vendredi 05 mai 2017
Au risque de soigner, entre soi, soin et contention.
« Essayer d’écrire pour moi, c’est essayer de me souvenir que j’étais dedans. Dans les choses. A l’intérieur des moments. Sans surplomb. En train de vivre. Pas avoir un discours sur ». (Christine ANGOT- Prélude à Un amour impossible. Une conférence à Vannes. Le samedi 28 Novembre 2015)
Ecrire nos expériences cliniques, de mise de patient en chambre de soin intensif, reste des expériences difficiles à exprimer du côté des soignants tant cela nous ramène à cette tension psychique entre soin et privation de liberté ou encore entre soin et sadisme ordinaire. Ça me touche dans ma professionnalité bien sûr mais également dans mon idéal de soignant. Avec cette question : qu’est-ce que je suis en train de faire dans cette posture arbitraire, dans cette toute puissance où l’autre finalement n’a plus son mot à dire, n’existe plus ? Qu’est-ce qui se passe à l’intérieur des soignants qui en viennent à agir pour le bien de l’autre ? S’agit-il vraiment de protéger cette personne d’elle-même ou des autres ? Qu’est ce qui fait que ma présence soignante ne rassure plus, ne sécurise plus, ne contienne plus ?
Pour moi une personne hospitalisée en psychiatrie qui va en chambre d’isolement ou en chambre de soin intensif (CSI), c’est ce que j’appelle la clinique de l’extrême ; mais surtout l’échec de ma fonction contenante mais aussi celle de la fonction de contention de l’institution. Je dis bien échec où je devrais dire incapacité de mettre en œuvre cette fonction contenante, car quelque chose n’a pas plus opérer dans le lien à l’autre. Cela me met aussi devant ma propre impuissance à soutenir, à soulager, à contenir le sujet en détresse psychique car les processus de symbolisation ne jouent plus leurs rôles.
Le très beau livre de Philippe FOREST, parlant de la mort de sa fille, relate ce sentiment d’impuissance du côté soignants. Il écrit : « la lassitude et le découragement, l’angoisse et la panique qu’ils (les soignants) ont fini par éprouver devant l’issu fatale... la façon dont parfois ils ont fui ou démissionner, se dessaisissant de son cas, je sais bien qu’il faut les interpréter encore comme autant de signes très sincères du désarroi où les plongeait le sentiment irréparable de leur propre impuissance » 1 .
Pour le dire autrement, lorsque j’ai eu à mettre une personne en chambre de soin intensif ou à la contenir physiquement, les mots, le langage, la présence, l’attention et l’intention soignante n’opéraient plus. J’ai eu cette impression, « ce sentiment irréparable » de vivre une tension psychique professionnelle extrêmement douloureuse et désagréable pour moi mais aussi pour le patient. J’en étais désolé, sincèrement navré et affecté. C’était comme si je passais de l’autre côté de la face obscure du soin, mais aussi de mes zones d’ombre personnelle. Cela me faisait-il pas émerger mon côté sadique, mon côté arbitraire ou tout puissant enfoui au plus profond de moi propre à chacun d’entre nous ? Avec cette question pourquoi je fais ce métier ?
Bien sûr, il m’a fallu des années d’expérience clinique et de travail en supervision pour me rendre compte que ce qui n’a pas été psychisé ou symbolisé par le soignant à travers la fonction alpha décrite par W.R BION, n’avait pas d’effet thérapeutique pour le patient. C’est du réel qui reste bien souvent dans la perception et le plus souvent sans être nommé car bien souvent incompréhensif aussi bien du côté du patient que de l’infirmier(e). Ces envahissements psychiques, ces éléments béta bruts déversés par le sujet psychotique sont d’une toxicité extrême pour leur psyché. Ces éléments vont le terrifier lentement à tels point qu’il est dans l’incapacité de les nommer. Il y a un risque d’expulsion psychique sur l’environnement. Cela devient alors incompréhensible sur le moment pour le patient et le soignant. Ce processus de projection, d’évacuation, nous soignant on le rencontre souvent dans nos pratiques quotidiennes. Bien souvent, on va accueillir ces éléments béta car le patient ne peut pas garder en lui ; ne peut pas les contenir dans sa psyché. Cela se nomme l’identification projective qu’a très bien décrite Mélanie KLEIN. Ce sera à nous de produire de la fonction alpha dans un lien intersubjectif. Le soignant bien souvent expérimenté va reconnaitre la place de l’autre dans une attention singulière sous une forme de stabilisation de sa vie psychique. Par sa présence, il va chercher à maintenir une certaine stabilité psychique ayant des effets de contenance tant recherchés par le patient. Car créer du soin en psychiatrie c’est produire de la fonction alpha, de la pensée bien loin des logiques managériales qui se centrent uniquement sur l’acte, le quantifiable, le mesurable.
