mardi 05 juin 2012
Education et société.
C’est la faute à Rousseau… 1
« Mon héros éprouve des érections à lire Le Contrat social , c'est curieux, non ? »
Daniel Pennac.
Chambery célèbre Rousseau à juste titre, puisqu’il y a vécu entre 1731 et 1742, auprès de Françoise-Louise de Warens, sa protectrice.
Chacun connaît la chanson que Victor Hugo, dans Les Misérables , met dans la bouche du petit Gavroche :
Si j’suis tombé par terre
C’est la faute à Voltaire.
Le nez dans le ruisseau,
c’est la faute à Rousseau.
Il est vrai que l’on recherche toujours des fautifs, dans le but inavoué, d’échapper à sa propre responsabilité.
Mais le nom de Rousseau qu’évoque-t-il, comme cela, de but en blanc, pour les intervenants sociaux ? Je vous fiche mon billet qu’à poser la question reviendra en boomerang une forme polémique : en voilà un qui écrit un beau et fort traité sur l’éducation, l’ Emile et qui précise : « «J'appelle éducation positive, celle qui tend, à former l'esprit avant l'âge et à donner à l'enfant la connaissance des devoirs de l'homme. » (Lettre à M. de Beaumont). Fort bien. Mais dans le même temps il abandonne ses enfants à l’Assistance Publique. Contradiction ? Inconséquence ? Faites ce que je dis, pas ce que je fais ? Est-ce si simple de reléguer Rousseau aux rayon des accessoires pédagogiques ? Un homme n’est-il pas toujours divisé entre ce qu’il fait et ce qu’il dit ? Est-ce que cela invalide sa pensée ?
Revenons sur l’Emile ou de l’éducation publié en 1762, soit dans les prémices de la Révolution. Quelle actualité ? Que nous enseigne ce texte fondateur, à condition d’en prendre le contre-pied, sur la posture de l’éducateur, du travailleur social, de l’enseignant ? Quelles leçons en tirer ? Comment prendre appui sur le texte de Rousseau pour penser les questions actuelles d’éducation et de société ? Comment dans le fil de ce texte ciselé penser une politique et une clinique de l’éducation? La démarche n’empêche ni la critique, ni le respect pour un honnête homme profondément engagé dans son siècle dont l’ouvrage fut condamné en son temps par le Parlement, pour la déclaration scandaleuse de la Profession de foi du vicaire savoyard qu’il recèle .
Je propose, pour cette intervention, dans la foulée de ce texte à revisiter, une libre dérive. J’aborderai en fait la question sous un angle peu creusé : je m’attacherai surtout à comprendre ce qui s’est joué pour Rousseau dans sa propre vie et à en tirer quelques conséquences en ce qui concerne le travail éducatif. En effet, tout a été dit des différentes facettes de Jean-Jacques, un des rares auteurs que l’on nomme par son prénom, comme s’il faisait partie des familiers : le poète des Rêveries , le juriste du Contrat social , le musicien, le pamphlétaire etc Un aspect a été peu exploré, peut-être parce qu’il fait scandale : « le paranoïaque de génie », c’est ainsi que le surnommait Lacan, 1932 dans sa thèse. J’aimerai aborder cette question de biais, il me semble qu’il y a certaines leçons à en tirer sur le plan éducatif.
Les psychanalystes vous le diront : Rousseau était psychotique, un psychotique comme il en existe certains, qui créent et inventent génialement à partir de ce qu’à priori on pourrait penser présenter un défaut, un dérangement, une aliénation. C’est donc bien un « paranoïaque de génie ». Restons humbles. « Tout le monde délire », précise Jacques Lacan. Visiblement dans la rencontre du réel, ne disposant pas de la métaphore paternelle, autrement dit de la capacité de représenter l’absence, qui est le fondement même du symbolique, Jean-Jacques bricole à sa façon, selon son style, pour supporter sa relation à autrui, au monde, à lui-même. Le psychotique a en permanence à traiter la jouissance qui lui vient de l’Autre et de son propre corps, sans l’appareillage du symbolique. Il en est envahi et débordé. La jouissance se présente comme un excès qui exige un traitement. Il fait des greffes de symbolique, là où « l’appareil à parler » comme le nommait Freud, est défaillant. Lacan parlait dans ce cas de suppléances. Ce qui paraît un peu prétentieux. Le psychotique suppléerait à un défaut structural : la forclusion du Nom-du-Père. C’est un peu prétentieux parce que construit sur une norme névrocentrique : les névrosés bons teints estiment que les psychotiques ont un défaut, une case de vide ! C’est un peu gros. Le dernier enseignement de Lacan permettra de renverser la vapeur : nous avons tous dans un premier temps traversé la psychose. La psychose constitue donc le noyau premier du psychisme. D’aucuns évoluent vers la névrose ou la perversion, d’autres habitent la structure psychotique qui est alors à considérer comme un des modes de construction de l’humain, et non comme une pathologie à priori. Sur cette question de structure Freud le premier nous mit la puce à l’oreille, dans une belle métaphore. Il y a chez tout être humain une structure préexistante, analogue à ce que l’on observe quand on jette par terre un cristal. « Il se brisera, non pas n’importe comment , précise Freud, mais suivant ses lignes de clivage, en morceaux dont la délimitation, quoiqu’invisible, était cependant déterminée auparavant par la structure du cristal. » ( Nouvelles Conférences ). Évidemment la structure dite psychotique pose des problèmes particuliers, notamment celui-ci : comment faire avec la jouissance de l’Autre ? Une jouissance qui dans la paranoïa, donc chez Rousseau, revêt une forme particulière de persécution, voire de complot.
