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Soigner les âmes

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Soigner les âmes
L'invisible dans la psychothérapie et la cure chamanique
Dunod
23/08/2011

L'objectif de cet ouvrage à deux mains est expliqué dans l'avant-propos : il s'agit d'interroger la dérive de notre époque. Homo sapiens  a perdu ses racines, il ne sait plus d'où il vient ni ou il va, et bien souvent, plus grave encore, il ne se pose même plus la question. Or comme il est indiqué par les auteurs : l'heure est au sauvetage et à l'action. C'est maintenant ou jamais, le bateau sombre ou s'illumine pour atteindre de nouvelles terres, ça passe ou ça casse... et le choix est entre nos mains.

Les auteurs citent Freud pour annoncer la couleur, qui se faisait pour l'occasion prophète apocalyptique avant l'heure :

« Voici ma secrète conclusion : puisque nous ne pouvons considérer notre civilisation actuelle – la plus évoluée de toutes - que comme une gigantesque hypocrisie, il doit s'en suivre qu'organiquement nous ne sommes pas faits pour elle. Il faut abdiquer et le Grand Inconnu, lui, ou le Grand Manitou dissimulé derrière le destin, renouvellera cette expérience avec une race différente » (Freud, 1914)

Le constat est tout de même sévère et pessimiste, bien que lucide à certains égards. Si notre civilisation veut vivre, et vivre véritablement d'une Vie pleine et non pas seulement de se contenter de survivre, il s'agit d'effectuer un véritable saut quantique, un changement total de paradigme. Du reste c'est bien ce que proposent les auteurs dans cet ouvrage, se révélant au demeurant plus optimistes que Freud, puisqu'ils proposent aux thérapeutes d'explorer de nouvelles voies, d'étendre le concept de l'inconscient freudien à un inconscient bien plus vaste, en revenant aux racines même du métier de thérapeute : le chamanisme. Une telle nouvelle conception de l'inconscient ne remet pas en cause celle de Freud et l'inclue comme un sous-ensemble. Pour cela, les auteurs nous amènent à explorer les pratiques chamaniques ancestrales de différents peuples, y apportant un éclairage à partir de leurs disciplines respectives (psychothérapie et anthropologie), nous faisant faire un agréable voyage avec eux à travers la magie, la sorcellerie, les rituels de guérison et ce que, faute de mieux, il est de coutume d'appeler « l'invisible ».

La grande force de cet ouvrage est son caractère de témoignage, puisque les auteurs ne se contentent pas de grandes théories mais relatent des expériences qu'ils ont eux-mêmes vécues, en assistant à des rituels chamaniques ou au cours d'expériences personnelles d'états de conscience modifiée. Nous faisons ainsi connaisance avec les femmes g nawa  du Maroc ou les f undi  de Mayotte. Comme l'indique un des auteurs : « Observer, voilà pour moi le maître mot. » (p. 13) Il s'agit donc d'un voyage photographique à travers ce qu'il reste du chamanisme dans ce 21ème siècle naissant. Il est important de préciser cela car ce n'est pas toujours le cas dans ce type de littérature. Mircea Eliade, l'une des références théoriques dans l'étude du chamanisme, en est le plus illustre exemple : il a effectué dans ses études la compilation des travaux menés par d'autres chercheurs, sans avoir lui-même la connaissance directe de ce dont il parlait. Ses ouvrages ont bien sûr une grande valeur, mais il ne faut pas perdre de vue qu'ils sont coupés du terrain, forcément intellectuels, et il leur manque précisément cette note de sensualité, cette présence du corps, qui fait qu'un livre est organiquement vivant. « La lettre tue, l'Esprit vivifie » : ici la lettre est imprégnée d'Esprit et de fait elle vivifie pleinement.

Voici l'un des motifs des rituels chamaniques : « entre les humains et les forces invisibles, un cycle d'échange doit être maintenu pour le bénéfice de chaque partie » (p. 2). Lorsque ces échanges n'ont plus lieu ou qu'ils ne sont plus équitables, que se passe-t-il ? C'est la maladie. Ceci est vrai au niveau de l'individu mais également au niveau des sociétés : ne peut-on pas voir l'humanité dans sa phase actuelle comme un malade souffrant du fait de ses échanges interrompus ou inéquitables avec le monde invisible ?

