vendredi 01 décembre 2017
Travail social : de la prise en charge à la prise en compte
Plaidoyer pour une clinique transdisciplinaire du lien social.
L’établi – cette monarchie républicaine - émet des commandes qui font penser à des injonctions paradoxales, qu’elles émanent de Sarkozy, Hollande ou Macron, c’est pareil ; voire des décideurs patentés des Conseils Régionaux ou Départementaux - qui ne connaissent rien au « terrain » - c’est la même chose ; car, dans l’obsession managériale des impératifs financiers, ils traquent les déficits, « sabrent » les budgets, réduisent les masses salariales et suppriment du personnel, là où il en faudrait plus. L’Etat attend malgré tout des résultats, c’est à dire des actes objectivement évaluables. C’est ce qui est attendu des travailleurs sociaux, des éducateurs, des thérapeutes, des soignants, des formateurs, des enseignants ; actes censés produire des changements significatifs et tangibles chez des sujets en souffrance et/ou en perte de lien d’altérité, de plus en plus nombreux, c’est observable, dans cette société en recul sur le plan social, une société de plus en plus duale. Dans le contexte néolibéral actuel induisant pessimisme et nihilisme thérapeutique, l’acte devient activisme par lequel le pragmatisme, le quantitatif, et le principe de résignation – confondu avec le principe de réalité – font loi, tendant à remplacer tout processus d’action qualitative et de réelle prise en compte du sujet dans sa singularité. Comme l’écrivait mon complice Eric Jacquot : « Un acte doit donner un résultat, le temps est compté, et le temps, c’est du fric, le fric des autres, nous fait-on rapidement savoir » 1 . L’acte éducatif et/ou thérapeutique devrait renvoyer toujours à une rencontre authentique entre deux sujets socio-désirants, c’est cette rencontre singulière qui donne sens à une clinique du lien social, et qui devrait pouvoir garantir au sujet en difficultés de pouvoir mettre tout son potentiel de son côté pour faire face au réel. Il s’agit d’une clinique impliquante se déroulant sous transfert, mettant souvent à mal les intervenants ; d’où la nécessité d’instances du dire, telles que la supervision clinique institutionnelle, lieux de parole qui interrogent le désir, et ce questionnement ontologique aux accents « ouryens », le « qu’est-ce que je fous-là ? » .
L’acte, dans le travail social, que ce soit dans le champ éducatif, pédagogique, ou thérapeutique, requiert une haute exigence des professionnels : pas seulement la mobilisation de compétences et de savoir-faire, mais des actes s’inspirant en premier lieu d’une éthique de l’humain et de ce qui fait processus civilisateur (Norbert Elias, 1970). Dans cette rencontre entre deux sujets, il est nécessaire d’y injecter de l’invention, de la créativité, de l’inédit, et bien souvent du « bricolage intuitif », mais est-ce encore possible de le faire en cette période de normopathie ? Pas sûr. En de nombreux lieux, être créatif et innovant, ça relève de la faute professionnelle ! Cette rencontre sous-tendue par l’éthique de la prise en compte du sujet est un travail difficile, souvent de peu de visibilité, il n’est pas quantifiable ni évaluable, selon les normes dominantes, et ne se pratique pas sans le risque d’être bousculé dans ses représentations. Cet acte de rencontre implique la nécessité de ne pas s’illusionner imaginairement dans la posture du professionnel qui sait : non pas celle du Sujet Supposé Savoir (Lacan 1964), mais celle du SS, le sujet sachant, et qui ne pratique que le Discours du Maître !
En effet, il faudrait plutôt accepter de ne pas savoir, et accueillir l’inquiétante étrangeté du sujet, le lointain de l’autre, ce qui sous-tend une posture d’ouverture, de modestie, et de capacité d’étonnement. Et surtout, lors de cet abordage doux qu’est la découverte d’un sujet : prendre tout le temps qu’il faut, à l’inverse de notre période où chacun se doit de jouer à l’homme pressé, celui qui n’a pas le temps, symptôme d’une civilisation qui, à force de tout faire vite, ne prend plus le temps de se penser.