Le patient en s’appuyant sur cette fonction alpha du soignant pourra métaboliser cette expérience sous forme d’introjection. Au fil de ces transformations des éléments béta en éléments alpha, le patient pourra développer cette fonction alpha à son tour ; nommer ses angoisses sans être détruit psychiquement par celles-ci. Mais cette fonction contenante n’est pas innée comme beaucoup de soignants du quotidien le pensent 2 . Cela s’acquiert au fil de nos expériences cliniques et d’un travail de réflexion, de questionnement sur nos postures professionnelles dans un travail de l’après-coup. Encore faut-il des espaces de travail dans une institution pour produire de la pensée, de la réflexion, du questionnement sur le sens du symptôme comme un véritable appareil psychique d’équipe sur lequel les patients pourront s’appuyer. Et oui, prendre soin de l’institution et du collectif soignant sera nécessaire ; chose devenant de plus en plus difficile aujourd’hui à maintenir avec cette montée des idéologies gestionnaires et managériales qui viennent impacter le soin psychique et les identités professionnelles.
Or lorsque ça ne marche pas, ça touche à notre professionnalité, à cette fameuse fonction contenante. Finalement, nous pouvons rapidement être démuni si on se retrouve seul et si un travail de l’après-coup n’est pas mis en place sous forme de récit pour créer de la pensée, du symbolique, passer du ressenti au sens. Si ce travail n’est pas fait, il y a un risque pour tout le monde : soignant, patient, institution.
La double dimension du soin psychique
Qu’est-ce donc cette double dimension du soin psychique?
Tout d’abord, elle est peu abordée voire pas du tout dans le champ de la formation des métiers de l’infirmerie bien plus préoccupé par les logiques de compétences. Pour moi, il s’agit de prendre conscience de nos postures dans le lien à l’autre avec les risques de déstabilisation psychique que les soignants encourent s’ils ne sont pas vigilants. D’un côté nous aurions la lumière avec cette posture bienveillante, proche de l’idéal du moi professionnel que tout institut de formation essaye de transmettre avec cette notion du « prendre soin » en lien avec la fragilité, la vulnérabilité du sujet en souffrance psychique. Mais si cette posture est mise en échec, n’y a t’il pas un risque de glisser du côté d’une forme de sadisme professionnel ? Tiraillé avec cette injonction paradoxale que je qualifie de surmoïque pour le soignant d’être dans l’idéal du prendre soin comme l’enseigne si bien les instituts de formation. Si cela ne marche pas, comment je fais ? Si le patient refuse se prendre soin comment je suis ? Et si l’institution n’est pas dans le prendre soin, comment je me positionne ? Or, ce n’est pas « le prendre soin » en psychiatrie qu’il faudrait enseigner même si il est un élément fondamental d’un lien à l’autre suffisamment sécurisant, mais bien sur la notion de la fonction contenante, avec ses effets détoxiquant sur le psychique du patient psychotique et ses foirades lorsque ce psychisme se met en irruption tel un volcan. Car lorsque cette fonction contenante n’opère plus, n’y a-t-il pas un risque de passer à la fonction de contenir. Cette fonction contenir est-elle de l’arbitraire ou de la toute-puissance, du côté des soignants ? Comment faire avec ? Il y a un paradoxe, une conflictualité psychique professionnelle à travailler, pour éviter de passer de la lumière à l’ombre et de développer un sadisme ordinaire propre à chacun d’entre nous. L’être humain est porteur de ces deux dimensions sans être dans le pathologique. Et les situations de soin extrême réactivent cette double posture au risque de devenir une imposture. C’est structurel à notre condition humaine et chacun d’entre nous porte cela en lui quoiqu’il en dise. Or, je crois que pour moi, même si je le comprends aujourd’hui, le soin et plus particulièrement la mise d’une personne en chambre d’isolement est porteuse de cela. Est-ce un soin ? Ou n’est-ce pas une privation de liberté ? Sommes-nous du côté de l’arbitraire et donc du totalitarisme ?