D’où ma question : comment Rousseau se défend-t-il contre la jouissance, comment s’y prend-il ? En 1749 quand il lit dans une gazette que l’Académie de Dijon lance un grand concours pour le prix de morale, l’inspiration le pénètre. C’est un « feu céleste » qui le foudroie. « Mille lumières » forment autant de feux d’artifices dans sa tête. Les « foules d’idées vives » le percutent à tel point qu’il se sent oppressé et se laisse tomber sous un arbre. Que se passe-t-il ? se demande Nicolas Brémaud, psychologue clinicien, dans un bel article paru dans L’Information Psychiatrique 2 . Lisant cette annonce Rousseau se trouve confronté à un manque dans l’Autre : ce grand Autre du social ne sait donc pas tout, puisqu’il lui demande, à lui Rousseau, de combler ce manque. D’où l’angoisse. Mais d’où aussi le sursaut créatif. Il compose un texte dans l’extase et l’illumination pour refermer cette béance dans l’Autre qui s’ouvre devant lui comme un gouffre. « Je vis un autre univers et je devins un autre homme », s’enflamme Jean-Jacques. Ce texte deviendra le Discours sur les sciences et les arts et obtiendra le premier prix du concours. Il sera publié en 1750 et sera salué comme l’acte de naissance d’un écrivain remarquable. « Il n’y a pas d’exemple d’un succès pareil », s’enchante Diderot, alors emprisonné à Vincennes. Je tirerai donc une première leçon de ce savoir faire étonnant de Rousseau dans son rapport à l’Autre, un Autre qui peut se révéler soit impuissant, soit tout puissant, ce qui constitue les deux faces de la même médaille. Les travailleurs sociaux, les enseignants, les psy, pourraient s’inspirer de ce savoir faire dans l’accompagnement de nos contemporains que l’on désigne comme psychotiques, et que malheureusement des déclarations politiques irresponsables ont pu récemment stigmatiser comme « meurtriers en puissance ». En effet le psychotique se révèle un travailleur acharné. « Le sujet psychotique , précise Freud, rebâtit l'univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu'il puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction. » 3 C’est bien ce que fait Jean-Jacques : il rebâtit l’univers pour qu’il puisse y vivre parmi les autres. Et au passage il nous en fait profiter. Cela ouvre une voie très précieuse dans l’accompagnement éducatif et thérapeutique du psychotique : le soutenir et le valoriser dans ses créations, l’accompagner pour que ces « délires », - mais je rappelle que tout le monde délire ! - puissent prendre des formes socialement acceptables, bref se faire, comme le préconise Lacan : « le secrétaire de l’aliéné » 4 . Création et psychose, contrairement à ce qu’a pu affirmer Michel Foucault, ne s’excluent pas 5 . Ainsi Rousseau fait-il partie de ces fous géniaux que déjà en son temps Aristote nommait « mélancoliques » en précisant que « tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l’Etat, la poésie ou les arts, ont été mélancoliques. » 6 La bile noire ( melan-colia ) peut provoquer pour Aristote les plus grandes créations.
En 1762, Rousseau publie Emile ou de l’éducation , texte qui va ici retenir toute notre attention. Ce texte paraît en même temps que le Contrat social . 7 Il bute en effet une fois encore sur la dimension absente de la fonction paternelle « Celui qui ne peut remplir les devoirs de père, n’a point le droit de le devenir, affirme Jean-Jacques. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispense de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs vous pouvez m’en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en sera jamais consolé. » Cette phrase est d’autant plus touchante qu’elle met à ciel ouvert justement la difficulté inhérente à Rousseau du fait de la psychose : son incapacité à faire face à ce qu’exige la fonction paternelle. Mais avant d’entrer dans le texte faisons un sort à une tarte à la crème très répandue : comment ça Rousseau écrit un traité d’éducation, magnifie la fonction de père et place ses enfants à l’Assistance publique ? En effet. Mais quelle en est la raison ? Convoqué en place de père, confronté à l’impossible à symboliser, Rousseau s’efface. Il délire et imagine un complot ourdi par la famille de Thérèse, son épouse. C’est donc logiquement pour mettre ses enfants à l’abri qu’il les place. Il fait ainsi, il le précise, son devoir de « citoyen et de père ». Paradoxe, folie, dira-t-on ? Mais tout ceci obéit à une logique, logique folle, mais logique cependant. Dans un deuxième temps, il revient sur son erreur, et demande à Mme de Luxembourg de retrouver ses enfants. Démarche à laquelle il met un terme assez rapidement, estimant que puisqu’il a fait l’aveu de sa faute, on n’a plus rien à lui reprocher. Logique folle, dis-je, mais réponse d’un sujet incapable de se soutenir face à la fonction paternelle qu’il doit endosser. Voilà une manifestation que l’on constate souvent dans les moments de débranchement des psychotiques. Je pense à un patient qui, alors que sa femme accouchait et qu’il l’accompagnait à la clinique, est descendu acheter des cigarettes et s’est retrouvé dans un état de profonde prostration qui l’a jeté dans une errance dont il n’émergea qu’au bout de plusieurs jours. Pour Rousseau en effet à ce moment de sa vie, la question paternelle est omniprésente et la rédaction d’ Emile témoigne pour lui des ratages de la paternité. Ce qui le conduit à un épisode