Les travailleurs sociaux côtoient à longueur d’année la misère du monde (P. Bourdieu, 1993), la folie, la souffrance, l’injustice, induits par le désordre capitaliste, c’est-à-dire le chaos du réel, là où l’iniquité et les inégalités sociales sont les plus redoutables. Ils doivent sans cesse pratiquer l’art du « grand écart » entre la commande sociétale par force normalisatrice et les demandes singulières des personnes en souffrance que les établissements leur confient. Cette pratique de prise en compte du sujet est une clinique du « cas par cas », elle nécessite un renouvellement des agirs professionnels, un travail d’analyse institutionnelle, une écoute active, et des actions inventives suscitant l’adhésion des sujets : une lourde tâche devant laquelle les acteurs ne sauraient reculer.
Le principe clinique du « cas par cas » - c’est-à-dire la prise en compte du sujet singulier - trouve sa source dans la psychanalyse, cela signifie que la clinique est toujours singulière, et que chaque situation est abordée dans sa particularité et les caractéristiques qui lui sont propres.
A contrario, cela évoque en moi ce que j’ai pu vivre durant presque huit années dans un foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance. Ce n’étaient pas les gosses qui me fatiguaient, mais certains collègues. J’ai dû quotidiennement supporter ces affirmations péremptoires et toutes-puissantes 2 : « Ce gamin, il me fait penser à untel, je connais bien ce genre de comportements, j’ai l’habitude, pas besoin de bla-bla, et je sais comment faire face à ces hyperactifs ! » 3
Il y avait comme une ambiance d’affrontement face à l’ennemi intérieur : l’enfant pervers polymorphe, l’ado plein de testostérone, pris dans ses pulsions, qui ne supporte pas le cadre imposé !
Heureusement, pour l’homéostase des équipes, il y a le Risperdal et le Tercian !
Education ou dressage ? Que peut-on attendre de ces SS, ces sujets-sachant ?
En effet, si les enfants accueillis sont au préalable enfermés dans des catégories nosographiques (voir les anamnèses de l’ASE en amont du placement, c’est édifiant) , les travailleurs sociaux auront tendance à oublier que l’enfant qui pose problème à l’équipe hic et nunc se nomme Adrien Lomme, qu’il a des parents, même s’ils ne tiennent pas la route, peut-être des grands parents, ou des frères et des sœurs, qu’il est déterminé par une histoire sociale et familiale, qu’il a sa manière à lui de parler, de bouger, d’agir, qu’il vit des émotions, est traversé par des affects, et qu’il ne saurait se laisser enfermer dans une nosographie sommaire, une catégorie repérée comme « enfants à problèmes ». Ses comportements déviants signifient : « je suis, j’existe, je suis vivant ! » Il s’agit d’un sujet qui se montre et s’affirme dans le désordre, face à la violence instituée qui nie sa singularité. J’ajouterai que ce sont ces enfants-là – en l’occurrence des analyseurs naturels de l’institution - qui donnaient sens à mon travail d’éducateur, et non ceux qui étaient déjà pacifiés, domestiqués, soumis au diktat de l’institué, objets de l’équipe et « pissant dans la ligne » : il y a un certain plaisir à l’aliénation, c’est moins difficile que l’assomption d’une position subjective. C’est ainsi que la majorité de la population est conformiste…et très aliénée.
Le travail social se vit depuis longtemps dans le pessimisme et le fatalisme. Les travailleurs sociaux sont – à juste titre – dans la plainte, tant ils sont déconsidérés par la société, ils travaillent tard le soir, assurent des astreintes de nuit, ou de week end, ainsi que les jours de fêtes. Souvent mal rémunérés, ils se coltinent en plus la folie ordinaire, les déchainements pulsionnels des « usagers », puisque c’est l’usage de les nommer ainsi, par euphémisation.
