Claude ROUYER, Tu viens avec moi? L'Harmattan, 2010. 21,50 €
Il est plusieurs façons de rendre compte de ce métier de l'ombre dont les actes ne se voient pas au grand jour : éducateur. Soutiers du paquebot de l'intervention sociale les éducateurs ont cependant un mal de chien à rendre lisible ce qu'ils fabriquent, à sortir les mains du cambouis du quotidien pour se faire entendre. Ce n'est pas faute d'essayer. Malheureusement la plupart du temps les écrits de ces professionnels se noient dans la grisaille des rapports d'activité où fleurit la langue de bois. Mais d'aucuns issus du métier, ont tenté l'aventure et fait œuvre de création, sans trop forcer l'imagination, au ras de la réalité vécue. Ainsi l'ouvrage de mon camarade Jean-François Gomez, Ailleurs. L'institution dans tous ses états paru chez érès dans la collection que j'ai créée « L'éducation spécialisée au quotidien » et que je ne manque pas de conseiller à tout débutant.
Claude ROUYER, lui, est déjà un vieux routard de l'éducation spéciale. Il a usé ses godillots dans la Protection de l'Enfance et exerce aujourd'hui comme formateur et directeur pédagogique dans un centre de formation, après un parcours universitaire où il a obtenu un doctorat en Sciences de l'éducation. Il s'y est lancé à son tour. Son roman Tu viens avec moi? - titre tout fait pour emballer le lecteur! - est ainsi plus vrai que vrai, tant la fiction possède cette vertu de dévoilement. Personnellement, je donnerai toute la littérature scientifique sur l'adolescence pour un poème de Rimbaud; et celle sur l'enfermement pour Jean Genet.
Dans ce roman cousu main, au rythme qui ne se relâche jamais, tout y est : l'éducateur désabusé par la hiérarchie et le « système » mais qui n'a pas perdu son enthousiasme pour s'engager avec les minots (« Son désenchantement était total. Lui qui rêvait de changer le monde, il prenait conscience de son impuissance. Son idéal s'était transformé en cauchemar »); l'assistante sociale sympa et branchée; la psychologue « un chouïa guindée », lacanisée; le directeur « qui se croit être, mais qui n'est pas »; des jeunes qui en font voir de toutes les couleurs; une mère de famille qui tient les travailleurs sociaux par la barbichette et les partenaires comme on dit: les flics, la justice, les profs et l'épicier du coin.
Le style de ROUYER alerte et alerté se coule assez bien dans la grande tradition du polar. De Michel Audiard dont il cite à bon escient en exergue la phrase célèbre des Tontons flingueurs : « quand la protection de l'enfance coïncide avec la crise du personnel, faut plus comprendre, faut prier »; en passant par Thierry Jonquet, dont il n'est pas sans rappeler par moment la noirceur de Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte (Points romans noirs, 2007)
Ce livre met en lumière cette particularité du travail éducatif: ce sont des histoires de vie des dits « éducs » qui croisent, côtoient, accompagnent d'autres histoires de vie, celles des dits « usagers » (et parfois très usagés). Et ces rencontres, d'amour et et de haines, d'espoirs et de ralbol, de surprise et de répétitions, de débrouillardise et d'injustice, de bricolages et de carcans administratifs, sur un fond de scène sociale de plus en plus féroce pour les plus démunis de nos concitoyens, chaînent un tissu vivant dont le roman donne à lire la trame la plus intime. Remercions Claude ROUYER d'avoir exhaussé le quotidien éducatif et ses petits riens qui ne se voient pas, au niveau de l'art. Du grand art.
Voilà un livre qui, une fois que vous y êtes entré, ne vous lâche plus. A mettre au programme de toutes le formations d'éducateurs. On en prendrait autrement de la graine qu'en célébrant les « DC des professions sociales ».
Joseph ROUZEL
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