La difficulté d’être soignant en psychiatrie
Je m’appuierai sur une vignette clinique que j’ai pu vivre en tant que praticien. Cette situation clinique a été pour moi d’une violence extrême, me plongeant dans un profond désarroi. Pour tout vous dire, je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit tant je ne comprenais pas ce qu’il venait d’arriver. Mais que dire également des répercussions sur l’institution où j’exerce et plus particulièrement du groupe soignants et du groupe soignés présents au moment de cette crise clastique. J’étais dans un état de sidération et de tension psychique ; l’ambiance de l’unité de soins si calme et si tranquille était devenue irrespirable. Personne n’y comprenait plus rien. J’étais complétement démuni, décontenancé devant mon incapacité à remettre de la pensée, de la fonction alpha au sens de BION, de la réassurance. Les attaques d’Anna, les hurlements d’Anna, les angoisses d’Anna étaient à leurs paroxysmes et ceux-ci malgré sept mois d’accompagnement tant au niveau infirmer que social. A quoi me servaient mes trente ans d’expériences professionnelles en pédopsychiatrie et psychiatrie adultes devant cet état d’agitation ?
Mais avant de revenir sur cette vignette clinique, malgré mes vigilances éthiques et cliniques, j’aimerai rappeler que devant notre impuissance à soulager l’autre, c’est peut être notre toute puissance qui est mis au-devant de la scène. Devant nos difficultés à contenir l’autre dans un lien relationnel, c’est peut-être notre face d’ombre, notre inquiétante étrangeté qui est convoquée. Dans le soin dès lors que l’on veut maitriser l’autre, ne peut on pas glisser du côté du sadisme et pour le dire autrement du côté du tortionnaire ordinaire ? Je sais, écrire ceci n’est pas politiquement correct. Mais dans les métiers du soin et pour aller plus dans les métiers de l’humain n’y a-t-il pas ces risques structuraux conscients ou inconscients, propres à chacun ou chacune d’entre nous de passer du côté du sadisme ordinaire ou du sadomasochisme ordinaire ? Ce que je veux dire, c’est que nous ne sommes pas du côté de la pathologie mais que cela fait partie de notre condition humaine d’osciller entre bienveillance et sadisme en fonction des situations cliniques rencontrées. Nous avons à travailler avec ces risques structuraux pour que nos postures cliniques deviennent les plus tempérées possibles, les plus mesurées. N’est pas sur le site de SERPSY PACA on l’on voit deux flics tenir de manière ferme un patient en camisole de force ? Je reconnais le regard provocateur et questionnant de ce site avec cette question : qu’est-ce que je suis en train de faire là ?
Or, mettre quelqu’un en chambre d’isolement ce n’est pas banal. C’est violent pour moi. C’est violent pour l’autre. Je crois que je n’y habituerai jamais et heureusement d’ailleurs. Ça produit une déstabilisation psychique intense car touchant à cette fameuse fonction contenante, mais à mon cadre interne qui est de me rapprocher de l’autre en essayant de le comprendre par ma présence, ma disponibilité psychique.
Je suis là pour contenir l’autre psychiquement et voilà que pour le protéger de lui et des autres je lui saute dessus pour l’isoler et pour l’enfermer. Allez expliquer cela à n’importe quel péquin de la rue et lui dire haut et fort que c’est du soin mon bon Monsieur. Il me prendra pour un fou. Et pourtant que faire devant une crise clastique, devant un état d’agitation aigue. Que dire quand c’est le patient lui-même qui vous demande de le mettre en chambre d’isolement ?
C’est ce que Jean-Paul LANQUETIN nomme cette double journée de travail nous montrant les impacts psychiques que cela peut avoir sur les soignants. Je rentre à la maison mais je suis encore au boulot Et oui Monsieur les DRH ça devrait être payé double mais chut…c’est les risques du métier. J’oubliais mais c’est bien sûr, il y a le guide des bonnes pratiques de la mise chambre de soins intensifs proposé par la haute autorité de santé. Il ferait mieux de se demander ces bons technocrates pourquoi ces pratiques de contention en psychiatrie sont en augmentation. Comme aimait à me dire ce jeune patient psychotique rencontré en tout début de mon activité professionnelle en unité fermée : « de toute façon si vous m’écoutez pas je casse tout ». Merci à toi de n’avoir appris cela.