La prise en charge instituée est malaisée et souvent contraignante, elle peut même dans certains cas se révéler rédhibitoire à cause de la situation objective du sujet souffrant, et surtout à cause des difficultés à le faire adhérer à cette problématique instituée de la prise en charge ; d’autant plus qu’il y a souvent des sujets sans demandes. Alors la prise en charge peut être vécu comme un forçage. Cela fait penser à la violence des hospitalisations psychiatriques sous contrainte ; les conditions parfois dramatiques de l’internement sont vécues souvent comme persécutantes et obèrent toute future possibilité d’alliance thérapeutique. Ces difficultés sont parfois inextricables et tendent vers des impasses relationnelles qui seront imputées dans la plupart des cas au mal être du destinataire. Cela évoque une question récurrente chez les travailleurs sociaux : « comment faire du bien à des gens qui le refusent ? »
Mais le « souverain bien », qu’est-ce que c’est ? La morale ? L’idéologie dominante ? Pour citer Léo Ferré, lequel décidément me manque : « N’oublions jamais que la morale, c’est toujours la morale des autres ! » 4
Ces sujets humains sont pris dans un système de dispositions acquises, d’entraves générées par leurs conditions sociales d’existence et/ou leurs structures psychiques, ce qui renvoie au concept ouryen de double aliénation. La prise en charge stricto sensu participe à un étiquetage dans des taxonomies enfermantes et stigmatisantes : SDF, personnes désocialisées, sociopathes, dans l’addiction, exclues du travail, défavorisées, carencées, suicidaires, psychopathes, psychotiques, pervers, hétéro-agressifs, alcooliques compulsifs, ou border line…on peut se demander en quoi ces étiquetages dans des petites boites peuvent appréhender la complexité d’un être humain en souffrance ? Il y a là , comme embusquées des toxines psycho-sociales : pulsions d’emprise, réductrices et normalisatrices plutôt perverses (l’autre est objectalisé et perd son libre-arbitre), se voulant modélisations, afin que ces personnes-sujets (considérées plutôt comme des objets individuels 5 ) fassent le « moins de vagues » possibles dans une société civile où la recommandation implicite serait de consommer béatement dans l’homéostasie sociale de ce meilleur des mondes . 6 « Le sujet devient hors-sujet », comme l’énonçait si bien mon ami disparu, le psychanalyste Pierre Hattermann. 7
Cette prise en charge par les travailleurs sociaux ne propose que des aménagements de la misère, pour une plus-value très relative de paix sociale : il faut bien défendre la société de ses déviants (CQFD). Alors, c’est à se demander – et je l’ai fait durant quarante ans - : pour qui donc œuvre le travailleur social ? A quelles logiques contradictoires répond-il ? Ne serait-il pas un agent double ? Qui est-il ? Agent de régulation sociale (pompier de service) ou sujet de dérégulation instituante ? Les deux, mon capitaine ! Il faut faire avec cette dichotomie, c’est une figure de la complexité. Il faut à la fois défendre la société 8 et donner des clés de compréhension aux victimes de cette même société ; qu’ils puissent – à minima – s’en défendre.
Si ces personnes y consentent et coopèrent, elles seront dans le meilleur des cas objets de cette prise en charge, objets contraints, instrumentalisés et soumis s’il en est. De cette castration, il faudra qu’ils s’y résignent et admettent que les modélisations proposées/imposées sont les seules viables pour eux… nous sommes là dans la normalisation régulatrice aux visées comportementalistes. Cependant, et comme l’évoquait le psychologue clinicien J.F. Viller lors d’un regroupement en 2014, à propos des injonctions de soins sous contrainte : « Obligés par le juge de venir aux rendez-vous, donc contraints, ces mêmes sujets vont louvoyer, utiliser des stratagèmes, manipuler le thérapeute, voire s’insurger, ils joueront parfois avec duplicité de leur fragilité supposée, en fonction des réactions de ce même thérapeute, pris dans son contre transfert ».
Ainsi, des tensions éclatent lorsque le destinataire « usager-usagé » n’adhère pas aux modalités normatives de cette prise en charge ; tensions imputées tantôt au professionnalisme de l’intervenant (Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il est malade), ou aux difficultés personnelles du destinataire qui refuse de s’adapter. Beaucoup de travailleurs sociaux déplorent la position objectale des « usagers », et constateront avec dépit qu’ils se réfugient le plus souvent dans la passivité et l’attentisme. De ce constat pessimiste, nous pouvons tenter d’en dégager un début d’explication : la prise en charge concerne des « cas », ceux appelés sans élégance les « cassoces » 9 , et nombre d’entre eux refuseront de se laisser enfermer dans cet étiquetage stigmatisant, car ils ont envie surtout qu’on leur foute la paix. Le fou, le pauvre, le migrant : une typologie nouvelle des classes dangereuses qu’il faut encadrer !
