Un ouvrage de Gomez, c’est comme le bon pain chez le boulanger. Il est attendu. Ça sent bon dans le fournil. On sait qu’on ne serra pas déçu. La mie sera cuite à point et onctueuse, la croûte dorée sur tranche. Mais quand on approche de l’œuvre qui est un « working in progress » comme le dit James Joyce, un chemin entrain de se tracer, comme le dit Gomez en empruntant au poète méconnu Machado, on entre dans une aventure que d’ouvrage en ouvrage, patiemment, depuis des années, l’auteur poursuit, telle Don Quichote traquant , comme le chante si bien Jacques Brel « l’inaccessible étoile ». Voilà donc un ouvrage qui prend place dans un mouvement, qu’on peut dire tout aussi bien, un combat.
Un peu comme les pains catalans de Dali au musée de Figueras : ça ressemble à des pains, -restons dans la métaphore boulangère ! – mais ce sont des œuvres. Qu’est-ce qu’une œuvre si ce n’est ce qui témoigne de l’ouvrier ? Ici sous l’apparence d’un livre, sous la croûte, vibre le trajet d’un homme, son trajet et sa trajectoire. Si certains pratiquent par camouflage, Gomez procède par révélation. Qu’est-ce que révèle son livre, qu’est-ce qu’il livre ? Sous un chapeau de titre assez passe partout - nécessité éditoriale et rapport marchand obligent - Gomez inscrit ici le cheminement d’un éducateur, poursuivi par 17 années de direction d’établissement. Mais là aussi, en disant cela, on est à la périphérie, toujours dans la croûte. Cassons la croûte, allons vers la mie, et l’ami, parce que c’est bien par ce biais que je parle, aussi. Alors on voit l’auteur, on le devine. Si Rabelais naquit en un lieu dit « La Devinière » cet ouvrage c’est un peu La Devinière de Gomez, un lieu où il se fait naître, tant il est vrai que l’être dit humain, le néotène, n’est jamais fini. Il fait flèche de tout bois, empoignant à bras le corps la pratique éducative, les textes qui la bordent et la bornent (Lois de 2002 etc), mais aussi l’écriture, les lectures, les poèmes, les romans, l’histoire, la grande et les petites, les hommes emblématiques, les Deligny, Cooper, Tomkiewicz, Oury, Levinas et consorts. Ainsi faisant, il tente de cerner un point d’indicible, d’impossible, un point de rencontre qui fonde l’acte éducatif en tant que tel, que je nomme clinique. Une clinique du sujet, de l’assujetti aux lois du langage. Et ce, loin des tyrannies dogmatiques, cognitivistes, managériales, gestionnaires et autres petits terrorismes softs. Il ouvre une voie royale à une conception de l’éducation comme relevant d’un véritable humanisme.
Sa passion pour la sociologie des histoires de vie, qui a soutenu, il y a quelques années un doctorat à Tours, le tient en haleine et lui permet de produire un tissage entre les histoires des travailleurs sociaux, des usagers (parfois bien usagés par le souverain Bien qu’on leur veut) et sa propre histoire. Le tout sur fond de scène de l’histoire de l’humanité, d’où la place faite à la Shoah. C’est cette tresse à trois brins qui arrime solidement « la mie » du beau pain et « la croûte ». Gérard le trisomique est placé face à Deligny, l’éducateur-libertaire. Et on comprend alors que chaque vie vaut d’être vécue. Ces rencontres que produit l’ouvrage entre des mots qui parlent des êtres relèvent d’un « hasard objectif » comme le nommait André Breton. C’est une composition étonnante, telle les montres molles de Dali ou les collages de Max Ernst. Cela donne à voir et à lire ce que le travail éducatif emporte de plus précieux, cette broderie, ce patchwork, où se déposent le fil des jours, comme le fil des mots. Le fil de l’histoire, le fil du livre, relève de cette tentative inachevée, car inachevable, de relier les hommes entre eux. Le livre fait aussi l’éducateur en ce qu’il produit lui aussi cet ouvrage à remettre cent fois sur le métier. L’ouvrage d’homme , livre ou travail éducatif, procède bien de cet impossible d’enchâsser dans quelques mots ce qui ne va pas, ce qui échappe. On a beau jeu d’en affliger certains de nos contemporains, que l’on nomme handicapés, déviants, deficients , alors qu’il ne font que ce que fait chacun : frayer son chemin dans la forêt obscure de la vie, comme dit Dante.
L’ouvrage se suspens alors sur des pages vibrantes consacrées au « cante jondo », soit l’essence même de l’art flamenco. On sait désormais que Gomez a rejoint sa source vive, là où le duende fait signe d’une vacuité fichée au cœur de l’homme. Le duende ou le gardien du seuil de ce royaume vide. Celui-là même que Frederico Garcia Lorca fit apparaître dans sa conférence à la Havane en 1930, Théorie et jeu du duende . « Tous les arts sont capables de duende , mais où il s’ébat le mieux, comme il est naturel, c’est dans la musique, dans la danse et dans la poésie récitée, car elles demandent l’instrument d’un corps vivant et sont des formes qui naissent et meurent sans cesse, assemblant leurs contours dans les limites du présent.» Car le duende , précise le poète « exprime les citrons de l’aurore ». Le duende ou un autre nom de l’éthique du bien dire chère à Jacques Lacan. Gomez s’y est livré, corps et biens, à ces citrons de l’aurore. Ce qui reste de ce long travail, comme dans l’ouvrage du menuisier, ce sont les copeaux, les lettres, les mots, les phrases assemblés du livre. L’auteur est ailleurs, toujours ailleurs. Ecrivant son livre il s’en délivre et nous pousse à en endosser le poids. Telle est la responsabilité du lecteur. Cette lutte permanente contre « la montée de l’insignifiance », comme l’engage Jean-François Gomez, signe bien le mouvement de vie que le livre suit à la trace.
Joseph Rouzel
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