grandir ». Le pourrait-il si ne s’ouvre pour lui, dans des conditions subjectivement viables, la possibilité du dehors , l’échange avec l’autre, avec l’ étranger ?
S’il convient d’un côté me semble-t-il, de ma place d’éducateur d’AEMO, d’encourager la mère à ne pas trop le laisser aller, il importe surtout, on l’a vu, que je ne me fasse pas le seul agent-relais de la castration du garçon par la mère et les sœurs…
L’essentiel est que son contexte de vie se triangule, que le collège puisse par exemple valoir pour lui comme un espace tiers, comme un espace qui pour ne pas être le simple prolongement de l’espace familial, n’en soit pas le rival… Ce qui ne se peut si nous cherchons à prendre le dessus sur ses propres images fondatrices…
Si, par séduction, ou autoritarisme, dans l’insu d’une haine et d’une rivalité fantasmatique laissées libres, on cherche à faire triompher notre propre roman familial national, à placer nos figures professionnelles (dès lors privatisées) au-dessus de ses figures parentales fondatrices, alors nous contribuons, que nous le voulions ou non, à priver un tel garçon de la scène de la représentation qui préside à son « grandir ». De cette « scène » – scène de légalité des représentations fondatrices de Mounir – l’intervention judiciaire est comptable. Elle doit pouvoir en être l’ultime garante.
Si par des interventions abusives, outrancières, par le mépris, le sentiment de supériorité si souvent affichés à l’endroit des traditions et des cultures autres, nous venons délégitimer les images fondatrices mère et père de ces enfants de l’immigration, alors il est vain de prétendre les « intégrer ».
Je ne saurai, livrant ma propre leçon, assez insister sur ce point : ce qu’il s’agit avant tout de redonner à ces jeunes, comme disait Dolto, c’est leur fierté d’être au monde, et pour cela, comme elle le disait aussi, il convient de leur redonner leur scène originaire – la scène du mythe adéquat au « grandir » .
Il s’agit de leur redonner symboliquement, et non au niveau de la réalité, au seul niveau de la « relation d’objet »… En cette affaire la chansonnette de l’accès au père est en règle générale on ne peut plus confusionnelle ! Redonner c’est ici tout le contraire que chercher à boucher à tout prix l’absence, à remplacer l’absent. Vouloir donner ou redonner ainsi de l’ objet-père , c’est l’inceste, c’est une voie de folie !
Ce qu’il convient aussi de comprendre, et c’est peut-être le plus difficile, c’est qu’ on ne saurait véritablement redonner à ces jeunes leur fierté d’être au monde si on ne les autorise à conjuguer la fierté de leur origine à la fierté d’être ou de devenir français . Cela n’est pas affaire de bons sentiments , mais bien plus de liaison de ces jeunes et de leurs parents à la Référence commune (l’Etat de la République Française), sous laquelle nous trouvons tous ici placés.
Cette liaison passe , et c’est là aussi un point difficile à saisir, par l’articulation des images fondatrices « père » et « mère » de ces sujets à notre droit civil – si tout du moins de ce droit nous ne désintégrons pas, comme nous sommes sur le chemin de le faire, le noyau anthropologique, le noyau atomique dit Pierre Legendre, celui de la différence des sexes et des générations.
Ce n’est que par là que nous pourrons sortir du duel des religiosités et des fanatismes…
Dans le cas présent, la simple intervention du juge des enfants, la simple procédure d’une convocation au Tribunal pour Enfants, la simple demande de l’adresse du père, la simple ritualité de l’audience, engagent cette liaison des sujets à la Référence. Cela, comme je l’observe depuis longtemps, est souvent plus efficient que les contenus des audiences, les contenus des attendus des ordonnances. Ce qui ne me fait pas négliger le poids des discours et des attendus.
Savons nous encore le poids de liaison symbolique du sujet à la Loi que comportent les procédures, la ritualité ?
Dans le temps où nous sommes, celui de la déritualisation et de la déconstruction à tout va des digues du droit civil (sur le mariage, le nom, la filiation), est-il encore possible de faire entendre ce qui précède ? Est-il encore possible de faire entendre ce dont sont privés, symboliquement privés, tant de ces enfants de l’immigration, ainsi livrés sauvagement au Spectacle, à ce mirage de l’Autre Mère auquel, à partir de leur misère économique ou aux détours tragiques de l’Histoire, ont souscrit nombre de ces familles venues vers nous ?
Est-il encore possible de faire entendre en quoi la mise en jeu des images parentales institutionnelles comme images distinctes et croisées, pour fonder le cadre même de la dialectique identité/altérité, de l’identification sexuée, est, tant au plan juridique, sociale que culturel, la condition de la dite « intégration » ?
Je reviens, avant de conclure, au cas. Le point le plus important, le plus sensible, a été une nouvelle fois ici pour moi, par rapport à ce que le SIOE avait noté de l’arrière fond dépressif du garçon, de ne surtout pas venir boucher la place vacante du père, la place laissée vacante par son père. Ce qui supposait de reconnaître, après-coup, comment, dans l’implication (hors de laquelle point de clinique !) je m’y trouvais peu ou prou transporté … Ce à quoi doit pouvoir contribuer le travail institutionnel d’élaboration de nos limites et de l’écart, tant par rapport aux familles que par rapport aux tutelles. Voilà la condition pour que Mounir accède en propre à son manque, à distinguer de celui de sa mère ! Ce qui n’était, en ce cas, pas vraiment établi par l’expertise psy… C’est la condition pour qu’il ne reste à jamais otage du propre arrière fond dépressif de sa mère, le petit de sa communauté d’origine.