délirant sur fond de persécution. Dès les premières lignes il annonce la couleur « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme ». L’homme est bon de nature, c’est la civilisation qui l’a perverti. D’où ce conseil « observez la Nature et suivez la route qu’elle vous trace ». Nous assistons ici à la création du couple infernal qui entoure toujours le paranoïaque pour lequel il s’agit de répartir les rôles et d’identifier l’origine et la localisation de la persécution (l’homme, la civilisation) et contre-attaquer avec des alliés (l’auteur des choses, autrement dit, Dieu et la Nature). C’est sur ce fond de scène que Jean-Jacques va construire une véritable machine de guerre et déterminer une stratégie. Il faut donc considérer Emile comme le théâtre où il projette cette guerre contre la malignité de l’Autre. Loin d’être un traité de pédagogie, que l’on ne peut que réfuter, tant il est extrémiste et à l’encontre de toute norme éducative, il faut considérer Emile comme le lieu d’un combat qui met en scène les figures de l’Autre qui le persécutent et ses tentatives pour les apprivoiser et en déjouer les malveillances. Mais le combat fait rage aussi à l’extérieur du texte. Tout n’est pas que pur délire. La réalité du contexte est tout aussi difficile, même si le vécu singulier de Jean-Jacques en amplifie et modifie les contours et les significations. Son imprimeur fait traîner la publication. Les Jésuites veulent voler son ouvrage pour le falsifier après sa mort. Le complot est orchestré par le Père Griffet (sic !) : « les sourds mugissements qui précédent l’orage commençaient à se faire entendre, et tous les gens un peu pénétrants virent bien qu’il se couvait, au sujet de mon livre et de moi, quelque complot qui ne tarderait pas d’éclater. » Il découvre qu’il manque des lettres dans sa correspondance et attribue à d’Alembert le vol de ces lettres. Quant à Voltaire qui décidément ne comprend rien, il révèle au grand public en 1764 l’abandon par Jean-Jacques de ses cinq enfants et c’est encore une tentative pour le salir. Le complot prend une allure universelle : le monde entier est ligué contre lui. Il fuit pour échapper aux persécuteurs en Suisse, à Neuchâtel, en Angleterre. Le Contrat social et Emile sont condamnés et brûlés en Suisse. Nulle part Jean-Jacques ne se sent protégé. Pour se défendre une fois de plus il va mobiliser son savoir-faire : il écrit. Quatre lettres à Malesherbes ; il commence la rédaction des Confessions en se situant courageusement en position exceptionnelle « je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur ». L’écriture, comme pour Schreber, un autre grand paranoïaque qui nous a laissé un témoignage très vivant 8 et sur lequel Freud écrivit une longue étude, lui permet de traiter la méchanceté de l’Autre ou sa défaillance. « Les hommes sont méchants ; une triste et continuelle expérience dispense de preuve. » ( Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes)
Emile est la mise en scène de cette guerre acharnée qu’il mène pour survivre contre cet Autre méchant. Attardons-nous sur ce texte remarquable qui met en scène deux personnages : Emile et son gouverneur. Emile est un orphelin, parangon du « bon sauvage ». « Il n’importe qu’il ait son père ou sa mère, dit le Gouverneur. Chargé de leurs devoirs, je succède à tous leurs droits. Il doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu’à moi. ». Emile est donc accompagné d’un gouverneur qui se charge de l’éduquer selon une méthode que l’on peut désigner, à l’opposé de ce qu’écrit Rousseau, comme « éducation négative ». Celle-ci, précise Jean-Bernard Paturet « vise à sauvegarder avant tout la liberté de l’enfant. L’enfant ne doit sentir que la rigueur des choses, non celle des hommes. Elle doit laisser place à la spontanéité de l’enfant, témoignage de son innocence.» Par conséquent pas d’apprentissage éducatif, pas de lien avec l’extérieur avant l’âge de 12 ans, âge que Rousseau considère comme l’âge de raison. Le gouverneur est l’agent de la Nature pour élever l’enfant dans ses potentialités en évitant qu’il soit pollué par les processus de civilisation qui rendent les hommes mauvais. L’éducation négative est bien l’éducation qui soustrait l’enfant à la méchanceté des hommes. Elle repose sur un certain nombre de conditions. L’enfant doit être soustrait à sa famille. Il est également mis à l’écart de la société. On ne lui laisse libre accès à aucun livre, sauf Robinson Crusoé qui offre un parfait miroir de l’homme naturel. Il s’agit aussi de le tenir à l’écart de toute forme religieuse avant l’âge de 16 ans. En effet, avant, la religion est source de crainte et d’illusion ; l’enfant ne subira aucune contrainte du quotidien lié aux habitudes, aux rituels, aux observations coutumières, de façon à exercer pleinement son entière liberté ; on ne lui parlera pas ; et on gommera pour lui toute manifestation liée à la perte, au deuil, à la mort. Évidemment ainsi posé on entrevoit un système éducatif totalitaire, entièrement fondé sur la bonne mère Nature comme guide mythique. Balayons à grands traits les implications d’un tel système et tirons-en quelques enseignements. On ne peut que remercier Rousseau de nous avoir indiqué surtout ce qu’il ne faut pas faire en matière d’éducation. Je me positionnerai donc dans cet hommage « négatif » contre Rousseau, et parfois tout contre.
