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Féminin et mysticisme: mort ou vif

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Joseph Rouzel

samedi 29 mai 2010

Séminaire du 4 mai 2010

Féminin et mysticisme: mort ou vif.

Liminaire d’actualité : L’avion qui devait nous emmener à Damas pour le colloque « Féminin et expérience mystique dans la psychanalyse » est resté cloué au sol à cause du nuage islandais. A qui s'en prendre?

L'explosion au même moment d'un puits de pétrole en golfe du Mexique reçoit pour réponse de BP: on paiera!

Nous les humains, les êtres parlants jaillis de l’humus, avons la prétention de tout maîtriser. Oubliant ce que Kant déjà nous disait: la terre est limitée et nous faisons comme si elle était sans limite.

La polémique avec Onfray fait rage. Onfray se présente en fait comme le parangon du néolibéralisme. Tout ce qui fait obstacle à la jouissance et en constitue un mode de traitement est pour lui à abattre : religion, philosophie, psychanalyse etc Trois évènements portés par la même logique…

J’aimerai ici, dans ce contexte où tout fout le camp, où « tout fout Lacan », comme titrait Libération  à la mort du psychanalyste en 1981, présenter mes bricolages. Ça vaut ce que ça vaut. « La psychanalyse est une pratique délirante, mais c'est ce qu'on a de mieux actuellement pour faire prendre patience à cette situation incommode d'être un homme » (Lacan, « Ouverture de la section clinique »)

Partons d’une intuition. J’imagine des flots d'énergie qui s'interpénètrent, assemblés en des champs différenciés, à la façon des poupées russes:

  • L’énergie cosmique 
  • L’énergie biologique 
  • L’énergie psychique 
  • L’énergie symbolique 
  • L’énergie politique etc 

Tous ces flux énergétique sont régulés par une économie. Un mot issu du grec ancien et qui en comprend deux : oïkos et nomos. ça peut se traduire par : la loi de la maison, la régulation à partir de laquelle chaque énergie peut habiter son champ.

Freud s'intéresse à la confrontation entre énergie biologique et énergie psychique. Ce nouage il le nomme pour la première fois en 1905 dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité : pulsion. Il fournit d’emblée deux indications majeures. D’une part la pulsion est un point limite entre le somatique et le psychique. Et d’autre part la pulsion résulte de l’exigence de travail imposé au corps par la civilisation. Là où l’on voit que la pulsion s’articule d’une part au champ de l’énergie biologique et d’autre part à celui de l’énergie politique, par le biais du traitement du biologique que constitue le filtrage par l’énergie symbolique. Le spracheapparat  (l’appareil-à-parler, comme Freud le désigne dans sa Contribution à la conception des aphasies ) constitue bien le mode d’appareillage de ces divers champ énergétiques. Le vivre ensemble exige, précise t-il en 1917 dans sa première série de conférence : « le sacrifice de la pulsion ». C’est d’ailleurs ainsi que Freud définit le but de l’éducation. Mais l'énergie biologique est première et plus forte que toute autre dans le corps humain. Freud nomme cette énergie première qui déborde, se présente comme en excès: « pulsion de mort » et Lacan « jouissance de la vie ». Cette pulsion de mort ou jouissance de la vie nous maintient en sommeil, et seuls des « événements », au sens où Alain Badiou emploie ce terme, peuvent nous réveiller: tomber amoureux, créer un œuvre d'art, inventer une ouverture scientifique, se lancer à corps perdu dans un combat politique dont on ignore l'issue, etc

Cette jouissance de la vie doit en permanence subir une opération de soustraction, d'extraction, de « mortification ». La mise en œuvre de l’énergie symbolique produit « le meurtre de la Chose ». « Le symbole, précise Lacan, se manifeste d’abord comme le meurtre de la Chose et cette mort constitue pour le sujet l’éternisation de son désir. » ( Ecrits , p. 319) C'est le spracheapparat qui préside à cette opération jamais achevée. L'énergie biologique est barrée dans sa pente naturelle par son appareillage à l'énergie symbolique. L'énergie symbolique s'appuie sur les structures vivantes du langage, et tous ses déclinaison, ce que l'on nomme culture, d'où découlent tous les dispositifs de lien social, éducation, justice, politique etc: « La culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s'éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins: la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des hommes entre eux. » ( Malaise dans la civilisation ) Evidemment tout de cette énergie première ne peut être régulé, d'où les débordements. Tout de la pulsion n’est pas éducable, précise Freud en 1917. Il y a un reste.

