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Les bienveillantes

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Les bienveillantes
Gallimard
31/12/2005

SYMPHONIE PSYCHOTIQUE

L’éditeur annonce roman ! Certes ... Cela gêne un peu ; on y voit plutôt une biographie au sein d’une retrospective historique de la fin du nazisme, la bataille de Russie et “l’Action” de l’Allemagne dans ce qu’il fut convenu d’appeler la “solution finale”, soit l’extermination massive des juifs ; mais ça ne colle pas non plus, l’auteur étant né en 67... “Descente aux enfers de l’humanité” ou “visite guidée des égouts de la folie ” serait davantage approprié, ou encore : chef d’oeuvre !

Le héros, un jeune officier, très investi dans le national-socialisme, se donne pour mission de nous narrer une partie de sa vie, dans un souci d’exactitude totale : 900 p de sincérité, de mise à nue, agrémentées d’ une culture générale et historique exemplaire.
Enrolé dans la Waffen SS, puis, poussé par les évènements et le système hiérarchique, il devient l’archétype de ces fonctionnaires scrupuleux plongés dans la paperasserie et la bureaucratie légendaires d’un système où les rapports, les statistiques, les justificatifs, les objectifs, les mesures, et les listes ont fait autorité.
L’Allemagne a réussi à faire, du travail accompli selon les ordres et l’obéissance, l’ossature de son fonctionnement, à l’instar de tout état militaire. Cette allégence citoyenne sera reprise, dans les procès d’après guerre comme excuse et explication sans réserve. 1 .Car elle s’arrime à cette éthique spécifique à toutes les périodes de guerre où le “tu ne tueras point” s’oublie, au profit du meurtre érigé en devoir. La propagande nazie, très à cheval sur son registre sémantique, a su élaborer une communication parfaitement étudiée pour prendre un peuple entier, dans les filets de l’obligation de patriotisme et de soutien à un régime pour lequel il a voté, en toute connaissance de cause ! Cette organisation féroce, fondée sur un système hyper rigoureux, aux politiques intellectuelle, financière, et matérielle imparables, mobilisera toute une partie de la population, sous la bannière du fonctionariat aliéné à cette question : “comment liquider les juifs en restant conforme à l’éthique” ?
Le Réel s’efface et se déguise dans la routine d’un quotidien banalisé et la forme, en recouvrant le fond, médiatise tous les actes, en les légitimant.
La subtilité de la manipulation ravage les individus qui, devant l’ampleur de la conviction, finissent par douter de leur santé mentale et accordent leur adhésion au péril de leur conscience.
De manière scientifique, la robotisation, l’efficacité, la rentabilité, les résultats, le rendement, bref un marketing outrancier, enrobé d’un délire hallucinant, s’instaurent, normes de rationalisation. Logique sans faille dans sa construction, et dont seuls, les paramètres initiaux sont erronés, et passés sous silence, dans les abysses du non dit.
***


L’auteur nous livre une analyse clinique d’une rare justesse, fermant sa boucle en un double mouvement, où, comme un soliste répondant à l’orchestre, la psychose ordinaire alimente la psychose collective et en retour, et la psychose collective valide la mise en oeuvre des aspects les plus noirs de la psychose individuelle.
- D’un côté, il peint la fresque gigantesque d’un peuple sous l’emprise de l’embrigadement, du mimétisme, de l’idéalisation, du désir de toute puissance, d’un narcissisme exacerbé, de la violence et de la perversion, du sadisme, et de la mégalomanie...
- Et de l’autre, il fait le portrait saisissant d’un individu caractérisé par la déviance sexuelle du côté du “pousse à la femme”, l’inceste, l’absence totale de culpabilité, la dépression, l’inaptitude au choix, le ravalement au statut de déchet, la pulsion meurtrière... noyé dans une froide indifférence.
Sur ces deux versants, le non repérage de la loi signe l’accès structurel à la possible transgression de toutes les limites, entraînant une incapacité à mesurer ses actes et à en assumer les conséquences. Il démontre comment la force du nombre cautionne, par le rassemblement, les certitudes incohérentes de personnalités fragiles, et comment un défaut de symbolisation ouvre l’accès à la pathologie en tant que repère généralisé.
Dans cet état de non droit, se rencontre, pour chacun, l’énigme de savoir de quel côté il va basculer, confronté à sa structure et à son choix de sujet ! Comment prendre position et se soutenir face à la folie, laquelle, si elle nous borde tous, n’est quand même pas donnée à qui veut.

Un ouvrage vertigineux qui prend le lecteur à témoin et le fera vaciller s’il pense appartenir à une humanité bienveillante. 1 notion qui n’est pas sans faire écho à une publication de Robert Merle qui paraît chez Gallimard en 1962 sous le titre : La mort est mon métier ; il y démontre comment un employé besogneux bascule dans un cynisme et une brutalité sans nom et prend part à l’Hollocauste, avant de rentrer le soir chez lui, vivre une vie de bon père et bon époux ; le quotidien de beaucoup d’allemands certes, et aussi de français, ne l’oublions pas !

Florence Plon

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