A cause du principe de précaution…
En outre, moins le destinataire acceptera de se considérer comme tel, plus importantes seront les difficultés à le prendre en charge : incompréhensions, résistances, adhésions mitigées et ambivalentes, oubli des rendez-vous, faux self, duplicité, transgressions d’interdits, passages à l’acte et acting-out… et surtout : la Verneinung freudienne, c’est-à-dire dénégation, déni, dernières défenses de l’humilié, de l’opprimé.
Je ne peux pas m’empêcher de penser à certains jeunes abandonniques vivant en internat éducatif, et placés par l’A.S. E 10 et qui vivent sous le régime implacable de la double-peine : à la fois victime des exactions parentales et du déplacement social du placement en établissement ou en famille d’accueil….
Voir comment ils mettent souvent à mal tous les dispositifs « bienveillants » 11 des éducateurs ; pris dans les rets pulsionnels, ils agissent dans la plupart des cas ailleurs que là où on l’attendait, des actes que je nommerai des émergences instituantes, face à un institué normalisateur qui se prend souvent pour le grand Autre, et qui peut être ressenti comme intrusif et menaçant par les jeunes. Il s’agit aussi de ne pas perdre la face. Il faut comprendre la généalogie de cette agressivité : voir du côté de la frustration sociale des dominés, réveillant l’archaïcité pulsionnelle et autre modalités occultes du « ça ». Ainsi, à leur manière – qui est le plus souvent inadéquate -, et par leurs débordements, ils se prennent en charge, s’affirmant dans leur singularité et leur souffrance, ils se structurent dans l’opposition et la jouissance de la transgression de la Loi ; à l’instar du psychotique qui tentera de se structurer par son délire ; et les équipes, souvent animées d’une bonne volonté qui ne saurait suffire, seront déstabilisées dans leurs représentations et leurs projets.
Dé-moralisées ? En perte de morale ? Mais la morale, ce n’est pas l’éthique !
A propos d’éthique, il me semble que la voie royale du travail social – s’il en est une - supposerait de quitter – quand cela est possible, et le champ des possibles se réduit d’année en année - le cadre de la prise en charge stricto sensu et de considérer chaque personne en difficulté dans sa globalité de sujet « socio-biologico-désirant », afin de pouvoir l’accompagner dans le cadre novateur d’une réelle prise en compte. Ce serait une plus-value du sens, une sublimation du métier. Cela nécessite de faire un grand pas de côté, et si le professionnel ne veut pas être toxique, il considérera ces personnes comme des sujets, acceptera de modifier rôle et mise en perspective, afin d’adopter un regard porteur et empathique, un regard de proximité, d’accueil du prochain, c’est-à-dire rencontrer l’autre dans un rapport d’égalité, et ne pas se complaire dans une posture caritative et moralisatrice, ni dans une vision rédemptrice des populations fragilisées, ne pas se prendre pour le grand Autre, ne pas se croire central, incontournable, indispensable, providentiel, ne pas se vivre comme le SS, le sujet-sachant !
« Celui qui se prend pour son statut est fou » répétait souvent le Dr Oury.
En outre, et ne jamais l’oublier : le sujet ne se réduit pas à une pathologie ni à des symptômes. Cela renvoie à la fonction d’accueil chère à Jean Oury, laquelle n’a rien à voir avec l’admission, cette dernière étant le plus souvent un anti-accueil.
Il s’agit d’accueillir le sujet tel qu’il est, là où il en est. Même et surtout, accepter de se « coltiner » son étrangeté légitime, et les avatars de sa folie privée (André Green 1990). Il ne s’agit là que de la reconnaissance de l’homme par l’homme. Si le professionnel accepte d’être vrai, ce qui sous-tend qu’il consente à montrer autre chose que sa persona 12 , il comprendra qu’on ne transmet que ce que l’on est. A savoir, que dans toutes situations de « psychiste », d’éducateur ou de soignant – qu’il s’agisse de supervision de groupe ou de relation duelle thérapeutique – nous portons avec nous nos inévitables problèmes de personnalité, nos difficultés émotionnelles, nos refoulements. Accepter de faire un « travail » avec quelqu’un en difficultés – il s’agit d’une relation d’aide et d’étayage – c’est en devenir responsable, et ce sera aussi pour l’aider à établir de meilleures relations dans son milieu social, et qu’il parvienne peu à peu aussi à un mieux-être émotionnel, qu’il puisse se réconcilier avec les mots, en verbalisant, plutôt qu’en passant à l’acte. Dans ce processus interactif entre le professionnel et le sujet, chaque partie grandit et évolue, chacun se nourrit de l’autre.
