lundi 17 août 2020
Distance professionnelle et distanciation sociale
Distance professionnelle et distanciation sociale ont au moins une caractéristique en commun : de condenser, en deux mots très bien choisis, un programme, pédagogique pour la distance professionnelle, éthique et politique pour la distanciation sociale. Pourtant, ce ne sont que deux oxymores…
La distance professionnelle qu’ON enseigne dans les instituts de formation en travail social est l’aveu d’une incompréhension ahurissante de ce travail particulier qui consiste à accompagner ou aider celles et ceux qui exaspèrent leur entourage, pour parler comme Deligny. Cela, non pas pour nous référer à un maître, mais parce que pour parler des « gibiers de travail social », enfants autistes ou travailleurs protégés, jeunes délinquants ou mères placées, etc., le meilleur paradigme pour les désigner – et le plus juste selon nous – est bien qu’ils « exaspèrent leur entourage ». Ce dernier mot est à entendre comme le collectif dans lequel ils et elles vivent, évoluent, dorment, mangent, font l’amour, parlent, crient, hurlent, pleurent, se terrent, se suicident, meurent : depuis la famille, la leur propre ou d’emprunt, jusqu’à la Société dans son ensemble, que nous écrivons ici, comme Deligny là encore et parce que son invention typographique est très pratique, « ON ». Ce ON désigne toutes les instances de pouvoir qui gênent ces humains et en font, justement, des gibiers de travail « social ».
« Soyons dans la distance professionnelle avec eux, pour leur bien », répondent les adeptes des théories du pouvoir. Non : la distance professionnelle a pour seul but le confort de ces bonnes âmes que sont une part des nouveaux éducateurs des temps modernes, qui ne veulent rien risquer d’eux-mêmes et, à dire vrai, n’ont souvent rien à dire que ce qu’ils ont appris en formation. Ce sont ces éducatrices et éducateurs qui sortent des écoles, qui ne connaissent pas grand-chose de la vie pour nombre d’entre eux, et qui veulent faire de leur « vocation », souvent superficielle, un moyen de s’insérer dans le tissu social, sans vraiment avoir réfléchi à ce que signifie vouloir s’insérer en travaillant à insérer les indésirables, les incasables, les rejetés, les marginaux…
Et voilà que par un simple coup de covid magique, cette distance professionnelle se trouve généralisée à l’ensemble de l’appareil social : ON a désormais besoin d’établir, avec les autres, une distanciation sociale, qui ressemble fort à la distance professionnelle de l’éduc avec son gibier. Miracle, vraiment, qui avalise d’un coup un concept oxymorique par un autre concept oxymorique, mais cette fois qu’ON accepte et qui fait consensus… Enfin, presque, mais nous ne discuterons pas ici de savoir si la distanciation sociale est si « acceptée » et si consensuelle qu’ON veut bien nous le dire. Après tout, ce ne sont que les médias et les politiciens digitaux – les femmes et hommes politiques que nous ne connaissons que via les écrans, qui vivent dans un autre monde que nous, du député jusqu’au président de ce que nous persistons à appeler une république – qui veulent nous en convaincre.
Ici, nous ne parlerons que de ce mot : « social ».
Il se trouve que « travail social » devrait signifier quelque chose, et que les éducatrices et éducateurs devraient avoir une réflexion de fond sur ce terme. Il se trouve aussi que la plupart ne l’ont pas, car « social » accolé à « travail » a un contenu authentiquement politique ; or, il n’y a pas de cours ou de formation ou de séances de débats politiques dans les instituts de formation en travail social. Dans ces instituts, on confond le terme « politique » avec cet autre mot, plus précis, finalement : « politicien ». Soit : prosélytisme, donc manipulation, etc. Il n’y a donc aucune dimension politique dans la formation au travail social. Exit Deligny ou Korczak, Gérard Mendel ou Georges Lapassade.
Le travail ne peut être « social » que s’il fait sens pour la société. Or, le travail social fait en effet sens pour la société. Mais quel sens ? Est-il destiné à souder la société ? Par une politique d’inclusion, par exemple ? C’est bien ce que proclame le discours dominant, mais la réalité nous enseigne l’inverse. Les handicapés sont rejetés dans les zones périphériques des villes et dans des unités de production où ils sont assez largement exploités, selon leurs capacités, certes, mais en tout cas, le but d’un ESAT n’est pas éducatif ; il est occupationnel, ce qui est tout autre chose. Dans une MECS, le problème se pose différemment, et la qualité des éducateurs est alors déterminante – et il existe d’excellentes éducatrices et des éducateurs hors pair. Mais la bureaucratie veille, par le biais de tout ce qui concourt au placement et aux révisions périodiques de ses modalités, et tout peut basculer en un instant. Il faudrait des centaines de pages pour détailler la politique dite d’inclusion des élèves aux traits autistiques, ou le sens qu’ont les dispositifs de réinsertion des élèves décrocheurs, sans parler des jeunes délinquants… Et ainsi de suite, ne passons pas en revue toutes les institutions, à chaque lectrice et lecteur de s’imaginer la suite.