Il s’avère aujourd’hui que Mounir, ayant trouvé auprès de moi support identificatoire (sexué) pour se dégager de la dépression de sa mère, est lui-même beaucoup moins dépressif. Et Madame, de manière concomitante, paraît mieux affronter la déchirure commune, l’exil – un exil de la Mère que je parle comme tel auprès d’elle, je veux dire comme « commun ». Autrement dit j’attends d’elle qu’elle me reconnaisse aussi comme un exilé, comme un passant … Elle va, moins triste, à son travail saisonnier, elle part avec plus d’allant aux cours d’apprentissage du français. Les sœurs, qui ont toutes deux de très jeunes enfants, sont aussi aujourd’hui moins agressives à mon endroit.
Nous sommes sûrement loin du compte, mais ce qui a été conquis en sensibilité et en élaboration n’est en rien négligeable, tout au contraire. Je ne connais de toute façon pas d’autre voie.
Ce qui de la scène fondatrice se remet en scène pour Mounir, tant à travers ma rencontre avec la responsable de son collège (que j’ai aimablement moqué de l’avoir trouvé si charmant, lors du voyage de fin d’année du collège, de s’occuper de son propre bébé…), qu’à travers le lien qui s’établit avec sa mère, conditionne son accès à la parole, son accès à un désir distinct du désir d’autrui.
C’est d’un « cadre » ainsi conçu – un cadre non placé sous le joug du fantasme, un cadre où les images parentales jouent tout à la fois pour lui comme égales, distinctes et croisées – que le garçon a à mon sens le plus besoin.
Il a pu ainsi être convenu avec sa mère, suite à ma rencontre au collège avec son professeur principal et la CPE, que Mounir irait trois fois par semaine à l’aide aux devoirs. Mais très vite l’adolescent est venu tester les choses : il s’est absenté une première fois. Un appel immédiat du collège m’a permis de reprendre les choses avec Madame et Mounir ; il est notable que sa mère cette fois là ne lui a pas trouvé de justification, et s’est engagée plus librement, et donc d’une manière qu’on peut espérer plus efficiente, par rapport à cette obligation.
Madame A est me semble-t-il aujourd’hui plus sensible, plus intéressée au fait que je puisse prêter une attention à son fils qui pour viser à le faire « grandir », et donc à le sortir de son giron , ne la rejette ou ne la discrimine pour autant. Elle sait que nous pouvons de manière ultime proposer un « placement », mais que ce n’est pas la voie que nous préfèrerions. Se vivant moins menacée par notre intervention elle autorise aujourd’hui un peu mieux son garçon. Mais cela reste fragile, et les risques de dérive ne sont pas à écarter.
J’ai proposé de poursuivre, de poursuivre ce travail d’étayage et de médiation, ce travail où un certain plaisir, le mien, celui de Mounir, celui de Madame – ce qui peut faire des jaloux – vient donner limite à la jouissance comme disait ce cher Lacan. Un « travail » qui aurait pu, tout aussi bien, être soutenu dans un cadre de prévention.
Pourquoi ce travail de prévention a-t-il été un échec ? Pour des raisons sûrement diverses, mais surtout peut-être parce que les praticiens du secteur social n’ont pas été bien référés, je veux dire pas bien aidés à renoncer à occuper et à boucher la place vacante. Quelle possibilité est offerte à ces praticiens du secteur, par leurs directions, par les psy, de se dégager de leur propre omnipotence, de leur propre tentation de « gouvernance » des cas ?
Comment les travailleurs sociaux, s’ils demeurent dans le roman familial institutionnel , pourraient-ils, comme le disait Winnicott, voyant là la clef de la clinique du travail social, continuer d’exister pour les sujets traités, survivre à l’expression de la destructivité , sans rejeter en retour ces sujets ?
Cela se pourrait-il sans entrer dans une autre forme de liaison à la tutelle ?
Je finirai ici sur cette question.
Daniel Pendanx
Bordeaux, mars 2007
1 Le courant institutionnaliste, dès les années soixante, avait relevé la valeur symbolique de toute fonction institutionnelle, d’où l’idée d’une « thérapeutique institutionnelle ». Mais l’influence de l’anti-juridisme le plus traditionnel, conjugué à la doxa anti-pouvoir naissante, entretenue par nos anti-Maîtres les plus célèbres, a conduit ce courant à faire de la psychanalyse une orientation politique, une référence institutionnelle. Althusser, à sa manière, a eu l’intuition de ce qui se passait là, indiquant aux analystes lacaniens : vous faites de la politique, mais de la plus mauvaise manière ! Sa remarque est tombée à plat !
Le courant institutionnaliste, malgré certains mérites, n’a pas pu tirer toutes conséquences de l’entre-appartenance du sujet et de la société (Legendre), ni se saisir de la fonction anthropologique du droit. L’idée, je devrais plutôt dire l’imposture, d’une « psychanalyse institutionnelle », d’une « psychanalyse sans divan », s’est peu ou prou imposée, s’entretenant du mythe réformateur du « nouveau lien social », de « l’autre institution ». Le psychanalysme, avec son cortège de bons docteurs et de nouveaux pasteurs, de propagandistes et de militants, ses rivalités de chapelle, est parti à l’assaut du champ social… Nous y sommes toujours. Et le « combat » actuel contre le comportementalisme, qui a ses raisons, a je le crains une fonction d’aveuglement de nos milieux sur cet aspect là des choses. Je renvoie sur ce point à mes tentatives d’explicitation sur les forums du site internet Œdipe .
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