Qui est le chamane ? Voici la définition que les auteurs proposent, en se basant sur des documents ethnographiques : « Il est à la fois devin, barde, poète et musicien, guide spirituel, maître des grandes cérémonies cycliques, garant de l'ordre écologique mais aussi guérisseur capable de « rendre la santé aux malades et ce avec des remèdes qui n'ont aucun rapport aux maladies. » (p. 6) Le chamane est élu par les esprits et cette élection est révélée par toutes sortes de signes de la nature : « rêves, phobies alimentaires, maladies mystérieuses, étrangeté, etc. » (p. 9)

Le travail du chamane est nécessairement holistique, car dans le monde invisible, tout est relié et interdépendant. Ainsi toutes les « bêtises » que notre monde occidental fait, par pure ignorance, ont des répercutions directes et concrètes sur le monde des chamanes. Et c'est à eux de nettoyer humblement les « ordures » que nous leur envoyons. Ils citent l'exemple de « Sam Begay, qui fut convoqué tout au début de la guerre en Irak par le président de la nation Navajo avec une cinquantaine d'autres hommes-médecine pour accomplir des rituels destinés à « rétablir l'harmonie entre le Ciel et la Terre. », le conflit lointain risquant d'avoir des conséquences directes sur les Navajo. » (p.12) Les auteurs exposent ainsi le caractère de la cure chamanique présentée comme un fait total . L'Univers est comme un seul organisme vivant où tout est interdépendant : si certaines parties sont malades, cela impacte directement d'autres parties saines, qui ont pour charge (pour leur propre santé !) de guérir les parties malades.

Les auteurs évoquent comme premier exemple Milouda, femme Gnawa du Maroc, qui est possédée par un esprit lors d'un rituel, est même prise de violentes convulsions. Elle engage alors le sacrifice d'un bouc pour accomplir la catharsis du mal dont souffre son patient. Il est intéressant de noter cette notion de catharsis que prend le sacrifice : il ne s'agit pas de sacrifier « gratuitement » un animal mais de faire advenir dans le visible un conflit qui était présent dans l'invisible. Le sacrifice prend alors ici le sens de « révélation » au sens photographique, qui a pour rôle d'actualiser un fait invisible.

De nombreux autres exemples qui suivent décrivent des cérémonies sacrificielles et des cas de possession. J'avoue que j'ai été parfois gêné par le nombre d'exemples de cérémonies sacrificielles qui parsèment cet ouvrage, car cela ne correspond pas à mon expérience du chamanisme, ni à ce que je souhaite qu'il soit. C'est un simple avis qui n'a pas valeur de jugement, mais les sacrifices représentent un niveau particulièrement archaïque du chamanisme. Les auteurs évoquent d'ailleurs les défenseurs d'un « néochamanisme » emprunt d'amour comme de doux rêveurs : nous pouvons y voir aussi l'espoir d'un chamanisme intégré à nos acquis culturels concernant l'éthique, car c'est là une des valeurs ajoutées réelles de notre civilisation occidentale (qui a bien d'autres égards est bien plus primitive que les sociétés dites, justement, primitives). Du reste, nous sommes en droit de rêver ! Car parfois les rêves deviennent réalité...

Les auteurs donnent quand même une justification symbolique à ces rituels sanguinaires : « Le sang exprime parfaitement cette oscillation ontologique entre des pôles contraires, le pur et l'impur, la sainteté et la souillure, le divin et le démoniaque. » (p. 27). La nécessité de cette violence est discutable, car il est d'autres façons plus évoluées de transcender des nœuds de l'invisible qu'en les mettant en scène explicitement, avec un effet thérapeutique au moins équivalent. Plus louable et rassurant est le rôle du rire joué dans le processus de guérison et, d'une façon plus générale, dans le mode de vie des chamanes (p. 30). Les férus de Don Juan, le chamane Yaqui  qui fut le maître de Castaneda, ont l'habitude de ces rires cosmiques qui savent tourner en dérision ce qui aux premières apparences semble du plus grand sérieux...

Nous sommes amenés plus loin à la notion de sorcellerie, inséparable des pratiques chamaniques, à laquelle les auteurs accordent un caractère concret et non seulement fantasmagorique. La sorcellerie est un fait réel, dont il est possible d'observer les mécanismes dans l'invisible pour ceux qui sont voyants , et tout aussi bien dans le visible pour une personne "ordinaire" mais suffisamment ouverte et observatrice. Comme le fait remarquer un initié Navajo : « Tous les hommes-médecine sont des sorciers potentiels […] La sorcellerie nous a été donnée au moment de la Création, mais nous ne sommes pas censés en abuser […] La Terre et l'Univers respectent le savoir des sorciers. » (p. 37) Les auteurs précisent bien que les notions de Bien ou de Mal, selon nos catégories occidentales, n'ont pas de sens pour les chamanes qui se situent, comme dirait Nietzsche, par-delà Bien et Mal. Tout dans l'invisible est réversible et complémentaire, aussi n'est-il pas possible de juger de ce qui est Bien ou Mal, tout dépend du point de vue à partir duquel on se place.