L'appareillage à l’énergie symbolique de l’énergie de la biologique (ce qu'on nomme la chair) opère à partir d'une pénétration de l'énergie symbolique ce qui donne à l'humain un corps. L'incarnation de l’énergie symbolique prend corps. Ce que traduit magnifiquement le prologue de l’évangile de Saint Jean.

« Au commencement était la Parole et la Parole a pris corps. Et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. »

Au-delà du contexte religieux, le terme de  logos  qu’emploie Saint Jean, puisqu’il écrit en grec, a une connotation particulière. Il désigne à la fois la vibration du langage, qui imprègne le mot de « verbe », mais aussi la puissance d’évocation. Dans un de ses fragments Héraclite dit que l’univers (l’énergie cosmique) est constitué de feu ( puros ): le monde est un brasier. Et aucune forme ne pourrait apparaître si une autre énergie ne venait s’y opposer. Cette autre énergie Héraclite la nomme : logos. Parler c’est la façon des humains de produire de l’ordre et des formes dans l’univers. Héraclite va jusqu’à affirmer que celui qui se dérobe à la parole est responsable de la destruction du monde. C’est une idée forte qu’un Giordano Bruno reprendra à son compte lorsqu’il affirma que, contrairement au dogme catholique, le monde n’a pas été créé par Dieu en sept jours, mais que chacun d’entre nous poursuit l’œuvre de la Création. Affirmation qui lui coûta cher, puisque pour ce dire et quelques autres, il fut brûlé en place publique à Rome en 1500.

L'incarnation de la parole dans la chair de l’homme lui donne corps. Cette vibration du langage vient d'abord de l'autre. Elle se transmet d'humain à humain. Un souvenir m’est revenu, il y a quelques temps : l’éprouvé dans ma propre chair de cette première rencontre, sous forme de lames de rasoir perforantes. C'est la voix de l’autre qui déchire la chair, la cisaille, la soumet à un découpage sonore: la lalangue (Lcan), la parole d'avant les mots (Antonin Arthaud). Le corps humain est ainsi apparolé. Le vivant biologique est appareillé à la parole. De cet assemblage, plutôt fragile, est issu la fabrication du corps humain. Si le livre de Vesale publié à Bâle en 1543 De humani corporis fabrica , inaugure le savoir anatomique à partir d’un corps humain frappé par la mort, la biologie freudienne se développe sur un corps vivant parasité par le spracheapparat . Le corps auquel s’adresse la psychanalyse, est un corps tissé, tressé, trafiqué de langage. Et le paradoxe c'est que le petit d'homme trouve dans cette effraction de l’énergie symbolique dans l’énergie biologique, matière à résister: symptôme. C’est de cette effraction, ce choc du réel, que nait un je, que le sujet se met en jeu. C’est de cette effraction, vécue comme un traumatisme inaugural, que le sujet répond. Pour résister, se donner du jeu, il va ranger son corps dans les catégories du langage, c'est un choix subjectif, un choix inconscient, mais un choix. Or il n'existe que deux signifiants où ranger son corps biologique, où se carrer l’anatomie, si je puis dire : « femme » et « homme » selon la place que décide d'occuper le sujet dans l'énergie symbolique.

Ce « rangement » de l’énergie biologique dans l’énergie symbolique que l’on désigne par anatomie, c’est ce que Lacan développe dans les formules de la sexuation ci-dessous, dans le Séminaire XX, intitulé Encore .

 Côté « homme » Côté « femme » (voir les formules de la sexuation dans le Séminaire XX)

Je vais m’intéresser ici au bas du tableau.