En premier, notons que l’enfant est considéré dans Emile comme une abstraction universelle : il représente tous les enfants en général. On pourrait lui objecter que l’enfant n’existe pas, mais qu’au contraire on a à faire à des enfants, chacun différent des autres. Cette tendance à la globalisation est bine une pente savonneuse de toute éducation. Emile en effet n’est pas considéré comme un sujet, mais comme le prototype de tous les enfants, bref une pure abstraction. Voilà bien la pierre de touche de tout système éducatif sur laquelle Rousseau nous pousse à réfléchir, y compris contre lui : qu’en est-il de la prise en compte du sujet dans l’accompagnement éducatif et pédagogique ? Qu’en est-il de la prise en compte de chaque enfant et de ses potentialités, un par un, au cas par cas ? L’enfant représentatif du « bon sauvage », serait à lui même sa propre origine, sans histoire, sans parentèle, sans secret ni roman familial, sans embrouilles. Tout ceci étant véhiculé par le langage, les paroles des parents qui parlent leur enfant avant qu’il ne parle lui-même Car comme disait Jules Renard : « Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin .» Bref l ‘enfant présente une ardoise vide sur laquelle le maître peut écrire.
Deuxième ouverture que l’on peut tirer contre Rousseau : comment prendre en compte l’histoire singulière d’un sujet que l’on prétend éduquer, tout en accueillant sa propre construction de cette histoire ?
Evidemment on peut en déduire à contrario de ce que prône Jean-Jacques, qu’il y a lieu surtout de ne pas priver l’enfant de sa confrontation à l’univers familial et social, car c’est en faisant sienne cette histoire, en en élaborant une fiction, qu’il se construit et a accès à sa vérité de sujet. : « La vérité a une structure de fiction » précise Lacan 9 ; il s’agit donc de l’ouvrir largement à tous les aspects de la culture en l’initiant le plus tôt possible aux plaisirs de la lecture, de l’écriture et au partage collectif de ces plaisirs ; évidemment s’il ne s’agit pas de bombarder les enfants de croyances religieuses sectaires et obscurantistes, il n’y a aucune raison non plus de les tenir à l’écart des grands mythes religieux ou laïques qui tentent de donner un sens à la vie sur terre et dans ce domaine les mythes religieux ne s’opposent nullement, comme d’aucuns veulent nous le faire croire, aux découvertes de la science. C’est bien connu, comme nous le rappelle François Rabelais : science sans conscience, n’est que ruine de l’âme. Supprimer toute contrainte liée au quotidien est évidemment exclus, un enfant n’est pas un bon sauvage, mais un être social dont l’apprentissage des lois et des règles qui régissent le vivre ensemble, gagne à être envisagé précocement. Les processus d’humanisation dépendent de la transmission des interdits fondamentaux: l’interdit de l’inceste en étant le prototype. C’est la confrontation du petit d’homme à l’interdit qui lui donne la force de désirer, donc de se socialiser. C’est par ce biais des interdits, donc de l’incomplétude qui marque l’humaine condition, que le petit d’homme prend connaissance de sa propre finitude, et donc de ce que Heidegger nomme son « être-pour-la-mort ». « La mort, lance Lacan dans une énonciation tragique, en 1972, à l’université de Louvain , si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, ça vous soutient ». Et ça commence tout petit, la confrontation à la finitude et l’apaisement des rituels qui l’entourent. Je pense ici à mes enfants quand ils étaient petits : un jour ils ont enterré son chat.
Evidemment soustraire un enfant à la parole, comme le préconise Rousseau est une monstruosité : tout ce qui précède est véhiculé par des échanges de paroles, des parents, des éducateurs, des enseignants etc avec les enfants. La parole qui permet d’exprimer ses sentiments, ses émotions, ses sensations est à la fois la marque qui fait de l’humain un animal parlant, mais de plus c’est la parole qui façonne l’enfant et le fait entrer de plein pied dans les processus de socialisation. Rousseau se méfie du langage car il a peur que l’enfant – je cite : « … ait plus de mots que d’idées, qu’il sache dire plus de choses qu’il n’en peut penser. » Or n’est-ce pas justement là la caractéristique de ce que parler veut dire ? Qu’on en dit beaucoup plus, sans s’en rendre compte, qu’on ne le pense ? Si Françoise Dolto a répandu largement l’idée qu’il y a lieu de parler aux enfants, y compris aux tout petits, c’est parce que c’est baignés dans ce bain de langage, que les enfants se mettent à parler. En effet toute l’expérience nous enseigne que nous sommes parlés avant que de parler. Si l’homme parle, c’est parce que la parole l’a fait homme. « L’avènement du sujet s’actualise dans le langage où l’enfant s’efforce de désigner symboliquement son renoncement à l’objet perdu », souligne Jean-Bernard Paturet. C’est par le biais du langage que se transmet l’infinitude, l’incomplétude, le manque qui constituent la marque de l’humain. En effet, parler, c’est… rater. Encore s’agit-il, comme nous y invite Samuel Beckett dans Cap au pire de « … rater mieux ».