Les auteurs nous révèlent plusieurs exemples concrets de guérison opérées sur des cas réputés particulièrement difficiles par la psychothérapie occidentale : démence, alcoolisme, etc. Ils évoquent au passage la presque totale absence d'études en France révélant le pouvoir thérapeutique de la cure chamanique (alors que de telles études foisonnent, par exemple, aux États-Unis). La France, sur ce sujet comme sur bien d'autres, est décidément à la traîne... Ils concluent alors : « Ces manières de penser les lois de la causalité et les phénomènes de synchronicité heurtent le rationalisme occidental. […] Leur paroles [celles des chamanes] créent du sens, leurs rituels structurent des patients en souffrance, leurs cures répondent à une nouvelle demande, y compris dans des populations ayant accès à la biomédecine. La reconnaissance de l'efficacité du chamane découle de sa position d'intercesseur avec l'invisible, position dont il porte les signes au plus profond de son être. » (p. 57)

Dans une seconde partie de l'ouvrage, les auteurs établissent le lien entre le chamanisme et la psychothérapie occidentale. La guérison est avant tout le fait du patient. Le psychothérapeute, au même titre que le chamane, n'est qu'un intercesseur dont la fonction est de permettre au patient de se guérir lui-même : « Je soigne, Dieu guérit. » Nous pouvons penser également au Christ qui, guérissant un malade lui déclare « Va, ta  foi t'a guéri. » Le Christ lui-même, sorte de super-chamane, ne pourrait pas guérir une personne qui ne croit pas qu'elle a cette possibilité. Il te sera fait selon ce que tu crois... Comme les auteurs l'indiquent, tout dans le processus de guérison est le fait de « croire et vouloir ». Ce qui est en jeu, c'est essentiellement le degré de foi du guérisseur (« je sais guérir ») et le degré de foi du patient (« je suis capable de guérir »). Ainsi les outils thérapeutiques, les modalités pratiques du processus de guérison sont secondaires. Ce qui importe dans le processus de guérison, c'est la puissance et la détermination de l' intention  (c'est la juste alchimie entre l'intention du thérapeute et celle du patient, qui par l'intermédiaire de l'entité thérapeute-patient, garanti la réussite du processus). A l'opposé, le même processus de croyance et de foi, peut être mis au service de la maladie et même la créer. Ainsi thérapeute et patient peuvent eux-mêmes créer des maladies pour la simple raison qu'ils y croient et co-créent ainsi une « entité pathologique, alimentant aujourd'hui fréquemment un blog Internet du côté du patient et faisant l'objet de publications médicales de la part des médecins. Après quelques temps, lorsque le nombre de « malades » atteint un seuil critique, les laboratoires pharmaceutiques se mobilisent. » Et on crée alors un nouvel antidépresseur pour guérir un nouveau type de dépression, etc.

Quel est le rapport des chamanes à l'argent ? Cette question ne se posait pas auparavant bien sûr puisque dans les sociétés primitives la notion d'argent n'avait pas de sens, mais il existait tout de même des moyens d'échange et d'offrandes (tabac, nourriture, etc.) Néanmoins cette question est présente pour les chamanes qui exercent encore de nos jours. L'argent joue un rôle d'échange mais il est hors de question qu'un chamane « fasse fortune » sur le dos des patients qu'il guérit, sous peine d'être privé de l'assistance de ses esprits alliés et de perdre ainsi ses pouvoirs de guérison. Comme l'indiquent les auteurs : « La pérennité des pouvoirs thérapeutiques exige la redistribution des bénéfices. » L'idée maîtresse est donc celle d'une remise en circulation de l'argent. Les auteurs citent le cas exemplaire de Ba Layachi, chamane à la sagesse reconnue : « Ba Layachi prenait soin de remettre en circulation l'argent reçu. La générosité et la compassion n'étaient pas les seuls sentiments à l'animer. Souvent, devant ma perplexité, il me rappelait en souriant cette vérité qui régissait à ses yeux l'alliance avec les esprits : « plus tu donnes, plus tu reçois ! ». »

Puis les auteurs évoquent un nouveau modèle du psychisme (sans se vouloir théoriciens car ce n'est pas leur objectif dans ce livre). Étant donné qu'il est délicat, de nos jours, de parler de Dieu sans une solide référence scientifique à l'appui, au risque de passer pour un illuminé, les auteurs prennent la sage précaution de citer le théoricien Gregory Bateson, pour éclairer la vision de la conscience qui se profile dans le chamanisme : « Je considère (et localise) l'esprit comme immanent au vaste système biologique que constitue l'écosystème […] Cet esprit plus vaste est comparable à Dieu […] Il n'en est pas moins immanent à l'ensemble interconnecté formé par le système social et l'écologie planétaire. » Les auteurs évoquent les différents outils qui permettent aux chamanes d'accéder à cet état de conscience « holistique » : les rêves, les plantes psychotropes, le tambour, etc.