J’ai connu un parcours éclectique, mais cohérent, j’ai été – selon des modalités différentes – durant quarante ans, ce qu’il est convenu d’appeler un travailleur social.
Travail social… social, des signifiants qui nous sont tant familiers qu’on ne réfléchit pas sur leur sens, comme si tout allait de soi… si l’on ouvre le dictionnaire – ce qui est recommandable à tous âges -, nous apprendrons que le social, c’est ce qui est relatif à une société, à une collectivité humaine, ce qui est une tautologie. Le signifiant social est très polysémique : qu’y a-t-il de commun entre le plan social d’une entreprise qui délocalise et va licencier mille salariés, afin que les actionnaires engraissent un peu plus sur le dos des prolétaires ; entre l’action sociale, le travail social, la division sociale du travail (Marx), la division du travail social (Durkheim), les sciences sociales, le droit social, le social d’entreprise, le lien social, l’exclusion sociale, la question sociale, l’insertion sociale ? Social, société, l’un renvoie à l’autre et vice versa, ces deux signifiants s’étayent mutuellement. L’inconscient, c’est le social aurait dit Lacan ; en filigrane, il devait désigner l’idéologie, qui est à la société ce que l’inconscient freudien est au sujet ; mais il n’a pas suivi cette piste théorique, laquelle reste à investir pour qui s’en sent capable.
Cependant, pour qu’il y ait du social, il ne suffit pas de vivre en société, d’y travailler, comme si, par un contrat social implicite, la société nous protégeait, et en contrepartie, nous serions redevables de cette protection et tenus de la défendre. Si c’était ainsi, il y aurait beaucoup moins d’exclus, de pauvres (voir la réapparition des bidonvilles comme dans les années soixante, c’est vous dire que tout va bien !) de malades mentaux, de désespoir, de sociopathes, de personnes asociales en dérive, vrais symptômes sociétaux.
Le social c’est l’idéologie disait le sociologue et philosophe Saul Karsz en 1992, représentations imaginaires, codes sociétaux, normes, valeurs, incorporations d’habitus. Le travail social est un Appareil Idéologique d’Etat (Althusser, juin 1970), et l’action sociale a – qu’on le veuille ou non – des visées normatives et régulatrices. Le travailleur social sincère – et il y en a encore - qui n’hésite pas à se poser la question de pour qui et pourquoi il travaille, vit dans la plupart des cas dans un conflit de rôle douloureux, confronté à une tâche quasiment impossible. Mais en n’étant pas dupe de sa posture d’agent double, il dupera peut-être moins les destinataires de son action, ça sera toujours ça de gagné.
Il faut changer de cap comme le disait l’humoriste Georges Marchais, imaginer d’autres « agirs », ce qui signifie s’affranchir des certitudes toutes puissantes, ne pas être dupe des logiques en présence et savoir les identifier ; et avec les sujets en souffrance, être humble et accepter de ne pas savoir. Pour agir autrement – c’est-à-dire avec l’autre, dans la mutualité d’une alliance - , si l’on veut éviter à minima d’être nocif, il faut penser autrement le travail social et sa clinique. Il y aura clinique du sujet quand il y aura une véritable écoute, c’est-à-dire une écoute active ; et quand, à partir de situations singulières, en seront tiré de nouvelles connaissances, un savoir jusqu’ici insu, ainsi que l’identification des logiques sous-jacentes en œuvre qui ont déterminé le sujet et impacté sur son psychisme : effets de la double aliénation. Cette clinique se veut transdisciplinaire , elle veut promouvoir le passage de l’illusion (toute puissante) de la maîtrise à la culture du doute, laquelle n’empêche pas d’agir, mais elle incite à penser en permanence sa pratique, c’est-à-dire en faire une praxis . 13 La maîtrise, c’est l’illusion de la posture d’expertise, le regard technicien en surplomb – et désimpliqué, parce que l’implication, de nos jours, c’est douteux ! - vis-à-vis des situations ; fantasme fort répandu et devenant hégémonique dans beaucoup de formations d’éducateurs dits spécialisés : des explications totalisantes, techniciennes, simplificatrices, réductrices et par force enfermantes. L’ouverture de l’intervenant social à un savoir insu et inédit est une posture d’accueil et de modestie qui modifiera les relations entre ce qu’il est convenu de nommer par le très vilain signifiant « usager » ; et l’intervenant quel qu’il soit : éducateur, AMP, ASH, psychologue, infirmière, assistant de service social…psychiatre. Il devra garder intacte ses capacités d’accueil et d’étonnement ; ce qui n’est pas – il faut en convenir- à la portée de tout le monde.
