Loïc Jacquet, Histoire à tenir debout. Le roman d’un éducateur , L’Harmattan, 2016.
Il y eut d’abord une rencontre que nous avions eu des années auparavant à l’IRTS de Montrouge, où, une fois encore, lors d’une intervention, j’invitais mes collègues éducateurs à écrire, écrire et écrire encore la nervure de ce qui compose leur quotidien. Loïc Jacquet me le rappelait dans une lettre et il m’a pris au mot, arguant d’un « encouragement et d’une injonction ». Bien lui en a pris. Educateur, formateur, titulaire d’une maîtrise de philosophie, il s’est coltiné le travail : l’ascension par la face nord, pas celle du savoir intellectuel et extérieur bien lissé, mais celle du dire, dans l’abrupt et la rocaille. Et ça vaut tous les rapports d’activité truffés de chiffres que personne ne lit. Ici le lecteur trouvera matière à lire et à dé-lire !
Le programme de l’auteur tenait en toute lettres dans un courriel (cité en annexe) qu’il m’adressa en février 2016 : « … je fais le constat suivant : tiraillée entre différents savoirs non moins intéressants (psychanalyse, psycho-sociologie, sociologie, économie, ethnologie etc.), l’éducation spécialisée doit pourtant faire l’effort de réveiller une parole et une écriture capables de se soutenir par elles-mêmes. » Les outils mobilisés par Loïc Jacquet sont précis : « Littérature, poésie, raconter une histoire, un « roman ! Le roman d’un éducateur. ». On en revient à la « racontouze » qu’affectionnait tant Georges Pérec. Enfin, c’est pas sérieux les histoires, s’esclaffent les braves gens « qui n’aiment pas que l’on suivent une autre route qu’eux » (Brassens) ; ça manque de théorie, s’offusquent les unis-vers-Cythère des prétendues sciences de l’éducation. Voilà pourtant un ouvrage qui ne manque pas d’air, non seulement qui n’en manque pas, mais qui généreusement en distribue à tous les vents. Car c’est clair, si on ne se les raconte pas ces histoires étranges, comiques, tragiques, qui émaillent le quotidien, très quotidien, d’un éducateur, ça fait des histoires. Ça fait des histoires parce que personne n’y comprend rien à ce métier-là. « Alors comme ça vous vous occupez des loisirs des joyeux bambins… vous faites des soirées télé… vous accompagnez une jeune à l’ANPE… Ah ! Vous en avez bien du courage. Mais au fait vous êtes payé pour ça ? Tout le monde peut le faire etc. » Eh bien non, tout le monde ne peut pas le faire. Il faut expliquer, et donc l’écrire, à coups redoublés, qu’un éducateur est un passeur d’humanité. Il bricole, dans un espace institutionnel agréé pour cela, des dispositifs de médiation où des sujets en souffrance, qu’elle qu’en soit la raison, physique, psychique ou sociale, viennent mettre en scène ce qui les habite, le donne à lire et à voir, et tentent de le dépasser, ou pour le moins apprennent à faire avec. Ces histoires de vies (dites d’usagers) qui croisent des histoires de vie (dites d’éducateurs) tissent dans cet ouvrage des chemins buissonniers, contes et légendes, poésie et roman. Une psychogéographie se détache en filigrane : les explorations en Bretagne, dans les Alpes, en Afrique ou encore en banlieue se doublent d’un théâtre de rencontres humaines. On ne sait plus ce qu’il en est d’une distinction entre fiction et prétendue réalité. La théorie comme fiction énonçait déjà en son temps Maud Mannoni. L’auteur, tel le jeune Rimbaud, dans ses Illuminations,
Sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour. (Génie)
traque dans le arcanes d’un quotidien parfois bien banal et d’autres fois extra-ordinaire, la petite musique du sujet, celle qui marque d’emblée les animaux parlants, d’être assujettis à L’espèce fabulatrice (Nancy Huston, Actes Sud, 2010). Comment tendrait-il l’oreille à cette musique intime du sujet sans écouter la sienne propre. Voilà ce qui fait le vivant d’un tel ouvrage : y allant de ce qu’il faut bien nommer son style, l’auteur se laisse traverser par le style unique de chacun de ces sujets que sa geste d’éducateur l’a amené à croiser dans sa carrière. Question d’éthique, pourrait-t-on affirmer, dans le sillage de Jacques Lacan, « éthique du bien dire », qui ne consiste pas à dire le bien, le beau, ou pour faire plaisir à qui que ce soit, mais dire au plus juste, au plus près de ce qui se vit, se ressent, s’éprouve. Alors l’auteur a bien raison d’affirmer que ces « histoires à dormir debout » s’avancent avant tout comme possibilité de tenir debout dans sa propre histoire et dans le soutien à l’histoire d’autrui. Il renoue ainsi avec la grande tradition des chroniqueurs et autres saltimbanques du dire. On aimerait le retrouver au coin de l’âtre aux braises rougeoyantes, sur lesquelles noircissent des châtaignes, un soir d’hiver, et lui demander : allez Loïc, raconte nous encore : Nausicaa, Alpha, Zayane, Iwen, Johnny, et les autres…
Joseph ROUZEL
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