Partons du côté « homme ». L’homme, au sens de masculin, en tant que sujet barré, donc manquant du fait de son appareillage au symbolique, désire du côté femme, au sens du féminin, jouir des objets prélevés sur son corps. Ces objets @ que Freud déjà désignait comme perdus : sein, fèces, regard, voix auxquels Lacan dans son Séminaire L’angoisse  rajoute cette quinte essence : rien ! Ce mouvement, Lacan le reprendra dans le mathème du fantasme : S barré poinçon @ ( $ <> a ). On peut dire de façon ramassée que : tout du coté « homme » est pris dans l'énergie symbolique; et pas tout du côté « femme ». Pour les hommes tout est dans les mots et pour les femmes pas tout est dans les mots. Du côté « femme » le désir s’oriente en partie vers le Phallus symbolique, non pas le Penisneid  imaginaire de Freud, mais le principe organisateur du langage, qui permet la discrimination à la base du symbolique, notamment la différence sexuelle. Mais pour une autre part, assez mystérieuse, Lacan met en lien La femme qui n’existe pas en tant que LA, donc pas toute, avec S (A barré). C’est à dire le lieu du manque dans l’Autre. D’aucuns désignent ce lieu comme Dieu.

Je laisse de coté les conséquences sur le plan des relations entre sexe, pour m'intéresser à ce que certaines femmes, mais aussi certains hommes marqués par le féminin, vont explorer de ce « pas tout dans les mots », cette exploration que l'on peut nommer mystique.

Qu’est-ce que l’expérience mystique ? Le sentiment d’être inclus dans la houle du monde, hors de soi et ouvert à un au-delà du monde. Notons qu’il s’agit d’un état qui n’est pas seulement réservé aux croyants. Je tire ici quelques indications de Wilkipédia et divers dictionnaires. J’y adjoins au fur et à mesure mes commentaires.

 Albert Schweitzer écrit : « Nous sommes en présence d’un(e) mystique, chaque fois qu’un homme considère comme abolie la distinction entre le terrestre et le supraterrestre, le temporel et l’éternel, et qu’il a le sentiment, tout en restant encore dans le domaine du terrestre et temporel, d’appartenir déjà au domaine supraterrestre et éternel. »

La contemplation est l’attitude mystique par excellence. L’étymologie du mot « contemplation » est très significative. Contempler vient de cum  (comme dans communion) et templum au sens ancien de « espace carré délimité dans le ciel et sur la terre où se disent les augures ». Celui qui contemple voit ce qu’il contemple comme relevant à la fois de la terre et du ciel et il le reçoit comme un message des dieux.

Celui qui contemple communie avec ce qu’il contemple. Il se perd dans sa contemplation, il s’oublie, il se décentre de lui-même. Il est plongé dans ce qu’il contemple avec une forme de sérénité et d’abandon. La contemplation est « l’état de l’esprit qui s’absorbe dans ce qu’il contemple au point d’oublier les autres choses et sa propre individualité » (Dictionnaire Lalande).

Autre caractéristique de l’expérience mystique : le sentiment d’être inclus dans…, inclus dans la houle du monde qui à la fois berce, porte et noie ; et aussi inclus en Dieu comme dans un océan sans rivage au sein duquel on perd les limites de son moi.

Ce « sentiment mystique » d’être « porté par », Romain Rolland et Sigmund Freud l’ont clairement analysé. Romain Rolland, en 1929, alors qu’il se consacrait à la philosophie védantique, caractérise l’expérience mystique comme un « sentiment océanique ». Freud reprendra cette conception pour la critiquer vivement dans son ouvrage Malaise dans la civilisation . Sans doute cela lui fait-il peur en le plongeant dans l’angoisse d’être noyé et de disparaître. Pour Romain Rolland, l’âme individuelle est à l’âme universelle ( brahman  dans la pensée védantique) ce que la vague est à l’océan. Pour l’homme ignorant, la vague de l’âme individuelle se croit indépendante des autres. Mais, chez l’homme éveillé, elle aspire à se résorber dans la masse liquide de l’océan avec laquelle elle fait corps.

Ce « sentiment océanique » est ressenti par beaucoup. Ainsi Proust écrit : « Ma vie m’apparaît comme quelque chose dépourvu du support d’un moi permanent. » Simone Weil dit aussi : « Ce que nous croyons être notre moi est le produit aussi fugitif et aussi automatique des circonstances extérieures que la forme d’une vague de la mer. »

Pour Freud, ce « sentiment océanique » est la trace mnésique, chez l’adulte, de l’expérience du nouveau-né, ou même de la vie intra-utérine, avant que l’enfant ouvre les yeux sur le monde et qu’il découvre la distinction entre le Moi et ce qui n’est pas lui.

