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Esquisse pour une autoanalyse

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Esquisse pour une autoanalyse
Raisons d'agir
31/12/2003

Le mercredi 24 janvier 2002,à l’age de 71 ans, Pierre Bourdieu disparaissait, entraînant un concert de louanges de la classe politique, des syndicats et d’acteurs sociaux de tous bords. Dans un numéro à lui consacré, le journal Libération rappelait qu’il était le sociologue le plus cité du monde, ce que la France avait peut-être un peu oublié.

Cette « Esquisse pour une autoanalyse » qui sera son dernier livre composé de son vivant, publié d’abord en Allemagne, s’orne d’une déclaration retentissante en forme d’épigraphe : « Ceci n’est pas une autobiographie » qui rappelle les déclarations de l’auteur sur les illusions de l’autobiographie 1 . Une fois de plus, le jeune philosophe agrégé qui devint par la suite ethnologue, puis sociologue s’applique à penser contre lui-même, contre toutes dominations cachées dont il pourrait être l’objet « en retenant tous les traits qui sont pertinents du point de vue de la sociologie, c’est à dire nécessaire à l’explication et à la compréhension sociologique et ceux là seulement » car « comprendre, c’est comprendre d’abord les champs avec lequel et contre lequel on s’est fait ».

Plus loin, il expliquera que « mener l’enquête sociologique en situation de guerre oblige à tout réfléchir, tout contrôler, et en particulier ce qui va de soi dans la relation ordinaire entre l’enquêteur et l’enquêté ».Par extension, nous dit l’auteur, on peut penser aux précautions qui sont à prendre dans d’autres domaines telles que les enquêtes sur les gangs et les dealers, dans « des conditions d’urgence ou de risque extrême ».

Curieusement, l’auteur va jusqu’à définir la sociologie comme « un métier suprêmement difficile qui consiste à organiser le retour du refoulé » . On sent une véritable curiosité intellectuelle pour la psychanalyse. Il associe le freudisme et son nouveau prestige réactivé par Lacan à l’activité de la philosophie qui reste du côté des activités intellectuelles les plus nobles entretenues par les « obscurités et les audaces d’un Mallarmé et d’un Heidegger » . C’est dire qu’il s’en méfie comme d’un « spiritualisme qui ne dit pas son nom » .Sensible à son éclat, il préfère rester dans sa « demeure plébéienne et vulgairement matérialiste des choses populaires » La sociologie se préoccuperait des questions des plus vulgaires, communes, collectives de l’existence humaines »alors que la psychanalyse bénéficierait de « l’universalité de la grandeur transhistorique »

A partir d’anecdotes qui montrent combien la mise en place d’un simple sondage peut supposer de réflexions et quelquefois de ruse, il avance que le travail de l’apprenti sociologue relèverait plutôt d’une initiation, terme qui peut surprendre et qui s’oppose, dit-il, à une vision réductrice et positiviste de la sociologie.

On trouve des pages remarquables sur l’arrachement définitif à la philosophie, qu’il pratiquât, « par un refus profond de point de vue scolastique » ainsi qu’à l’ethnologie de Levi-Strauss à laquelle il garde une immense admiration. Il commence à se méfier d’un point de vue esthétisant sur le monde, pendant que le spectacle pantelant d’une Algérie déchirée le placera dans « une constante sensation de culpabilité et de révolte»… « Engagement total et oubli du danger ne devaient rien à une forme quelconque d’héroïsme et d’enracinement, je crois, dans la tristesse et l’anxiété extrême dans lesquelles je vivais et qui, avec l’envie de déchiffrer une énigme du rituel, de recueillir un jeu, de voir tel ou tel objet,(une lampe de mariage, un coffre ancien ou l’intérieur d’une maison bien conservé par exemple), ou en d’autres cas, le simple désir d’observer ou de témoigner, me portaient à m’investir corps et âme dans le travail forcené qui me permettaient d’être à la hauteur des expériences dont j’étais le témoin indigne et démuni et dont je voulais à tout prix rendre compte.

