EN PEDADAGOGIE, CHEMIN FAISANT…
Jeanne Moll, « EN PEDAGOGIE CHEMIN FAISANT… » Editions L’Harmattan Paris 2015
Notes de lecture par Bernard MONTACLAIR
Dans ce bel ouvrage, Jeanne Moll nous propose de faire avec elle… un bout de chemin.
En effet, « faire son chemin » est une démarche bien différente de « suivre un chemin ». C’est même ce qui fait la différence entre deux démarches politiques, anthropologiques, psychologiques, pédagogiques. Jeanne Moll expose comment elle a fait son chemin, et le continue, en aidant les autres à trouver et marquer le leur.
Le livre rassemble des exposés qu’elle a faits dans différents lieux d’enseignement ou de formation depuis vingt ans. Elle présente et commente chaque fois ses propos comme si elle les revisitait elle-même. Elle relate les rencontres qui ont balisé et balisent sa marche. Cette marche devient démarche partagée.
Il est difficile de chercher un plan dans cet ouvrage. L’auteur revient, dans chacun des chapitres, sur ses pas, s’arrête comme on s’attarde pour marquer une pause, ou s’autoriser un détour pour mieux retrouver un éclairage, un repère, une perspective. Examiner de plus près une fleur, une roche un papillon. J’oserai parler de flânerie dans ce chemin pédagogique que je vois dans le paysage de l’auteur, comme elle sensible, vivant, lumineux, dans lequel le lecteur pourra se trouver invité à entrer avec plaisir, loin de la sécheresse des discours académiques, des digressions universitaires arides.
« Faisant », participe présent. Le but n’est pas l’essentiel car, dirait Jacques Lévine, il y a toujours un « autrement que prévu ». Ce qui importe, c’est la marche, la démarche. Un chemin ne débouche pas toujours sur le projet initial. On ne suit pas une voie toute tracée.
Un premier thème est celui de l’écriture. Jeanne Moll y attache beaucoup d’importance. Elle développe avec bonheur son expérience du bilinguisme. Celle-ci lui est précieuse pour cerner les subtilités que la langue allemande, berceau de la psychanalyse, exprime avec une précision que les meilleures traductions ne sauraient atteindre. Il n’est pas étonnant qu’elle ait rencontré sur son chemin Georges-Arthur Goldschmitt (« La traversée des fleuves ») dans la pertinence des différences ressenties « corporellement » dans le parler de ces deux langues.
Place de l’écriture aussi dans l’exercice de la pensée. Importance, dans la formation, de cette trace écrite qui jalonne le raisonnement, garde en mémoire, transmet à celui à qui elle s’adresse, et réfléchit en retour à son auteur des aspects qu’il n’avait pas perçus.
C’est toute la question de l’engagement, devant la page blanche, de l’affirmation d’un JE.
Autre balise dans le cheminement, la mise en marche qui s’origine dans l’histoire personnelle de l’enseignant, sa propre expérience de l’école et de sa relation au maître.
Les regards jugeants, les paroles blessantes, les maltraitances, mais heureusement aussi la bienveillance d’un enseignant qui instaure ou restaure une reconnaissance qui permet de rebondir, autant de jalons obscurs dans ce qui fondera le désir d’éduquer.
La reconnaissance de l’existence en chacun de nous d’un être divisé, conflictuel, qui veut le bien mais fait le mal, tiraillé par un ça pulsionnel, « qui n’est pas maître dans sa maison ».
La reconnaissance de la spécificité de l’enfance . Jean-Jacques Rousseau bien sûr est invoqué. Jeanne Moll rencontre Mireille Cifali, Jacques Lévine et la psychanalyse. Elle fréquente les hauts lieux de la psychopédagogie suisse, Institut Claparède, Genève, Lausanne.
Jeanne Moll souligne l’essentiel : Les phénomènes inconscients, le transfert, la construction de l’appareil psychique à partir des expériences précoces de la petite enfance.
Dans le transfert, en particulier, qui est présent partout, elle insiste sur celui que fait l’enseignant sur l’enfant. On oublie souvent qu’il opère dans les deux sens.