Le monde du mystique est un monde ouvert à un au-delà de lui-même. Maître Eckhart (1260-1327) 1  distingue d’une part la « connaissance du soir » qui voit toutes sortes d’images séparées par l’espace et le temps et d’autre part de la « connaissance du matin » (dans la lumière transfigurante de la vision mystique). Pour Maître Eckhart, voir les choses dans l’espace et le temps, c’est les voir au premier degré, « en énigme » (Il reprend une expression de l’Epître de Paul aux corinthiens, Co, 13,13), d’une connaissance fallacieuse. En revanche, le regard mystique voit « au-dessus de l’espace et du temps ». L’espace et le temps sont comparables à un prisme qui décompose la lumière invisible et vraie en des couleurs visibles et différentes. Le regard mystique, lui, ne voit que la lumière invisible sans passer par le prisme fallacieux de la décomposition spatio-temporelle. Il contemple alors la Lumière, l’Eternité et l’Unité de toutes choses par-delà leur décomposition dans l’espace et le temps. « On contemple alors sans aucune espèce de distinction, sans aucune image sensible, l’Un qui est Dieu lui-même. » L’espace, le temps, le visible sont relatifs à la vision sensible, alors que l’Ouvert (par-delà le visible inscrit dans l’espace et le temps) est l’objet de la contemplation mystique.

On peut proposer une image proche de celle de la « caverne » du mythe de Platon. Lorsque l’on est à l’intérieur d’une grotte souterraine, éclairée à l’aide de lumignons de fortune, on voit, d’une vision imparfaite et « en énigme », les rochers, les peintures… Mais au fur et à mesure que, par le couloir de sortie, on se rapproche de la clarté du grand soleil, toutes ces images deviennent indifférenciées, et elles disparaissent, envahies par la lumière qui éblouit et aveugle. On voit alors, ébloui, l’Ouvert et l’Invisible dans lequel s’absorbe le visible spatio-temporel.

Maître Eckhart écrit : « Dieu contient toutes choses cachées en lui, mais non pas de telle sorte que ceci ou cela soit distinct, mais toutes choses ne font qu’un en son Unité. Et si l’âme trouve l’Unité ou tout est un, elle demeure aussi dans cette unité. »

Pour le mystique, le Mystère premier (Dieu ou la déité) embrasse tout en lui. Il enveloppe toute chose, c’est-à-dire tout ce qui, en ce monde, est inscrit dans l’espace et le temps. Le mystique ne voit que le Mystère et s’unit à ce mystère. Il s’unit à ce que Karl Jaspers appelle « l’Englobant suprême ».

Il se trouve que la plupart des religions ont fait une « OPA » sur l’expérience mystique, sans doute pour la mettre au pas, mais on peut affirmer qu’il existe une telle expérience en dehors du champ religieux, une mystique athée. Le sentiment mystique peut être éprouvé par tout le monde ou presque. Il exprime des sentiments « premiers » (on pourrait dire aussi « primitifs » et « archaïques ») : le vertige, l’étonnement, la stupeur et l’angoisse devant le monde et aussi le sentiment d’être porté, bercé et englouti dans le monde.

Est-il de nature forcément religieuse ? Oui et non. Il peut incontestablement rester non religieux et s’exprimer, comme chez Henri Michaux par exemple, sous forme uniquement poétique. Mais il peut aussi devenir un sentiment de « Dieu » ou plutôt du « divin ». Et, dans ce cas, c’est sans doute le sentiment de « mystère » qui porte le mystique à s’ouvrir à un au-delà du monde. De même que Georges Bataille appelle « mystère » ce que l’on nomme généralement « Dieu », certains mystiques nomment « Dieu » ce que l’on peut se contenter d’appeler « mystère ».

Pour le mystique croyant, « Dieu » a un sens tout autre que celui que lui donne la foi traditionnelle. Le Dieu de la foi est un Dieu personnel alors que le Dieu du mystique est un Dieu impersonnel. Même si le mystique use du mot « Dieu », ce Dieu désigne, selon le cas, seulement l’infini, le vide ou l’Etre qui est le fondement de toutes choses. Peut-on dire que le Dieu des mystiques est plus vrai que le Dieu de la foi ? C’est possible. Il est en tout cas plus près de ce que nous ressentons spontanément. Il est plus près de notre expérience spirituelle, psychologique et poétique.