Revenons donc au mot « social ». Est-il bien juste ? À l’évidence non, puisque loin d’être reconnaissance par la société qu’elle est composée d’individus aux appétits, compétences, envies, humeurs ou désirs différents, elle écarte celles et ceux qui sont trop différents de la norme. Le travail social est, de plus en plus, une mise à l’écart et sous contrôle des personnes non normées, mal profilées. À force de ne pas vouloir regarder la réalité en face, nous produisons, dans nos sociétés, du mal-être et du malaise et de la maladie sociale (et non mentale) à la pelle.
Qui plus est, « social » est encore compris sur un plan qualitatif : « qui se soucie de ceux d’en bas ». Mieux vaudrait dire « travail sociétal », car la société, au final, a le « travail sociétal » qu’elle souhaite ou mérite ou pour lequel elle vote via les politiciens auxquels les citoyens délèguent leur pouvoir. Ce travail sociétal peut aller du meilleur au pire, en fonction de la société et de celles et ceux qui le mettent en œuvre jour après jour.
Et la distanciation sociale ? C’est un fait que ce nouvel oxymore est, en soi, tout un programme éthique et politique. Or, nous l’avons acceptée sans débat, cette distanciation des autres, alors que seule la vie au milieu de ces autres, avec ces autres, fait sens pour un être appartenant à une espèce « sociale » comme l’humanité. Une espèce dans laquelle « la liberté des autres prolonge la mienne », comme le disait Bakounine, une liberté qui est l’indice d’un profond respect pour tous les autres quels qu’ils soient et quels que soient leurs appétits, compétences, envies, humeurs ou désirs du moment, et cela même s’ils nous exaspèrent à un moment ou à un autre, voire tout le temps.
Pourtant, celui qui m’exaspère m’invite à me poser la question du sens de la vie, en société bien sûr, et du sens que cela peut avoir de mettre de la distance par rapport à lui, si tous les autres se distancient également de lui, et donc l’isolent en des léproseries d’un nouveau genre.
La distanciation sociale va à contresens même du « sens de la vie », qui est réflexion constante sur ce que nous pouvons vivre ensemble, depuis nos humeurs et envies jusqu’à nos façons de considérer les autres et la mort qui clôt le parcours. La distanciation sociale associe deux mots qui ne devraient pas l’être, et, en acceptant le nouveau concept, nous ne ferions qu’accepter le nouvel ordre fascisant des choses et des relations. Si nous estimons que ce nouveau mode de vie peut devenir la norme de nos sociétés « malades », alors oui, nous allons devenir malades, mais pas de cette nouvelle maladie qu’ON nous vend pour nous faire peur, la covid-19. Non. Nous serons malades de la méfiance vis-à-vis des autres et de l’acceptation passive du contrôle social.
Qui plus est, en généralisant ce type de phobie à l’ensemble du corps social, y compris la jeunesse, nous appelons à nous un futur hautement dystopique, pathologique, dans lequel les fondements même du lien humain auront été drastiquement ébréchés, voire irrémédiablement abîmés au point de se disloquer et de permettre à des pouvoirs toujours plus autoritaires et anti-humains de s’imposer.
Le travail social aura pavé la route de l’enfer, depuis au moins le début de ce siècle. En abandonnant ses piliers, la solidarité et la bonne approche de l’Autre , il aura permis que, partout ailleurs, ON commence à se dire que contrôle vaut mieux qu’aide, que répression vaut mieux que pédagogie. Le travail social n’aura pas été le seul à paver ce chemin jadis bourbeux qui se révèle désormais comme une autoroute pour le pire, car les médias, les politiciens, le mode de vie consumériste, etc., y ont également pris leur part. Mais le travail social, parce qu’il se donnait pour tâcher d’aider ceux qui exaspéraient les « ON » normés et passifs, dérangeait et obligeait la société à se poser quelques questions. Il ne joue même plus ce rôle.
La distanciation sociale se présente ainsi comme une nouvelle étape vers l’isolement des individus, la dissolution de la société, le consumérisme comme seul horizon de vie, tout cela en contradiction avec la réalité profonde de l’espèce. Là est l’espoir, immense, puisque, précisément, le système ne trouve comme seul moyen, pour contrôler ses producteurs-consommateurs, que de leur faire toujours plus peur. Ce n’est pas l’objet de ces quelques réflexions que d’imaginer ce qui va se passer cet automne, mais nous pouvons au minimum conjecturer que nous avons des cartes à jouer, et pas des moindres : la distanciation sociale est incompatible, totalement incompatible, avec ce qui est la réalité irréductible de l’espèce humaine. La distanciation sociale est le contraire même d’être humain.
Philippe Godard
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