Venons-en maintenant à ce qu’on peut tirer, toujours de biais et en contre-jour, d’ Emile , en ce qui concerne la posture éducative. Il ne s’agit pas pour l’éducateur de préserver l’enfant des prétendues perversions du social, mais de l’aider à grandir en prenant sa place parmi les autres. Les attributs du gouverneur sont alors tous à retourner comme un gant. Le gouverneur d’Emile fait preuve de ruse, se drape dans le silence, s’avance masqué, et de fait se place en position de toute-puissance, de tout savoir. Emile, l’innocent ne sait rien et le gouverneur sait tout. Nous sommes loin ici de l’illusion nécessaire dans la relation éducative, liée au transfert, qui fait qu’un enfant apprend parce qu’il suppose à un autre un savoir, un savoir-faire, un savoir vivre. C’est cette supposition de savoir adressée à l’éducateur qui fonde la relation. Évidemment c’est une forme d’illusion, mais une illusion nécessaire. « La grande erreur , souligne Jean-Claude Milner, est de croire qu'il faut être à l'écoute des demandes . » Or le seul lieu d'une pédagogie active est contradictoire et violent. Il n'y a pas de commune mesure entre celui qui désire savoir et celui qu'on suppose savoir. Autrement dit la disposition de toute éducation repose sur une inégalité imaginaire, une dissymétrie. Mais « l'inégalité fantasmée est le moteur efficace du dispositif. Quoiqu'en disent les pédagogies pieuses, la véritable structure est celle-ci: faire de l'inégalité fictive le moyen de l'égalité effective » 10 Ici dans l’ Emile loin d’un sujet supposé savoir qui structure la relation éducative, nous avons à faire avec la figure du gouverneur, à un sujet qui sait absolument, un être totalitaire. C’est la caractéristique de l’Autre dans la psychose. Voilà bien le retour pour Rousseau du persécuteur. Les moindres gestes d’Emile sont sous le regard du maître absolu : « L’enfant doit être tout à la chose, mais vous devez être tout à l’enfant, l’observer, l’épier sans relâche et sans qu’il y paraisse, pressentir tous ses sentiments d’avance et prévenir ceux qu’il ne doit pas avoir ». Emile, le gouverneur l’a à l’œil. C’est Big Brother. Cette phobie du regard, inquiétant et intrusif, comme dans le vécu de Rousseau 11 , éclate dans tout ce texte : si l’enfant est sous le regard du gouverneur, il ne doit pas le regarder, car il risquerait de découvrir ses faiblesses. « La position du maître rousseauiste , conclue Jean-Bernard Paturet, consiste donc à effacer toute demande de savoir, à réduire toute curiosité et, du même coup, à évacuer tout désir. » Le gouverneur est animé par une volonté de maîtrise absolue visant à modeler Emile selon son bon caprice. Soumis au regard transparent du maître – « ne le laissez seul ni jour, ni nuit, couchez tout au moins dans sa chambre » - Emile ne peut que se faire objet de la jouissance de l’Autre. Le gouverneur ne transmet pas la loi, il se pose comme la source de la loi, il fait la loi, qui est loi du caprice tyrannique au lieu que la posture éducative exige qu’un éducateur se soumette lui-même à la loi pour ensuite l’imposer aux plus jeunes. La loi agit en position de tiers. On n’invente pas la loi, elle est transmise. Emile, dit le gouverneur « ne doit obéir qu’à moi. C’est ma première ou plutôt ma seule condition. » On entrevoit bien ici dans quels difficultés se trouve Rousseau pour penser les lois de la transmission qui ne tiennent qu’à fonder la différence des places, des générations, des sexes. L’autorité du maître, de l’enseignant, du pédagogue, de l’éducateur lui est conférée par un autre transcendant, l’Autre social. C’est ce qui fonde un ordre symbolique. Mais Rousseau décroche, dévisse par rapport à cet ordonnancement de l’appareil symbolique. Cet Autre le persécute. La forclusion du Nom-du-Père, qui se traduit par l’incapacité de représenter l’absence par un symbole, empêche l’accès au symbolique. Le sujet s’enlise dans des relations archaïques à la mère et il lui faudra faire preuve de beaucoup d’invention pour en sortir et vivre tant bien que mal parmi les autres. La Mère dans la construction de Rousseau est représentée par la Nature dont il ne faut jamais trop d’éloigner sous peine de perdre le sens et les sens.
Telle est mon hypothèse : en mettant en scène cette opposition entre un absolu qui sait et peut tout et celui qui au contraire n’est plus rien, Rousseau nous enseigne quelque chose de fondamental dans la psychose. Face au persécuteur le sujet devient objet, déchet, rien. Il se chosifie et parfois fait le mort. D’où une déduction clinique que l’on peut en tirer sur le plan éducatif et thérapeutique : c’est l’Autre menaçant du paranoïaque qu’il s’agit de traiter et soigner, de façon à ce que le sujet retrouve ses forces vives. Le traitement opère dans la relation, dans le transfert. Le professionnel se doit de traiter cet autre persécutant qu’il incarne par moment pour le psychotique. Avouons que dans ce combat Jean-Jacques fut bien seul. « Emile est bien le livre le plus infernal », écrit le Dauphin, fils de Louis XV à l’évêque de Verdun. Voltaire dit qu’Emile, et par contre-coup Rousseau, est l’homme « le plus mal élevé qui soit au monde ». Diderot qui le reconnut pourtant dans un premier temps comme un grand écrivain, ajoute qu’Emile est « un homme excessif, ballotté par l’athéisme au baptême des cloches » etc Qui a tendu la main à ce pauvre Jean-Jacques ?