Tout un passage sur Freud est éclairant à plus d'un titre. Freud éprouvait une véritable angoisse face à l'expérience mystique. D'une certaine façon, Freud dans son rôle de « Père prudent », y voyait un danger de l'ordre du mythe d'Icare : à trop vouloir s'approcher du Soleil, on prend le risque d'y brûler ses ailes. Freud admet volontiers la réalité de l'expérience mystique et même de l'illumination : « le Nirvana Hindou n'est pas un néant mais ce qui transcende toutes les contradictions. Ce n'est pas, comme il est communément admis en Europe, un plaisir sensuel, mais l'ultime étape d'une compréhension surhumaine, un entendement total qui figé dans la glace est à peine compréhensible. » De toute évidence, le père de la psychanalyse voyait l'immensité de la quête mystique mais s'en approchait avec la plus grande prudence. Faut-il y voir de la peur, face à un inconnu aux profondeurs insondables, ou simplement de la prudence ? Probablement un peu des deux... Comme le disait Nelson Mandela, dans son célèbre discours lors de son intronisation à la présidence de la République de l'Afrique du Sud : « Notre peur la plus profonde n'est pas que nous ne sommes pas à la hauteur. Notre peur fondamentale est que nous sommes puissants au-delà de toute limite. C'est notre propre lumière et non pas notre obscurité qui nous effraye le plus. »

Du reste, on peut aussi penser que ce n'était pas le rôle d'un Freud d'aller explorer ces zones de l'inconscient, et que c'est pour cela qu'il aura fallu un Jung pour aller y mettre le nez... Un monde dans lequel Freud aurait exploré les zones « mystiques » de l'inconscient aurait-il eu besoin de voir naître un Jung ? Peut-être pas, et un tel monde serait radicalement différent du notre, difficile à dire s'il serait mieux ou pas, il serait simplement différent. La création peut-être pour explorer tous les possibles se doit parfois de poser des limites à la connaissance de chacun. Comme le dise si bien les auteurs dans le chapitre précédent : « chacun a sa place, car chacun est unique. »

L'un des auteurs évoque ensuite une belle expérience mystique qui eut lieu lors d'une séance de « rebirth » (pratique thérapeutique basée sur une technique respiratoire visant à induire naturellement un état de conscience modifié). Au cours de cette expérience il a traversé des mondes de lumière et de couleurs, transcendant les dualités et l'amenant vers un état de paix profonde. Cette expérience l'a profondément marqué et a modifié grandement sa façon d'exercer son métier de thérapeute. Il décrit ainsi le changement produit : « Je me sentais subitement à l'étroit dans la théorie d'un inconscient simple produit du refoulement. Je réalisais que l'inconscient était un domaine beaucoup plus vaste que ce que la psychanalyse freudienne m'avait enseigné. Il ne serait pas nécessaire pour autant de remettre en question l'espace de l'inconscient freudien, mais de le prolonger, de l'ouvrir sur l'immensité des mondes intérieurs, de l'étendre vers de nouveaux concepts. »

En conclusion, ce livre à deux mains est une véritable nouveauté pour les psychothérapeutes, les invitant à étendre leur vision de l'inconscient, à respirer un nouvel air, issu paradoxalement des sagesses anciennes qui reviennent aux sources même de la thérapie, en relation avec la nature, la Terre-Mère (la « Pachamama » comme on dit en Amérique du Sud) et le monde invisible qui est une réalité tangible et visible à l'œil de l'Esprit. Le sujet est parcouru par une vive passion, une intimité et un engagement profond de leurs auteurs, qui expriment leurs découvertes résultant de leurs propres parcours atypiques. Ce n'est pas tant le sujet étudié qui est nouveau, car les ouvrages sur le chamanisme sont nombreux déjà, mais plutôt le public visé, à savoir les psychothérapeutes occidentaux. Un ouvrage qui respire le sérieux, références à l'appui, sans pour autant tomber dans les travers trop fréquents des « universitaires », car les auteurs justement ont su garder leur âme et leur liberté d'esprit.

Je termine sur une question ouverte concernant le titre : « Soigner les âmes ». L'âme n'est-elle pas justement ce qui en nous n'a pas besoin d'être soigné car elle est toujours-déjà guérie ? Nous soignons les corps, physiques ou énergétiques, mais l'âme n'est-elle pas justement ce point fixe en nous que rien ne peut atteindre, éternellement en paix, au delà de toutes les illusions de souffrance que nous fait endurer notre mental (cette machine à fabriquer des histoires délirantes) ?

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