Questions à Jean-Pierre Lebrun à propos de son ouvrage
Clinique de l’institution , ères, 2008.
Joseph Rouzel : cher Jean-Pierre, ton dernier ouvrage témoigne d’une avancée perceptible. A partir de tes expériences diverses de superviseur en institutions sociales ou médico-sociales, tu en viens à questionner les structures mêmes du social et la toile de fond sur laquelle se produisent, s’articulent (ou se désarticulent) les relations humaines dans nos société hypermodernes. Comment situerais-tu cette ouverture ? Quel en est le sens, la direction, dans ta recherche ?
Jean-Pierre Lebrun : Tu sais que j’ai toujours été très sensible à la dimension du social et que je ne peux concevoir la psychanalyse que comme articulant le sujet et le social. Donc aussi bien le social concret dans lequel le sujet évolue. C’est pour nous celui de nos sociétés dites hypermodernes. Or ce que j’ai constaté, c’est qu’à cet égard, la vie des petites institutions est un véritable laboratoire de comment le lien social se maintient ou au contraire se défait sous l’influence de cette mutation que j’ai décrit par ailleurs et dont ce qu’on appelle l’hypermodernité est une des façons de l’appréhender. Voilà pourquoi ce qui se passe dans nos instituions est particulièrement riche d’enseignements pour autant qu’on puisse faire une lecture de ce qui s’y passe. Et j’essaye de contribuer à la possibilité de cette lecture
J.R. : Le travail de supervision, d’analyse de la pratique, de régulation d’équipe, d’analyse institutionnelle, selon les diverses appellations qui courent, constitue t-il de fait un lieu d’observation micro social de ce qui se déroule à un niveau macro social ? Comment se produit pour toi le passage de l’un à l’autre ? Comment le particulier des situations de supervision rencontre-t-il des questions universelles ?
JPL : C’est la même structure qui est en jeu : ce sont les mêmes repérages qui peuvent servir à identifier ce qui se passe dans une microsociété ou la société tout court. Simplement la complexité est plus grande, voire démultipliée d’une façon telle qu’il est encore moins facile de lire ce qui se passe !
J .R. : A Psychasoc nous avons développé une tentative de distinction des différents dispositifs. Mais pour nous, tous sont des modes de « maniement du transfert » pour emprunter à Freud une de ses expressions. Travail sur le transfert : entre un professionnel et un usager dans la supervision; entre professionnels dans la régulation d’équipe ; à tous les niveaux de l’institution entre tous les salariés dans l’analyse institutionnelle. Pour ta part tu insistes surtout sur le rétablissement des places de chacun dans une équipe ou un institution. Mais est-ce que la question du transfert, que nous mettons au cœur de notre pratique, tu la laisse de côté pour autant ?
JPL : Justement non, parce qu’à y penser simplement la question des places est ce qui autorise de penser en termes de transfert ! Si toutes les places s’équivalent, si la dissymétrie ne trouve plus comment être représentée dans le social, c’est la place du transfert qui est mise à mal, voire simplement abolie. Or ce que je constate - à tort ou à raison - c’est que c’est précisément cela qui se passe : sous la prégnance de la mutation que j’explicite, on en vient à ne plus laisser fonctionner ces places et plus particulièrement ne plus faire crédit à la place (logique) de l’exception. Moyennant quoi c’est la dimension du transfert qui se voit écrasée...
J.R. : Tu prends appui une fois de plus sur le schéma de la sexuation que Lacan développe dans le séminaire XX, Encore. Mais il n’est pas d’emblée entendable pour les non-initiés. Peux-tu en reprendre en quelques mots le développement et montrer en quoi ce schéma constitue une base de lecture pour comprendre les groupes, les sociétés, et le passage d’une société marquée par le patriarcat vers une société plus ouverte ? Passage de la partie gauche à la partie droite du schéma. Qu’est-ce que cela implique ?
JPL : Simplement - trop simplement - je crois que ce que Lacan nous a laissé avec ce schéma est utilisable au quotidien ! Nous étions hier dans un lien social qui était organisé sur un modèle mâle, avec un chef en place d’exception, et avec une pyramide comme modèle (c’est ce qui est articulé logiquement dans la partie gauche). Nous sommes passés aujourd’hui à un lien social qui devrait donner plus de place au féminin, au singulier et ne pas se river à la figure du chef ; son modèle est le réseau.... voire le rhizome ! Pourquoi pas, mais à condition de ne pas penser à une désarticulation, car c’est là que cela ne va plus : quand on pense pouvoir se débarrasser de la pyramide, voire la renverser - et refaire du même en pire ! - alors que ce dont il s’agit, c’est de la relativiser...