Je terminerai par un morceau de choix, la profession de foi du vicaire savoyard, qui fit scandale et qui occupe le chapitre IV de l’ Emile . C’est sans doute une des parties de l’œuvre de Rousseau la plus travaillée. Comme il le confiera plus tard dans sa Troisième rêverie , la rédaction en fut longue, de 1756 à 1762, semée d’embûches, en but aux railleries et polémiques des philosophes. Rousseau évoque le « labyrinthe d’embarras, de difficultés, d’objections, de tortuosités, de ténèbres » qu’il lui fallut traverser. Il avoue qu’il s’agit d’un ouvrage « indignement prostitué et profané dans la génération présente, mais qui peut faire un jour révolution si jamais il y renait du bon sens et de la bonne foi. » 12 Le gouverneur cède la place à un jeune homme que Jean-Jacques reconnaitra plus tard être lui-même. Emile a grandi. Il raconte sa rencontre avec un « honnête ecclésiastique… naturellement humain, compatissant » comme il dit, qui lui fait le récit de son propre chemin de vie qui l’a conduit à être heureux. Après avoir parcouru les différentes philosophies, il les rejette pour cause de dogmatisme et fait de même avec les formes religieuses. Ce qu’il faut c’est une religion naturelle qui récuse toute idée de transcendance dogmatique au nom de la liberté. L’être humain doit d’abord faire confiance à ses sens. Il renoue ainsi avec les théories sensualistes de Condillac. Notons que ce fut aussi la référence d’Itard pour mener l’éducation – ratée - de l’enfant sauvage, Victor de l’Aveyron. Ce montage du Vicaire Savoyard, qui fit scandale, procède de la même logique folle à l’œuvre dans toute la vie de Jean-Jacques : la pyramide symbolique que sous-tend la religion avec Dieu en son sommet, s’effondre. Et le sujet ne peut plus alors compter que sur ses forces propres pour survivre. Comme le baron de Münchhausen, il est dans la boue et tente de s’en sortir en tirant sur ses bretelles. C’est le désir de l’homme qui seul lui donne une orientation vers Dieu. Ici apparait la leçon finale que le Vicaire adresse au jeune homme : « Mon fils, tenez votre âme en état de désirer toujours qu’il y ait un Dieu et vous n’en douterez jamais. » Et il l’invite à se tenir à l’écart des « institutions des hommes », donc des églises car « un cœur juste est le vrai temple de la divinité. » De cet épisode du Vicaire qui fit grand bruit à l’époque, je retiendrai deux idées. D’abord l’intuition géniale de Rousseau que c’est l’homme qui s’invente un, voire des dieux, pour ensuite s’imposer une loi. Un Dieu d’où il tire les valeurs qui lui permettent de juger ses actions, donc de les évaluer. Par contre, - et là je suis en désaccord avec Rousseau -, il ne s’agit nullement d’un Dieu naturel, que chacun pourrait se bricoler dans son coin, ce qui conduit tout droit à l’individualisme et déstructure le lien social, mais de principes et valeurs choisis par une communauté, une nation, un peuple, par exemple les trois grands principes républicains, auxquels tout citoyen français est soumis. La difficulté pour penser cette question aujourd’hui, c’est que le ciel est vide. Dieu est mort, dit Nietzsche en 1896 ; l’homme aussi, écrit en écho Michel Foucault, dans les années 60 ; et comme disait Woody Allen, moi-même je ne me sens pas très bien. Le ciel est vide, mais cependant il est toujours au-dessus de nos têtes : l’être humain ne peut pas vivre sans un système de valeurs transcendantes qui seul garantit la liberté, l’égalité et la fraternité pour chacun et pour tous. Du coup ce que nous n’avions pas vu venir c’est l’avènement d’un nouveau dieu, un dieu terrible, le « Divin marché », comme le désigne mon ami le philosophe Dany-Robert Dufour. 13 Un dieu qui réduit tout ce qu’il y a sur terre à l’état de marchandise. Comment allons-nous résister à cette marchandisation généralisée qui détruit la terre et ses habitants ? La réponse à cette question cruciale est l’enjeu de la survie de l’humanité. Elle est au cœur de tous les processus éducatifs : pas d’éducation sans valeurs ni principes. Lorsque l’on voit les plus jeunes, aliénés, pieds et poings liés à la consommation des objets, on se dit que pour survivre les humains seront bien obligés de se référer à des valeurs autres que la valeur marchande. Là encore Rousseau peut nous aider, en mettant en avant la nécessité de croire à des principes qui gouvernent les actions des hommes et déterminent les lois du vivre ensemble. Dans sa théorie de la religion Emmanuel Kant souligne que « Dans la société politico-civile, le législateur est la multitude elle-même, réunie en un tout, dont la volonté générale établit la contrainte extérieure et légale ». C’est donc la nécessité logique d’un législateur, qui pour Kant se confond avec Dieu, qui seul garantit les fondements de la morale de chacun. Tout être humain peut alors devenir son propre législateur et décliner l’impératif catégorique suivant : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » ( Fondements de la métaphysique des mœurs )
Revenons à Emile. La pédagogie négative est prévue jusqu’à l’âge de 12 ans, ensuite avec la puberté, il y a des bouleversements. La rencontre sexuelle et le social. Il faudra bien alors révéler à Emile ce que Rousseau désigne comme « les dangereux mystères ». Emile, considéré jusque là comme asexué, sera alors confronté à la rencontre de l’autre sexe, et devra apprendre que dans cette rencontre, les relations sexuelles sont régies par des lois et des règles qui servent de garde-fou aux « passions naissantes ». L’adolescence est décrite comme un moment critique où le jeune débordé par les pulsions doit être surveillé comme le lait sur le feu. Emile met en avant deux points de butée à la pédagogie négative. Jusque là Emile a été tenu à l’écart des autres et notamment des autres de l’autre sexe, les femmes. Mais avec la puberté, c’est une autre histoire qui se déroule. En effet l’adolescent est confronté à un impossible, l’impossible du rapport sexuel, à savoir que dans la relation sexuelle, quelles qu’en soient les modalités, il n’y a pas de rapport possible. Pour le comprendre il faut en passer par la métaphore mathématique : soit le rapport a/b=1, d’où l’on déduit que a=b. Ce rapport dans la sexualité, du fait de la différence radicale introduite dans le corps humain par son appareillage au langage, est impossible : homme sur femme, quel que soit le « montage », ça ne fait pas du 1. C’est d’ailleurs ce que nous rappelle en sourdine l’étymologie du mot sexe qui est cousin de section, sécante, sécateur. Le sexe, ça produit une coupure. Non seulement entre les sexes, mais entre tous les êtres humains, et au cœur même de chacun. Voilà donc à quoi Emile est confronté. Emile en l’occurrence étant le porte parole, l’ombre projetée de Rousseau lui-même, qui se débat avec ces mêmes questions : comment vivre avec les autres, comment faire avec les femmes ? On sait la difficulté de Jean-Jacques dans sa relation aux femmes. Lorsque Mme de Warens s’offre à lui, il en est effrayé, ce qu’il éprouve c’est une forme d’effraction : « Je ne sais comment décrire l’état où je me trouvais, plein d’un certain effroi mêlé d’impatience… Comment pus-je en voir approcher l’heure avec plus de peine que de plaisir ? Comment au lieu des délices qui devaient m’enivrer sentais-je presque de la répugnance et des craintes ? Il n’y a point à douter que si j’avais pu me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l’eusse fait de tout cœur. » 14 Là encore Rousseau est terrorisé par la jouissance de l’Autre.
