Fanny et Joseph Rouzel, Le travail social est un acte de résistance, Dunod, 2009. Interview pour les Editions Dunod par Brigitte Cicchini
1/ Comment définiriez-vous ce livre écrit à deux, mais de façon très distincte ?
Le point commun entre ma soeur Fanny et moi-même c'est l'engagement dans un métier du social, engagement au sens politique et clinique. Ma soeur, après des études dans le champ de l'animation (BEATEP, DEFA) et du travail social (AMP) a exercé pendant plusieurs années auprès d'adultes malades mentaux, en privilégiant des espaces d'expression,. Aujourd'hui elle accompagne des personnes en fin de vie avec toute la souffrance liée à cet accompagnement, qui est fait de rencontres, de morceaux de vie quotidienne partagés, de tristesses et de joies. La difficulté étant que ce genre de travail se fait dans une totale solitude. D'où son recours à l'écriture pour se ressourcer, mettre des mots sur l'insupportable, témoigner, faire savoir ce qu'est la vie de ces personnes vieillissantes reléguées dans les oubliettes de l'espace social. Je partage avec elle cet engagement: pas de travail social sans un positionnement politique ferme. Les travailleurs sociaux, ces fantassins de l'intervention sociale, sont aux avant-postes de la misère, de l'injustice, de la ségrégation. Il luttent à corps perdu, avec les moyens du bord, contre une situation sociale qui ne cesse de se dégrader. Une situation qui piétine les plus faibles, les plus démunis, les étranges et les étrangers. C'est une position éthique qui nous réunit. Pour ma part j'ai exercé longtemps dans le champ de l' éducation spéciale. D'abord dans les années 70 en franc tireur, dans une communauté en Catalogne du nord; puis dans un lieu d'accueil dans le Gers. Et, une fois accomplie les études d'éducateur spécialisé à Toulouse, période qui fut l'occasion de maintes rencontres , Tosquelles, Capul, Puyuelo etc, j'ai travaillé auprès d'adultes, puis d'enfants psychotiques, de toxicomanes et enfin de jeunes en rupture sociale. Je suis ensuite passé à la formation aux CEMEA de Toulouse, puis à l'IRTS de Montpellier. En désaccord avec les « usines à gaz » que sont devenus les centres de formation, j'ai créé il y a 10 ans l'Institut européen psychanalyse et travail social (PSYCHASOC) à Montpellier. Avec une vingtaine de collègues formateurs j'y ai développé un style d'enseignement en travail social qui allie de façon rigoureuse théorie et pratique, en s'orientant de la psychanalyse. D'aucuns parlent aujourd'hui, à propos de cette approche originale de la formation, de « L'école de Montpellier ». Notons que cela ne va pas sans mal: dans un champ de la formation gouverné en sous-main par des modèles qui privilégient la technique et l'adaptation à la tache des salariés, au détriment du sens, il est difficile de ramer à contre-courant pour développer un véritable espace d'élaboration de la pratique, qu'il revient à chaque professionnel d'opérer en permanence. D'où l'intérêt que nous portons à l'enseignement et à l'exercice de la supervision, que ce soit en formation ou dans les institution où nous intervenons. Nous avons d'ailleurs développé un outil spécifique, qui constitue la colonne vertébrale de nos formations, l'instance clinique. J'en ai rendu compte dans mon ouvrage « La supervision d'équipes en travail social » paru chez Dunod en 2007.
L'ouvrage qui met en scène ce cheminement, pour ma soeur et moi-même, passe par des chemins différents, mais est ancré dans des convictions politiques et éthiques communes. Conviction que l'on peut rassembler sous le terme de « communiste », au sens noble du terme, au-delà des dérives que l'on a fait subir à cette noble idée. Une éthique du sujet ne se soutient que de la prise en compte des espaces collectifs où il s'insère. Autrement dit nous menons de front travail social et engagement politique. Au sens où Jacques Lacan affirmait: « L'inconscient, c'est le social. » C'est comme une bande de Möbius. Il n'y a pas le sujet d'un côté et le social de l'autre, mais une continuité de l'un à l'autre. Pas de développement du sujet sans social; mais pas de développement social sans sujet. C'est donc bien au sens où Marx l'entendait, la libération des peuples et des individus qui constitue la ligne d'horizon du travail social, comme du combat politique. En cela psychanalyse et politique constituent les deux faces de la même médaille.
2/ Comment pourrait-on lutter contre l’usure et l’isolement des travailleurs sociaux ?