Une autre image qu’on retiendra est celle de l’enfant Bourdieu et de ses années d’internat, pages très belles qui donnent à voir ce que peut être une maltraitance instituée suivi par association des souvenirs de l’auteur sur le débarquement en Algérie. Comme Flaubert, le sociologue déclare : « Celui qui a connu l’internat connaît à douze ans à peu prés tout de la vie ! » Mais aussi le souvenir de son père, un humble qui aidait les pauvres et les démunis. «[…]je me rappelle avoir pleuré plusieurs fois en pensant que son nom, malgré tant de mérites, ne serait pas dans le dictionnaire ».

L’auteur est encore émouvant et convainquant quand il montre comment à partir du regard sur une photo de ses condisciples du Lycée de Pau puis en écoutant les réflexions de ses anciens camarades, il a été conduit à réaliser une recherche sur les « stratégies matrimoniales dans les systèmes de reproduction ».Cette recherche marquât pour lui la rupture définitive avec le paradigme structuraliste, et s’exprimât avec le nœud théorique d’ « habitus »,où l’on découvre, derrière les structures, »le rapport pratique au monde ».

On pourrait mettre en parallèle les conceptions de « regard éloigné » de Claude Levi-Strauss avec la notion de « conversion du regard » de Bourdieu, déjà évoqué dans son livre d’enquête « La misère du monde »,recueil d’enquêtes qui est à proprement parler une tentative de « déploiement » des histoires de vie occultées, humbles ou méconnues, ce qu’il fit en se saisissant d’un matériel peu prisé par les sociologues.

Ce petit livre en dit long sur Bourdieu et sa sociologie. Il évoque la question du courage d’un intellectuel de son temps pour se faire une histoire et donner sens à sa vie.
Il insiste constamment sur le fait qu’on se déplace toujours dans un rapport de force, la position scientifique se construisant dans un décalage revendiqué énergiquement, ce qu’il mit en pratique à partir d’un travail d’équipe puissant et original au Centre de Sociologie Européenne.

Il faut lire et relire sa rencontre avec la sociologie américaine d’alors, celle des Parsons, Merton et Lazarfeld qu’il qualifie d’orthodoxie planétaire. La statistique etait devenue un instrument et une méthode exclusive et les sociologues français lui font allégeance. Lazarfeld et Boudon, nous dit l’auteur, battent le pavé, ils ne sont que « les chefs de comptoir français de la multinationale scientifique » de l’Amérique. L’auteur s’amuse à observer les courbettes de faux scientifiques qui mélangent jeux de pouvoir et démarches rigoureuse de recherche et sont émerveillés « d’avoir découvert l’Amérique ».

Dans les dernières pages du livre, l’auteur règle ses comptes avec un moment de son existence, qui aurait dû être le plus glorieux :la leçon inaugurale au Collège de France 2 . Au moment ultime, « devant ce tribunal, sans doute le seul dont je reconnaisse le verdict », le chercheur se sent parfaitement indigne, pétri d’angoisse et de contradictions à l’annonce de la mort tragique de son père. Il devient un nœud de contradictions, fait mine de quitter le salle, devant le corps des maîtres réunis (Levi-Strauss, Dumézil, Foucault, Vernant).Il ira jusqu’au bout, tant bien que mal, avec le sentiment qu’il commet une énorme transgression. Ce sera l’étrange texte de « La Leçon sur la Leçon » où Bourdieu, dans le vécu même d’un rite d’initiation s’emploie à en dénoncer les ressorts de ce qui constitue pour lui un « défi à l’ordre symbolique ».

Le livre de Bourdieu, à vrai dire, n’est pas celui d’un croyant » mais sans aucun doute d’un « fervent ».On est impressionné par un courage intellectuel, une volonté de travailler sur soi-même et « son petit tas de secrets »,un va et viens constant entre l’histoire de vie et l’histoire des idées, qui demeure exemplaire.

- Jean-François GOMEZ

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