Fort de cette expérience difficile, Rousseau repère bien que l’adolescence est le moment de la confrontation non seulement à l’autre, mais à l’autre sexué. C’est un « moment critique », dit-il. Souvenons-nous du fameux passage du livre IV de l’Émile : « Comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse évolution s’annonce par le murmure des passions naissantes : une fermentation sourde avertit de l’approche du danger. » Il ouvre ainsi, malheureusement, la voie à une psychologisation outrancière de l’adolescence qui court tout au long du XIX et du XX é et aboutit à des représentations encore bien actuelles de l’adolescence comme « classe dangereuse ».
Or si j’en crois l’étymologie, la crise, du grec, crisis , c’est le moment d’un choix, où il faut passer au « crible » (même origine) ses pensées, ses sentiments, ses représentations. Je ne ferai pas miennes les conséquences qu’en tire Rousseau, à savoir qu’il convient de surveiller les adolescents comme le lait sur le feu, mais soyons lui reconnaissants de mettre l’accent sur cette expérience de crise liée au passage de l’état d’enfant à l’état d’adulte. La crise adolescente est principalement marquée par l’expérience de la sexualité et de l’incomplétude qui en marque le vécu. Devant ce choc du réel, chaque adolescent réagit comme il peut pour vivre cette coupure avec les autres, mais aussi en lui-même. Voici ce qu’en dit un poète d’aujourd’hui, le slameur Grand corps malade.
Le corps humain est un royaume où chaque organe veut être roi
Il y a chez l’homme trois leaders qui essaient d’imposer leur loi
Cette lutte interne permanente est la plus grosse source d’embrouille
Elle oppose depuis toujours la tête, le cœur et les couilles…
C’est à cause de ce combat qui s’agite dans notre corps
La tête, le cœur et les couilles discutent mais ils sont jamais d’accord.
Devant cette pression du sexuel les adolescents cherchent des modes d’ex-pression :
Voilà d'où l'expression des adolescents prend sa source: apprendre à faire avec l'inconnu, l'irreprésentable. Se pose la question éducative de les accueillir et de les accompagner, en tant qu’adultes, dans ce cheminement. Remercions donc Rousseau de nous avoir mis la puce à l’oreille sur la vigilance et la bienveillance à apporter face aux dérangements que produisent nos adolescents.
Après cette déconstruction des thèses soutenues par Rousseau dans Emile , on peut se poser la question : n’y aurait-il rien à conserver de ce travail ? J’ai dit combien au contraire nous sommes redevables à Rousseau de nous pousser, dans l’opposition à la pédagogie négative, à affiner nos positions et postures d’éducateurs. Je reviendrai sur un point : tout au long de son œuvre on voit Rousseau, en but à la méchanceté de l’Autre, et parfois des autres, - car souvent la dure réalité sociale s’en mêle -, se rallier sans cesse à cette idée de vouloir le bien, le bien du jeune Emile par exemple. Or cette volonté de faire le bien d’autrui, des citoyens ou des enfants, se présente de mon point de vue comme la maladie infantile du travail éducatif, une tare qu’il s’agit d’éradiquer assez rapidement pour exercer. « Faire le bien d’autrui , disait Emmanuel Kant, c’est la pire des tyrannies ». Il s’agit, pour endosser la place d’éducateur, d’enseignant, de thérapeute de commencer par se soigner de cette tendance féroce à vouloir faire le bien, c’est à dire, si l’on y réfléchit un peu, à vouloir façonner autrui à sa propre image. Le gouverneur d’Emile, parce qu’il sait ce qui est bien pour Emile veut en fait le modeler à son image et en fait étouffe son désir de sujet. La posture éducative ne va pas sans se soigner de cette tendance maladive à vouloir faire le bien d’autrui, notamment des plus jeunes.
