Jean-Pierre Lebrun et un groupe de directeurs, Y a-t-il un directeur dans l’institution ? Postface de Dany-Robert Dufour. Presses de l’EHESP (Ecole des hautes études en santé publique), 2009
C’est chose suffisamment rare pour être soulignée : il existe des directeurs qui ne sont pas gagnés par l’idéologie de la gouvernance, qui ne s’abîment pas dans les méandres du management, qui ne se laissent pas sidérer par les sirènes des dérives gestionnaires, bref des directeurs qui… dirigent, sans perdre la «bonne direction », autrement dit le bon sens. Des directeurs qui se situent comme d’authentiques chefs d’équipage. Comme on dit qu’un capitaine dirige la manœuvre. Cette métaphore m’est soufflée par l’origine du mot équipe : « Skipa » qui en ancien scandinave désigne un bateau, un esquif ; terme de marine que l’on trouve dans « skipper ». Qu’est-ce qu’une équipe ? C’est un groupe humain qui se donne une direction, sinon tout part à veau l’eau et chacun tire dans son sens. Résultat le bateau est en panne ou il tourne en rond. Pour veiller sur la direction, la bonne, si possible, est nommé un directeur qui en assure et en assume la fonction. Celui-ci dispose de deux garde-fous pour exercer. D’abord la direction qui lui est imposée par l’ « armateur ». En l’occurrence, dans le secteur social et médico-social, l’armateur, c’est le Législateur, les textes des politiques sociales qui régissent les établissements, mais c’est aussi les agréments et conventions passées au nom de l’Etat ou des collectivités territoriales. C’est aussi, dans le domaine associatif comme publique la référence aux principes et valeurs républicains et laïques qui fondent notre démocratie. C’est donc à partir d’un point d’exception que le directeur - qui comme le souligne un des textes réunis, est bien souvent une directrice - peut diriger « la manœuvre ». Au nom de… Au nom des valeurs et principes. Et au-delà au nom du principe qui fonde tous les principes : un point de transcendance logique qui établit une pyramide des subordinations. « La où ça commence, là où ça commande », précise Hannah Arendt, fondant ainsi l’armature même de la hiérarchie. Ce n’est pas en son nom propre qu’un directeur dirige, mais au nom de ce principe, lui-même relayé et décliné par les valeurs de la République. C’est ce point d’appui excentré, qui lui confère l’autorité, l’institue dans ses prises de décision, et le met, pourvu qu’il consente à représenter cette place d’exception, relativement à l’abri des dérives et prises de pouvoir abusifs. Cependant les textes de cet ouvrage collectif, rédigés par des directeurs en exercice qui se posent sérieusement le sens de… la direction, laissent un peu dans l’ombre un second garde-fou que j’aimerai ici développer. En effet, il faut penser qu’il existe une deuxième hiérarchie qui recoupe cette première hiérarchie de subordination, une hiérarchie, que dans la foulée d’une indication précieuse que l’on doit à Jean Oury, médecin-directeur de la Clinique de Laborde, l’on pourrait nommer de coordination. Je m’explique. Concrètement cela consiste pour un directeur à ne prendre une décision qu’après avoir mis au travail ses collègues (ou coéquipiers). Sur cet axe hiérarchique, il est logé à la même enseigne que les autres. La hiérarchie de coordination en effet soumet chacun aux lois de la parole et du langage. A charge du directeur d’organiser des espaces de parole dans lesquels la position de chacun puisse être entendue sur un sujet donné. Bien entendu tout n’est pas soumis à discussion. Les affaires courantes afférentes à la fonction de direction ne sauraient faire l’objet de discussions interminables, ce qui aurait pour effet, comme on le voit parfois, de transformer l’institution en une pétaudière ingérable. Ce qui doit être mis au travail relève des grandes orientations institutionnelles. Sur cet axe de coordination ce qui fait loi c’est que quand l’un parle, les autres écoutent. Le directeur a le devoir de garantir le bon fonctionnement de cet espace démocratique. Et ce n’est qu’à l’issue de ce travail d’élaboration collective qu’il peut s’extraire et faire valoir une position d’exception, à partir de laquelle, comme on dit, il tranche. Souvenons-nous ici que l’étymologie du mot « hiérarchie » devant lequel trop souvent certains reculent, nous vient de deux termes grecs : « hieros » et « arkè ». Ils signifient au sens premier, le commandement du sacré. Je dirai à ma façon que la hiérarchie, c’est tout faire pour que « ça crée ». Penser la fonction de direction à partir de ces deux axes hiérarchiques, de subordination et de coordination, l’inscrit d’emblée dans une perspective démocratique qui ne se soutient justement que d’un point d’exception, le demos , le peuple. La difficulté, bien soulignée par Jean-Pierre Lebrun et reprise dans sa postface par le philosophe Dany-Robert Dufour, réside dans le fait que nos sociétés postmodernes ont tout fait pour abolir les habillages et les marques d’un point d’exception démocratique que les philosophes, comme Kant, par exemple, nommaient : transcendance. Et comme disait Jacques Prévert : il y a des transes sans danse et des danses sans transe ! Mais les auteurs de l’ouvrage, issu de deux ans de supervision encadrée par le psychanalyste et le philosophe susnommés, ont bien conscience d’une chose, du lieu de leur pratique. Même si les valeurs dominantes, disons le, capitalistes, aujourd’hui, mettent en danger la démocratie, et se réduisent peu ou prou aux valeurs marchandes - Le Divin Marché que dénonce Dany-Robert Dufour dans un de ses ouvrages récents – il ne peut y avoir d’acte de direction, sans que justement la « direction », le sens, le «au nom de quoi ? » soient pris comme point de référence. Comme aime à le répéter Jean-Pierre Lebrun, le ciel est peut-être vide, mais il est toujours au dessus de nos têtes !
Diriger, métier impossible, affirme Freud, au même titre que éduquer et soigner. Cette citation, souvent rabâchée, bien peu en connaissent l’origine. On la trouve dans la préface de Freud à l’ouvrage d’August Aïchhorn, directeur de plusieurs institutions en Autriche, autour de Vienne, dans les années 1920 ( Jeunes en souffrance ). Mais ce que l’on sait encore moins c’est qu’il existe une deuxième occurrence de cette citation des trois métiers impossibles, tirée d’un dicton allemand. C’est en 1937, dans « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » que Freud précise cet impossible niché au cœur de ces métiers de la relation humaine. Ces métiers sont dits impossibles, car « on peut d’emblée être sûrs d’un résultat insuffisant ». Non qu’il faille reculer devant la fonction. L’impossible n’est pas l’impuissance. S’y coltiner, si j’ose dire, c’est prendre en compte cet impossible, autre nom du réel, selon Lacan. Au contraire, il s’agit de l’assumer avec une certaine humilité. Ce dont témoignent les auteurs directeurs ici réunis. C’est tout autre chose que la prétention à la maîtrise absolue des adeptes de la gouvernance, qui envisagent désormais l’homme et les relations humaines comme de pures machineries. Cela place celles et ceux qui courageusement acceptent d’occuper cette place de direction aujourd’hui, aux avant-postes de la résistance contre cette vision postmoderne d’un homme-machine - prônée déjà par le philosophe Julien Offroy de la Mettrie en 1747 - un homme décollectivisé et désubjectivé. La fonction de direction implique donc en fin de compte une triple dimension : clinique, institutionnelle et politique.
Joseph Rouzel
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