Pour illustrer mon propos et bien loin des biens pensants qui me gonflent à donner des leçons du côté de l’idéal du soin, ou des bonnes pratiques alors qu’ils se sont eux-mêmes mis à distance de la clinique du quotidien et de la clinique de l’extrême. De ces experts venant des agences et des hautes autorités qui dans leur bureau produisent des logiciels de certification, des recommandations des bonnes pratiques sans jamais prendre en compte la complexité de la clinique et des théories des sciences humaines et des impacts psychiques sur les professionnels. Il faut être rationnel, gestionnaire, économique sans jamais prendre en compte l’humilité, la question du doute, la subjectivité des soignants, la complexité de la psyché et de l’inconscient. Mais revenons à la clinique, le sel de notre métier de soignant en psychiatrie.
vignette clinique
Il est 17h. Anna vient de rentrer d’une journée passée en famille avec ses deux enfants et ses parents. Ils ont profité du plaisir de la plage, d’aller au bord de la mer, privilège d’habiter une région bordée d’eau salée. Anna a cette obligation d’être présente dans notre unité soin en extrahospitalier car à 18h00, il y a la réunion institutionnelle soignant-soigné comme chaque jeudi soir. Elle est hospitalisée maintenant depuis bientôt 7 mois dans une unité de réinsertion en extrahospitalier. Son projet de réinsertion avance lentement mais sûrement. Elle vient voir Claudine l’infirmière qui bosse d’après-midi et commence à exprimer des angoisses obsessionnelles sur comment elle peut faire pour ranger les vêtements de ses enfants dans des cartons en fonction des âges afin de s’y retrouver pour le mieux. Anna vit un divorce qui n’est pas sans l’inquiéter sur son rôle de mère suffisamment bonne auprès de ses deux garçons âgés de 9ans et 5ans. D’autant plus, qu’elle vient de récupérer un appartement et qu’elle sera dans l’obligation de passer du temps avec ses deux fils, un week-end sur deux. Le travail de séparation prend tout son sens. Séparation avec son ex-mari, mais également notre institution (7 mois d’hospitalisation). Sans insister sur la pathologie, Anna aurait selon le diagnostic médical une névrose obsessionnelle grave avec des traits hystériques. Lorsqu’elle est envahie par ses angoisses ; Anna les jouent devant tout le monde. L’un des aspects du travail thérapeutique a consisté à éviter ses envahissements avec des postures soignantes propres à chacun d’entre nous soit sous forme d’une disponibilité avec une réassurance lors d’entretien informel ou à l’inverse une forme de fermeté pour lui poser des limites pouvant avoir un effet contenant sur ses angoisses. Or ce soir-là, Claudine essaie de lui faire des massages de visages pour la détendre mais cela n’a aucun effet. Elle essaie la fermeté mais cela accentue les cris et les pleurs d’Anna. Elle lui prose de lui donner un traitement en si besoin qu’Anna refuse. A ce moment, je monte la voir. Je prends le relais car Claudine n’y arrive plus. L’infirmière expérimentée commence à son tour à être débordée par les cris. Peut-être que ma disponibilité, mon écoute vont faire baisser la tension ? Mais rien n’y fait malgré les énièmes explications sur comment je ferais pour ranger les vêtements de ses enfants, dans les cartons. A ce moment, elle veut parler à sa mère car elle pense que seule celle-ci peut la rassurer. Je la laisse faire et quitte sa chambre pour aller voir l’infirmière sur la suite à donner, en espérant que la conversation téléphonique jouera son rôle de pare-excitation.
Les cris et les pleurs deviennent de plus en plus forts. Je me permets de rentrer dans sa chambre où J’ai beau essayé de lui dire de se calmer mais rien n’y fait. L’infirmière prépare le traitement si besoin (25 gouttes de Loxapax) qu’elle arrive à lui faire prendre. Nous sommes dans un va et vient pour assurer une présence et être avec elle. L’assistante sociale qui est présente, vient voir ce qui se passe. Progressivement, cela se transforme en crise clastique et la pauvre mère au téléphone en prend plein son matricule. Anna devient tyrannique avec des propos agressifs refusant une hospitalisation en intra. Je prends un temps avec Claudine pendant que l’assistante sociale reste avec elle dans sa chambre. Nous prenons la décision d’une hospitalisation et nous téléphonons à l’EPSM afin qu’une équipe de transfert vienne la chercher. Je rappelle que notre unité de soins se trouve à 8 km de cet établissement, que nous sommes dans la cité et que le plus souvent il y a un soignant pour un groupe de 10-12 patients. Les patients que nous accueillions sont dans des processus de rétablissement et dans des projets de réinsertion multiforme (appartement associatif, projet préprofessionnel, continuité sur des