La mystique met clairement au jour la fragilité de la distinction entre les croyants et les athées. Elle montre que l’origine du sentiment religieux est dans un étonnement devant le mystère de phénomènes simples et quotidiens.

Pourquoi sont-ce surtout des femmes qui ont osé cette exploration que Freud relie au sentiment océanique éprouvé dans le monde intra-uterin ? Mais ce qu'il ne voit pas c'est que cette impression n'est qu'une construction d'après-coup; alors que ce que se proposent d'explorer les mystiques, c'est de l'actuel, pas du passé, pas dans la régression. Plutôt que les femmes, il faudrait dire: le féminin, ce qui peut toucher aussi un certain nombre d'hommes cette capacité de faire l'épreuve de l'inconsistance de l'Autre dans son propre corps. Car il s’agit d’en faire l’épreuve, non de s'en faire une idée. Faire l’épreuve, donc éprouver une jouissance autre, toute autre. Une jouissance où l’organisation phallique se dérobe pour en rendre compte. Cette inconsistance est située à l'origine de l'appareil symbolique. L'Autre n'existe pas et c'est cet Autre qui n'existe pas que nous habillons des oripeaux de la divinité. L’énergie symbolique borde, borne, brode un pur point de vacuité. C’est par ce défaut, ou cette défaillance, que le sujet tient à la vérité. « Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel. » Ces quelques indications posées à l’orée de Télévision , Lacan, en marge du texte, les résume par un mathème présent dans les formules de la sexuation justement : S (A barré). Nous y sommes donc devant ce point d’impossible à la porte de cette expérience dite : mystique.

Dieu qui n'existe pas, c'est à ce point de vacuité qu'ont à faire les mystiques. Peu osent s'y aventurer. Citons en Occident: Plotin, Hadewijch d'Avers, Maître Eckhart, Jacob Böhme, Angelus Silesius, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, Marguerite-Marie Alacoque, Simone Weil et pour ma part j'ajouterai, car je soutiens que l’on ne saurait cantonner l'expérience mystique à une religion, Arthur Rimbaud (que Paul Claudel décrivait comme « un mystique à l'état sauvage »), Henri Michaux, Georges Bataille, Marguerite Duras et quelques autres. Quant à la mystique orientale, moyenne ou extrême, dans le Taoisme, le Tchan, le bouddhisme etc elle est foisonnante.

Alors que Freud était resté très frileux, Lacan s'est intéressé très tôt à cette question. Il range même la littérature mystique à coté de ses propres Ecrits. 2  Lacan met en perspective la découverte d'une jouissance féminine impossible à dire, pas dans les mots, qui impose une limite au symbolique. Cette limite fait appel à la transcendance de l'amour. Une femme, mais j'ajoute le féminin, est sûrement la mieux lotie pour cette expérience d'un amour qui touche au réel. Reste que de cette expérience cette femme, ou cet homme explorant la jouissance féminine, puisse un jour rendre compte pour qu'elle soit utile au plus grand nombre. La difficulté tient au fait que cette expérience au-delà des limites du langage, cette exploration des Abîmes ordinaires , comme dit Catherine Millot, n'est inscriptible en aucune langue. Il s'agit donc d'inventer une langue, qui met en œuvre le style propre à chacun, où ce qui troue le langage, vient se déposer. C'est sans doute pour cela que les formes extrêmes du langage que sont la poésie, la création artistique, mais aussi les mathématiques, la logique, la topologie sont les plus aptes à accueillir cet innommable, comme le... nomme Samuel Beckett.