Retenons enfin que Rousseau n’est certes pas à juger sur ses piètres capacités éducatives, mais avant tout à considérer comme un sujet courageux, qui confronté à l’effondrement du système symbolique, passe sa vie à traiter la jouissance de l’Autre qui l’envahit, à combattre contre les persécuteurs tout en se cherchant des alliés qui le soutiennent dans ce combat sans fin. Alors il y a lieu de considérer Emile comme une des arènes où Jean-Jacques mena ce combat. Mettre en scène dans l’écriture ce qui le hante, l’habite, l’effraie et le martyrise, à travers la figure tyrannique du gouverneur et celle, innocente, d’Emile, permet un déplacement de l’angoisse et une forme de traitement de la jouissance. On ne peut que regretter qu’à l’époque il n’ait pas pu s’appuyer lui-même sur une rencontre avec des éducateurs et des thérapeutes. Je l’ai déjà évoqué, il fut un peu seul dans ce combat acharné pour survivre.
Pour conclure, qu’on ne se méprenne pas, mon intervention un peu décalée, j’en conviens, ne vise pas à faire de Rousseau un doux dingue. J’ai tenté de montrer comment en tant qu’être humain, tel qu’il le fut, et parfois trop humain, pour le dire à la façon de Nietzsche, Jean-Jacques fit preuve de courage en ne reculant pas devant ce qui l’habitait, la folie. Pour cela il s’appuya sur la langue, la culture, les inventions de la civilisation, l’art, la religion. Et s’il nous donne une grande leçon d’éducation, ce n’est pas au sens de calquer une quelconque méthode sur l’ Emile , ce serait assez rapidement une catastrophe, je pense l’avoir montré. Bien au contraire Rousseau nous invite en matière d’éducation, je dirai à contrario, malgré lui, contre lui, à faire confiance au savoir et au savoir-faire d’un sujet en devenir. Mais encore faut-il qu’il trouve à qui parler ! Trouver à qui parler, voilà sans doute ce qui manqua tant à Jean-Jacques. En fait en écrivant Emile Jean-Jacques produit sa propre éducation, là où sans doute il fut laissé en plan par ses propres éducateurs.
Trouver à qui parler, à sa façon, c’est ce que Raymond Queneau met en scène avec la figure joyeuse de Zazie. 15 J’aimerai terminer sur ce morceau d’anthologie, qui place au cœur du dialogue la tentative du sujet pour se faire reconnaitre en tant que tel, y compris dans la provocation.
Et à Zazie :
Zazie envisagea cet avenir un instant.
Joseph Rouzel
Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé auprès de divers publics (psychotiques, toxicomanes, cas sociaux…), Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur en libéral. Il a enseigné aux CEMEA de Toulouse et à l’IRTS de Montpellier. Diplôme en ethnologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime l’Institut Européen «Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC / psychasoc.com) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales. Il anime le site ASIE (asies.org) consacré aux questions de supervision en travail social. Il est à l’origine de l’association « Psychanalyse sans frontière » (PSF). Il a créé un réseau social : Rezo-travail-social.com.
Ouvrages de Joseph ROUZEL
Direction de collections
Joseph ROUZEL a créé trois collections.
* Chez érès (Toulouse) : L'éducation spécialisée au quotidien (25 ouvrages parus)
* Aux Editions du Champ Social (Nîmes) : Psychanalyse (12 ouvrages parus).
* Chez Psychasoc Editions (Montpellier), Psychanalyse et travail social (5 ouvrages parus)
Participation à des revues
Joseph ROUZEL a publié plus de 200 articles dans diverses revues du champ social ou psychanalytique.
1 Intervention pour le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, dans le cadre du colloque organisé par l'association Grandir ensemble de Chambéry.
2 Nicolas Brémaud, « Jean-Jacques Rousseau : paranoïaque de génie », L’Information psychiatrique , volume 80, n° 10. 819-28, décembre 2004.
3 S. Freud « Le président Schreber » in Cinq psychanalyses , p. 315.
4 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III , Seuil, 1981, ch. XVI
5 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique , Gallimard, 1972.
6 Aristote, Problemata , Belles Lettres, 1991.
7 Je m’inspire pour cette réflexion de deux travaux : Jean Bernard Paturet , « Le maître rousseauiste comme figure de forclusion du sujet », De Magistro : le discours du maître en question , ères, 1997 ; Colette Soler, « Rousseau, le symbole », L’aventure littéraire ou la psychose inspirée , Champ Lacanien, 2004
8 Daniel Paul Schreber, né le 25 juillet 1842 à Leipzig et mort le 14 avril 1911 était un magistrat. Il est célèbre pour ses délires psychotiques, qu'il raconte dans un ouvrage autobiographique : Mémoires d’un névropathe , Points-Essais, 1985.
9 Jacques Lacan, La relation d’objet , Seuil, 1994.
10 Jean-Claude Milner, De l'école , Seuil, 1984.
11 Par exemple dans Les rêveries : « Les efforts que j’ai faits pour m’aguerrir à ces regards insultants et moqueurs sont incroyables. Cent fois j’ai passé par les promenades publiques et par les lieux les plus fréquentés dans l’unique dessein de m’exercer à ces cruelles bordes ; non seulement je n’y ai pu parvenir mais je n’ai même rien avancé, et tous mes pénibles mais vains efforts m’ont laissé tout aussi facile à troubler, à navrer, à indigner qu’auparavant. »
12 Voir Michel Soëtard, Rousseau et l’idée d’éducation , Honoré Champion, 2012
13 Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché : la révolution culturelle libérale , Folio essais, 2012.
14 Les Confessions , Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1959, t. I.
15 Raymond Queneau, Zazie dans le métro , Folio Gallimard, 1972.
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Rousseau
J. Rouzel
jeudi 21 juin 2012