Quelle joie ! Deux ouvrages coup sur coup du délicieux Lucien Israël, ce psychanalyste strasbourgeois né en 1925 et qui nous a quitté trop tôt en 1996. Relire au ras du texte ces « causeries à bâtons rompus » qui constituent les séminaires de 1975 ( Le perversion de Z à A ), 1976 ( Le désir à l’œil ), 1979 ( Détruire, dit-elle ) et 1980 ( Franchir le pas ) – ces deux derniers consacrés à l’immense travail d’écriture de Marguerite Duras - quelle joie ! Sans l’avoir jamais connu, cet homme là, j’ai l’impression en le lisant, de l’entendre parler. Présence proche qui trace dans le corps des lettres.
Certains esprits chagrins, voire jaloux de ce transmetteur de la psychanalyse qui a imprimé son style décapant à Strasbourg, ont fait la fine bouche : il ne chante pas dans le ton, il traverse hors des clous. En fait il y a deux types de psychanalystes : les mesureurs qui passent leur temps a créer des dogmes et à évaluer les capacités de leurs confrères à s’y conformer et les psychanalystes qui font de la psychanalyse. Lucien Israël, avec son franc parler, appartient à la deuxième espèce. La psychanalyse est bien l’exercice libre, voire solitaire, d’une pensée mise en acte, partagé avec une communauté. On ne saurait totémiser, comme certains s’y escriment, le Sujet Supposé Savoir. En ce lieu, comme en d’autres, il n’est ni dieu, ni maître qui puisse rendre compte de l’assise d’un sujet : la place est vide. Lucien Israël – il suffit de se plonger dans ces quatre séminaires pour le toucher du doigt - a payé le prix de cette « atroce liberté », comme la nommait le poète René Crevel. D’où le ton, d’où le style. Espiègle, grinçant, joyeux, sans concession, tout dévoué à la cause freudienne, à savoir que l’objet du désir demeure obscur et qu’un sujet se manifeste de la trajectoire qui le fait tourner autour.
Qu’il empoigne la question du désir, justement, de la perversion, ou qu’il travaille au corps le texte de Duras, Lucien Israël fait montre de ce que peut promouvoir d’essentiel la transmission de la psychanalyse. Comme le firent en leur temps ces grands aînés : Jacques Lacan, François Perier, Serge Leclaire et bien d’autres. Il donne de la voix et ça s’entend jusque dans la lettre imprimée. Ce que produit la psychanalyse, c’est justement, chez celui qui en tente la transmission dans un enseignement, comme celui qui en fait l’épreuve dans la cure, coté divan ou coté fauteuil, « à même son corps » comme disait Freud, cette mise en route chatoyante, frémissante, grouillante, du désir circulant – tel l’écureuil en cage, car nous en sommes prisonniers ! – dans les réseaux du symbolique.
Je sais d’autre part, pour avoir fréquenté quelques femmes et hommes qui furent enseignés par cet homme-là, qu’ils ont été traversés par cet enseignement qui, au-delà de la disparition de son auteur, poursuit son chemin. On peut en prendre la mesure dans le fait qu’à Strasbourg, il n’a pas produit de secte collée à un maître à penser, comme dans d’autres contrées du monde analytique, mais qu’il a servi d’étayage pour que chacun fraye sa propre voie. Il y a certes un savoir, un savoir-faire et un art consommé du faire savoir chez Lucien Israël, mais on trouve plus, au-delà du psychanalyste qui a du métier et de l’enseignant chevronné: comme une floraison de gai savoir. C’est chose suffisamment rare de nos jours au pays de la psychanalyse pour le saluer. Goûtez-y vous m’en direz des nouvelles. Au lieu de l’Autre que vous avez rejoint comme votre ami Jacques Lacan, je vous adresse, Monsieur Israël, de cet autre lieu que nous allons encore, sans doute, fréquenter quelque temps, - si Dieu le veut- mes remerciements. Quelque chose de la puissance qui anime le travail analytique circule encore parmi nous, et vous n’y êtes pas pour rien.
- Joseph ROUZEL
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