soins de réadaptation, projet d’aller vers des GEM, etc…). A l’arrivée de l’équipe de transfert, Anna comprend qu’elle va être hospitalisée. La violence monte. Elle hurle, refuse de préparer ses affaires. Je suis dans l’obligation de la prendre par le bras afin qu’elle quitte sa chambre. J’essaie d’être doux mais impossible, elle se débat. Anna cherche à me mordre, à me griffer, à s’agripper à mes vêtements civils. La tension monte à son paroxysme et l’équipe de transfert intervient. Nous sommes 4 soignants, une assistante sociale et un ambulancier pour l’attacher sur le brancard. Elle cherche à nous donner des coups de pieds, à nous mordre à cracher. C’est infernal pour elle et pour nous. Elle crie demandant d’arrêter de l’attacher, qu’elle va se calmer. Anna quittera notre unité de soin. Elle sera conduite en chambre de soin intensif dès son arrivée. Il manque sûrement des éléments de compréhension clinique en lien avec son histoire, des phénomènes inconscients qui se jouent, avec son refus de prendre un traitement depuis des mois et des mois, réactivant les angoisses archaïques plus proche de la psychose que de l’hystérie mais j’ai franchement eu ce sentiment d’être passé de l’autre côté de la barrière, de cette face obscure du soin entre bourreau et tortionnaire. C’est un véritable échec de la fonction contenante. La relation n’a pas eu d’effet sécurisant malgré la proximité du lien que l’équipe avait tissé avec Anna. Denis MESLIER 3 , l’explique très judicieusement : « cette fonction contenante n’opère que sur les parties saines du sujet en souffrance psychique ». J’irai voir Anna à sa sortie de sa chambre d’isolement deux jours plus tard. Elle m’expliquera qu’elle ne se rappelait plus de rien de ses agirs, de ses attitudes et qu’elle s’excusait. J’ai accepté ses excuses. Mais au vu de cette situation je l’ai informée qu’elle ne reviendrait pas dans notre unité de soins suite à la décision du psychiatre et de l’équipe soignante.
L’équipe soignante a eu besoin d’en parler, de mettre des mots, pour nous aider à mieux comprendre, de réduire le clivage entre affect et pensée. Les patients lors de la réunion institutionnelle ont eu besoin d’en parler. Ils étaient sidérés de cette violence et inquiets pour Anna. Il a fallu mettre en récit pour digérer passer par une compréhension des agirs pour se dégager psychiquement de cette crise clastique et de notre culpabilité. Il me semblait important de redire cela. Car avec Anna, ça a été sept mois d’accompagnement d’un travail de lien, d’écoute, de soutien. Nous avons essayé d’être dans du lien suffisamment sécurisant. Alors évidemment, il faut des cadres législatifs, des bordures pour éviter les abus d’enfermement. Mais l’expérience clinique c’est bien autre chose. Et ce serait intéressant de laisser la parole au praticien avec ces questions cliniques et éthiques : est-ce du soin ou de l’enfermement ? Est-ce du soin ou une privation de liberté ? Quel impact psychique cela a pour les soignants et les patients ? N’y a-t-il pas un risque de passer de la lumière à l’ombre ou l’ombre à la lumière ? Comment faire avec cela ?
Pour conclure
Cette situation clinique nous rappelle la fragilité de nos postures soignantes devant l’émergence d’angoisses archaïques. L’importance du travail d’équipe pluridisciplinaire me semble indispensable pour sortir d’une culpabilité ou d’un sentiment d’être seul face à cette clinique de l’extrême. Pour ma part, le rôle du cadre de santé comme posture de soutien et d’étayage me semble essentiel pour prendre soin de l’équipe soignante mais aussi de l’institution. Le travail d’élaboration de l’après coup me semble aussi important pour passer du ressenti à la pensée, de l’incompréhension à la compréhension, véritable processus de symbolisation réintroduisant les processus de subjectivation des professionnels favorisant le questionnement, le doute sur nos propres attitudes et sur notre démarche de soin. Le soin psychique est une activité de pensée où la question de l’inconscient est souvent présente comme je le rappelle de plus en plus souvent aux équipes soignantes. Mais dire cela aujourd’hui en tant que cadre de santé c’est être en complet décalage avec le discours managérial dominant, bien loin de l’idée du soin.
Stéphane TREGOUET
Cadre de santé- Consultant formateur
Centre de soin d’addictologie- l’ancre- PLOEREN-Morbihan.
1- FOREST, P. (2007). Tous les enfants sauf un , éditions Gallimard, p.52. La parenthèse est rajoutée par moi.
2- Tregouët, S. (2013). L’informel ou comment construire la relation à l’autre. Soins Psychiatrie N° 284. 21-24.
3- MESLIER, D. (2003). Conflictualité et fonction contenante. Clinique méditerranéenne , N°68. p. 258.
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