Prenons un exemple : Thérèse d'Avila. 3  Née en 1515 et morte en 1582. Elle est issue d’une famille de la moyenne noblesse dont le grand père, est un « converti obligé » : en tants que juif il a dû abjurer sa foi pour échapper à l’Inquisition. Alors que sa famille périclite dans la ruine, Thérèse entre au Carmel à l’âge de 20 ans. Juste après ses vœux elle tombe malade et on la tient pour morte. On prépare son enterrement, on creuse sa tombe, mais elle se « réveille ». On peut penser que cette expérience limite aux frontières de la vie et de la mort la marque. Elle y reviendra souvent dans ses visions. C’est au sortir de cette expérience qu’elle entreprend de réformer profondément l’ordre des Carmélites. Elle écrit les nouvelles règles et propulse l’organisation de nouvelles institutions. J’ai toujours pensé que c’est ce socle d’écriture rigoureux, d’écriture instituant qui lui a permis ensuite, en y prenant appui d’explorer ces contrées sans langage de l’expérience mystique. A partir de 1559 elle est classée, à titre de ces explorations qui effraient le commun du clergé, dans la catégorie des « alumbrados », (illuminés). C’est ainsi que l’on désigne les membres marginaux de l’Eglise qui s’adonnent à une expérience de rencontre directe avec Dieu. Mais l’ordre religieux, comme Freud, prend peur. En 1576, elle est poursuivie par l’Inquisition. Ses textes sont mis à l’index. Son ami et confesseur, lui m^me « illuminé », Jean de la Croix, est emprisonné sous le chef d’hérésie. Ce n’est que six années après la mort de Thèrèse, sous l’impulsion de Philippe II, que ses écrits seront réhabilités. Pour Thérèse l’âme est un site, un topos, un espace ouvert, un no man’s land, où le sujet erre dans l’attente de rencontrer l’aimé. Pour répondre à l’appel de cette rencontre, l s’agit de se laisser dépasser : « yo no sé lo que digo » (Je ne sais pas ce que je dis). Ce lâcher-prise du corps de l’âme permet de s’envoler vers une demeure intérieure (La Château de l’âme) où « adviennent des choses de grand secret entre Dieu et l’âme ». Il faut, - c’est un conseil qu’elle adresse à ses sœurs en religion -, se débarrasser de l’enceinte de l’âme (le corps), pour se rendre disponible à la rencontre, dans le jardin d’amour, avec l’aimé. Cette expérience est nourrie par une véritable ascèse d’intervention sur le corps et l’esprit. Il s’agit de se préparer à une rencontre où la douleur éprouvée est extrême. « J’avais dans l’âme un jeu que je suis impuissante à définir et à décrire. Les douleurs étaient si intolérables que moi qui en ai supporté de très graves en cette vie et, selon ce que disent les médecins, des plus aigües qu’on puisse ressentir ici bas (la contraction de tous mes nerfs quand je fus percluse) tout cela n’est rien en comparaison avec ce que je sentis là, sachant que ce serait sans fin, ni cesse… J’étais dans cet espèce de trou creusé dans la muraille, ces murailles épouvantables à voir, se resserrant sur elles-mêmes, tout vous étouffe. Il n’y a pas de lumière, mais de très épaisses ténèbres… » Il ya donc un passage difficile, voire mortel, avant la rencontre. « Un jour de l’Assomption de la Reine des Anges, Notre-Dame, le Seigneur voulut bien m’accorder cette faveur : dans un ravissement on me montra sa montée au ciel, l’allégresse et la solennité avec lesquelles elle u fut reçue, et la place qu’elle y occupe… et je fus saisie d’un ravissement tel que je ne puis décrire l’état de mon esprit… » 4

Je conclurai avec Catherine Millot: « Avoir été un jour au monde sans défense et sans réserve, tout abri renoncé, aussi vide que le vide où se tiennent les choses, libre et sans frontières, est une expérience inoubliable. C'est aussi une expérience humaine fondamentale qui enseigne à trouver son sol dans l'absence de sol, à prendre appui dans le défaut de tout appui, à ressaisir son être à la pointe de son annihilation. »

Abîmes ordinaires , Gallimard, 2001.

Joseph Rouzel

1 Œuvres de Maître Eckhart, Sermons-traités , Gallimard, 1988.

2  Sur la relation de Lacan au mysticisme, on peut consulter, Raymond Aron, Jouir entre ciel et terre. Les mystiques dans l’œuvre de J. Lacan , L’Harmattan, 2003.

3  Sur l’expérience de Thèrèse d’Avila lire le magnifique ouvrage que lui consacre Julia Kristeva, Thérèse mon amour , Fayard, 2008.

4  Thérèse d’Avila, Œuvres complètes , Desclée de Brouwer, 1964, p. 233 à 310.

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