J. R. : Je me demandais en te lisant si finalement ta tentative ne relève pas d’un certain «retour vers le futur ». Je m’explique. François Jullien qui est un philosophe spécialiste de la pensée présocratique montre que la pensée occidentale est construite sur un « impensé radical », nous dirions en langage psy, un refoulement. Il le situe chez Aristote qui en imposant le principe de non contradiction (A ne peut égaler non A) enterre la dialectique des contraires développée par les présocratique. Et c’est en faisant le détour par la philosophie chinoise que François Jullien ramène cette question. Finalement dans ta démarche on peut voir quelque chose de semblable. Maintenant il ne s’agirait pas de prôner une quelconque nostalgie des formes de pensée et de sociétés qui sont loin derrière nous, mais peut-être de s’en inspirer pour produire du nouveau.
JPL : Oui, je serais d’accord ! C’est cela que j’appelle la relativisation ... mais ce n’est pas à confondre à prôner le retour à l’archaïque pour masquer qu’il ne s’agit que de l’effet de ce qu’on a cru pouvoir se débarrasser de toute place différente !
J.R. : Ton appui sur les films est très parlant. D’où te viens cet intérêt et en quoi penses-tu qu’il ouvre à autre chose qu’une simple illustration ? L’écriture cinématographique n’implique t-elle pas une mise en structure de questions difficiles à formuler autrement ? Quel adjuvant trouves-tu pour construire ta pensée dans le cinéma ?
JPL Mais le cinéma éponge notre temps, et quand il opère ainsi, il allie la perspicacité d’une description des plus fines avec la possibilité pour chaque spectateur de l’interpréter ... C’est donc une expérience concrète de vie collective que de se confronter à un film et à en reparler après ensemble...
J.R. : Ton approche de l’institution me fait penser à ce que Jean Oury développait un jour des deux modes hiérarchiques : une hiérarchie de subordination et une hiérarchie de coordination. L’une soutenant une place d’exception (la fonction de direction dans une institution, par exemple) mais qui ne peut s’exercer qui si elle est dialectisée et recoupée par une position démocratique. Ceci implique que pour exercer la direction dont relève la prise de décision, un directeur se doit de mettre en œuvre des espaces d’élaboration avec ses collègues. On aurait donc une hiérarchie verticale de l’exception qui ne se soutiendrait que d’une hiérarchie horizontale de la parole échangée. Est-ce que cela rejoint ce que tu évoques dans ton livre sur l’organisation d’un collectif, d’une équipe, d’une institution, voire d’une nation ?
JPL : Oui, mais je mettrais une nuance dans ta formulation : une hiérarchie verticale doit se soutenir de ce que tu appelles une hiérarchie horizontale mais je ne dirais pas qu’elle ne doit se soutenir que de la hiérarchie horizontale.... car alors elle risque d’être à sa botte ! Et c’est ce que l’on constate souvent aujourd’hui : à quoi cela sert de donner mon avis puisque le directeur ne le suit pas ! Ceci fait bien percevoir la nécessité de cette confrontation que tu évoques, mais aussi la nécessité que la direction trouve sa légitimité ailleurs que dans la seule hiérarchie horizontale... Et c’est là que l’action collective est aujourd’hui en difficulté car l’arrière fond de notre lien social nouveau discrédite la plupart du temps une légitimité qui ne serait pas exactement celle des membres du collectif.
J.R. : Et là nous en arrivons à l’ouverture proprement politique que tu proposes. Politique au sens premier qui nous vient des grecs : ce qui se passe dans la cité (polis) me concerne. Comment articuler aujourd’hui une place de citoyen et le paysage politique mondial qui se déploie où, pour le dire à la manière des situationnistes, tout devient marchandise et spectacle ? Comment peut s’engager aujourd’hui la responsabilité des sujets en tant que citoyens ?
JPL : Je dirais simplement en tentant de nous donner des outils pour lire la complexité de notre monde, d’identifier les invariants anthropologiques auxquels nous ne pouvons échapper, - c’est d’ailleurs à cet endroit que la psychanalyse peut contribuer à éclairer un tant soit peu ce que nous devons à notre condition d’êtres de parole et de langage - et ainsi de nous donner les outils pour ne pas acquiescer aux solutions simplistes que l’on nous propose souvent aujourd’hui, comme celle qui consiste à faire croire que le lien social peut se calquer sur le fonctionnement d’une entreprise....
Copyright © par PSYCHASOC
n° de déclaration : 91.34.04490.34
— site web réalisé par Easy Forma —