La caractéristique de l’homme réside dans la parole. L’enfant, « l’infans », celui qui ne parle pas, a besoin, pour survivre et grandir, d’être pris dans un réseau langagier. D’être écouté, et de créer, produire à son tour une parole. Les adultes, à commencer par ses parents ont un projet sur l’enfant à partir de leur projection d’eux-mêmes dans leur propre expérience de scolarité.
Dans le chapitre III, « Parole et transmission », Jeanne Moll insiste sur les effets du regard et de la parole. Nous trouverons présentés les grandes lignes de la méthode du « Soutien au Soutien » telles qu’elles ont été expérimentées par Jacques Lévine. Elles sont détaillées dans l’ouvrage qu’elle a écrit avec lui (« JE est un autre ». Jeanne Moll rappelle la méthode en nous faisant revivre une séance d’un groupe dans lequel une enseignante expose, offre, au groupe, son désarroi et sa déception lorsqu’une préparation minutieuse d’un cours tombe à plat, est refusée par les élèves comme un gavage, une nourriture insipide sans rapport avec leurs propres intérêts.
Importance de l’intérêt porté par l’enfant sur ce que propose l’adulte, mais surtout, importance du langage, et du regard porté par l’adulte sur l’enfant :
« Il est des regards d’adultes qui clouent, qui pétrifient, qui paralysent le corps et la pensée, surtout quand ils font resurgir des angoisses des premières années de la vie. »
Et Jeanne Moll poursuit :
« De même, de cet autre morceau du corps qu’est la voix, peuvent sortir des paroles qui épinglent, qui humilient, et qui meurtrissent, vouant ainsi l’autre à une forme de mort. »
Et l’auteur expose les effets de ces regards et paroles mortifères sur l’enfant blessé :
Violence exprimée, celle qui nous interpelle et nous dérange, mais aussi violence rentrée, mutisme, passivité qui nous préoccupe moins.
Mais il arrive qu’un professeur s’intéresse à cette passivité et à ce silence qu’il entend comme un appel. Il prend alors le temps de s’asseoir à côté de l’enfant, de l’écouter, de lui faire « don de présence et de parole »
Nous retrouverons ici le renversement opéré par Freinet lorsqu’il abolit le dispositif frontal pour le remplacer par « le côte à côte ».
Mais Jeanne Moll souligne qu’il ne s’agit pas d’un artifice de séduction, mais que cela suppose une attitude intérieure chez l’adulte :
«Cela implique d’être assez au clair et à l’aise avec soi-même pour pouvoir s’approcher autrui sans crainte… »
La littérature, la poésie, l’Art sur le chemin de l’école.
Jeanne Moll nous fait partager, autres balises, ses références littéraires et artistiques autour de la relation adulte-enfant dans l’histoire. Elle évoque des illustrations de son musée personnel. Dans l’iconographie du moyen-âge, l’image de la vierge conduisant par la main l’enfant Jésus à l’école, métaphorise le rôle de la main maternelle assurant à la fois la sécurité dans cet accompagnement et la fermeté dans ce guidage vers l’émancipation.
La place de l’imaginaire dans la pédagogie psychanalytique est ainsi soulignée par Jeanne Moll, avec délicatesse et compétence, ce qui transcende les querelles d’écoles et les débats théoriques sur le concept d’imaginaire.
Jeanne Moll évoque longuement notre difficulté à comprendre l’adolescent, tant nous avons oublié notre propre adolescence. Après avoir rappelé les « Chagrins d’école » de Pennac et le titre du livre de Snyders « Il n’est pas facile d’aimer les enfants », elle invite parents et enseignants à se mettre à la tâche pour « passer le relai, le moins mal possible, vers la construction de l’humanité ».
Le cheminement est donc, ce que suggère son titre, la pédagogie de ce livre. Véritable traité de psychopédagogie, il résume les connaissances fondamentales que tout étudiant en sciences sociales est tenu d’acquérir, et que tout praticien se doit de revisiter fréquemment. Ce traité là est une bien-traitance d’un sujet universel complexe : transmettre pour émanciper. Il peut accompagner dans leur cheminement aussi bien les enseignants et les travailleurs sociaux, que les parents et les formateurs.
Un mot n’est pas prononcé, tant il transparaît dans toutes les lignes, mais Jeanne Moll le laisse entendre pudiquement: l’amour de l’humain.
Bernard Montaclair Mai 2015
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