La lutte contre l'usure et l'isolement des travailleurs sociaux (« trouvailleurs soucieux », comme je les désigne souvent) prend tout son élan de ce que je viens de dire. Il s'agit de faire-savoir ce que l'on fait. Non seulement pour rendre des comptes, légitimement exigés par les financeurs (Etat, Collectivités locales etc), mais aussi de rendre compte. Les travailleurs sociaux en mal de reconnaissance n'ont que cette voie pour obtenir cette reconnaissance réclamée à cor et à cris. Peu de citoyens savent, et encore moins comprennent, ce que fabriquent les travailleurs sociaux: à eux de le faire savoir. Ce sont des métiers de l'ombre, invisibles. Ecrire, prendre la parole dans des colloques, témoigner de sa pratique, parler à la radio, la télé etc voilà donc une première voie qui s'ouvre contre l'usure et l'isolement. L'expression seule révèle une action qui autrement ne se voit pas. L'usure vient toujours d'une perte de sens. Alors qu'un professionnel en accord avec lui-même, comme nous essayons de l'être, ma soeur et moi-même, peut être fatigué, mais comme nous le disait notre mère, étant petits: c'est de la bonne fatigue! Je reçois beaucoup de professionnels (éducateurs, assistants sociaux, psychologues, directeurs...) qui sont usés de cette perte de sens. Ils viennent en formation pour se ressourcer, retrouver le goût et la saveur du métier. Voici donc une deuxième voie: se former en permanence, interroger sa pratique, revisiter les fondamentaux, les valeurs, les principes qui forment les fondations de l'action social et dont les Droits de l'homme et la démocratie républicaine et laïque, assurent les fondations. Et enfin dernière voie: ne jamais oublier le collectif, qui se décline en équipe,institution et réseau de partenaires. Un établissement est une entité abstraite faite de textes de référence, de budget, d'organigramme, de règlements, etc Pour faire institution, « instituer la vie », comme le dit si bien Pierre Legendre, il est indispensable de prendre en compte les multiples articulations entre tous ceux qui constituent l'établissement et lui donne vie: usagers comme professionnels. Voici donc une autre façon de lutter contre l'usure et l'isolement: se parler! La parole tisse le lien social.
3/ Vous évoquez votre visite au Québec, ce modèle est-il transposable en France ?
Même si nous pouvons tirer des leçons pertinentes de ce voyage au Québec, il ne faut pas penser transposer cette expérience singulière. Les modèles ne sont pas clonables et la situation a changé La désinsititutionnalisation de l'hôpital psychiatrique au Québec était soutenue par une volonté et un véritable engagement des politiques. Nous n'avons pas, ou plus, comme après guerre, en France cette conjoncture. Le discours dominant que ce soit dans la santé mentale ou dans le champ de l'action sociale, tire plutôt vers des modèles rétrogrades, qui vont de l'enfermement des jeunes délinquants à la camisole chimique des psychotiques. Ce qui prime c'est de faire peur aux bons citoyens et par des actions d'éclat médiatique de leur laisser croire qu'en muselant tous les facteurs désignés à la vindicte publique (fous, asociaux, drogués, marginaux etc) tout le monde sera tranquille. De plus le contexte de mondialisation a aussi sérieusement changé la donne. Le rouleau-compresseur du néolibéralisme touche aujourd'hui le secteur social, jugé jusque là non rentable par les Etats, mais que les fonds de pension et autres financiers commencent à investir. Il y a, alors que d'autres domaines sont bouchés pour l'investissement, de l'argent à faire avec les handicapés, les délinquants, les toxicomanes, les exclus etc.. C'est cynique mais nous en sommes là. J'en voudrais pour preuve le rachat par un fond de pension d'une clinique psychiatrique à Montpellier; ou la privatisation d'un service d'aide aux chômeurs dans le Nord. On pourrait multiplier les exemples. Comment allons-nous résister à cette financiarisation effrénée du champ social?
4/ La réglementation du travail social et le poids de l’institution ont-ils déshumanisé l’approche du travail social ?
Non, ce qui a déshumanisé le travail social, ce ne sont pas les textes. La loi 2002-2, par exemple est remarquable d'ouverture, encore faut-il apprendre à l'interpréter. Ce n'est pas non plus l'institution dont je dis qu'elle relève de la dynamique d'un collectif humain. Ce qui produit aujourd'hui une véritable séisme dans l'intervention sociale, c'est le modèle dominant du néolibéralisme, qui transforme toute action ou production humaine en marchandise. Les effets s'en font sentir progressivement dans le travail social. Privatisation progressive des services; mise en place de procédures d'évaluation (la démarche-qualité) calquées sur l'industrie; contrôle tatillon et bureaucratique des actions; deresponsabilisation des professionnels à travers une « armée mexicaine » de chefs et de sous -chefs qui produisent une véritable balkanisation des équipes; détournement des fonctions de direction par des professionnels issus de la banque ou du BTP qui ne comprennent rien au travail social et prônent un management issu de l'industrie ; formations de plus en plus formatées, où un saucissonne digne du Père Ubu en domaines de compétences et autres référentiels, fait perdre toute cohérence dans un parcours de formation; invasion des écrits et des échanges par une novlangue, qui offre comme caractéristique de ne rien signifier, si ce n'est l'allégeance d'une « servitude volontaire » au pouvoir. etc... Cela pose fondamentalement, pour poursuivre dans ces métiers, dont le coeur est justement l'humanisation et la transmission de l'humain, la nécessité d'une position subversive. Autrement dit, je l'ai souvent répété, il s'agit d'être rusé, pas au sens d'une tromperie, mais au sens de la metis de grecs. Etre rusé, c'est naviguer en eaux troubles, sans se troubler, sans perdre son cap. C'est utiliser les moyens du bord, faire flèche de tout bois. C'est aussi faire jouer les contre-pouvoirs, sans illusion, sans idéalisme. C'est faire appel à l'opinion éclairée du public etc. Bref toute une stratégie d'espoir et de résistance s'ouvre là. Il ne s'agit ni de se plaindre, ni de se résigner. C'est de cela dont les professionnels du travail social viendront témoigner lors de notre 3 ème congrès « Travail social et psychanalyse » qui se tiendra du 4 au 6 octobre 2010 à Montpellier. Le thème central de cette rencontre est, comme dans cet ouvrage : la résistance.
Joseph ROUZEL, Psychanalyste,
Directeur de PSYCHASOC
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