Cela requiert de grandes qualités humaines qui n’ont rien à voir avec les diplômes…
Je défends l’idée d’une clinique inventive qui serait par essence transdisciplinaire, tout en laissant une place importante à la question de l’inconscient, de la pulsion, du désir et du transfert. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que le sujet humain est au centre de plusieurs registres : le neurobiologique, le psychique, les déterminations socio-économiques – et l’ambiance qui en découle -, et l’historicité qui renvoie à la façon dont le sujet s’emparera de son histoire. Au cœur de cette articulation – ou de ce nœud - demeure le trou noir de nos connaissances, nous ne savons pas grand-chose, nous ne connaissons pas, par exemple, l’étiologie de la schizophrénie, qui touche une personne sur cent en France, et cela, dans toutes les catégories sociales, comme quoi la schizophrénie, elle, au moins, est démocratique !
Ainsi, aucune méthodologie d’investigation actuelle, aucune modélisation théorique, aucun discours, aucun concept totalisant ne saurait appréhender une vérité « toute ». Il y aura toujours un manque fondamental, un trou dans le savoir, et c’est tant mieux…ça laisse de la place aux émergences instituantes, à la poésie et à l’Amour Fou. Le poétique est antérieur au politique, j’en suis passé par là ! Ce qui unit le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire dans le nœud borroméen, s’articule autour d’un trou : manque à être dans l’Autre, le grand Autre est barré… autant dire « qu’on est mal barrés » ! Ceux qui n’ont pas lu Lacan voudront bien m’excuser, mais ce n’est pas de ma faute !
Cette clinique transdisciplinaire est plurielle et défend le principe du « cas par cas », celle du sujet singulier. Elle va à l’encontre du sociologisme (et non de la sociologie) qui accorde un rôle déterminant aux seules structures sociales, sans tenir compte des particularités psychiques des sujets. A contrario, elle va également à l’encontre du psychologisme, car beaucoup de psychologues, voire de psychanalystes se sentent obligés d’établir des modélisations théoriques en fonction des seules structures psychiques, sans prendre en compte les déterminismes sociaux, les inégalités de classes, et les habitus qui entravent la liberté.
Ainsi, une clinique transdisciplinaire est par conséquent dialectique, rendant pertinente et possible l’articulation entre les diverses épistémès , les problématiques différentes qui visent le social, le psychisme, et le biologique. Cette clinique exigeante explore le champ de pratiques différentes tout en développant une nécessaire réflexion épistémologique sur les conditions d’un travail social multiréférentiel. C’est ainsi qu’Oury entrait en contact avec un nouveau pensionnaire de La Borde : comme médecin, pour le somatique, comme psychiatre et psychanalyste pour les relations sociales, le psychisme et l’inconscient.
Cette prise en compte est multi référentielle, et cette psychiatrie de l’homme a de plus hautes ambitions que la santé mentale , cette branche appauvrie de la médecine, elle est une véritable anthropologie, une anthropo-psychiatrie dirait le génial Jacques Schotte 14 . Cette psychiatrie à son plus haut niveau d’exigence, c’est la psychothérapie institutionnelle. Son postulat princeps qui s’origine du psychiatre François Tosquelles tient en une phrase : « Pour que l’hôpital soit thérapeutique, il faut d’abord soigner l’hôpital ».
Ainsi, et pour aller un peu vite, la prise en charge minimale, c’est la santé mentale – censée remplacer la psychiatrie – Elle ne soigne pas, les fous sont des incurables à traiter versus handicap. Elle « gère » les crises psychiques et renvoient le plus vite possible les patients chez eux, munis d’une prescription et d’un rendez-vous infirmier au CMP. Dans certains cas, c’est de la non-assistance à personne en danger !
A contrario, ce sont dans les lieux où le psychotique bénéficie d’un véritable accueil, et où se pratique encore une psychothérapie institutionnelle vivante que les patients en souffrance psychique seront réellement pris en compte. 15 Evidemment, ce n’est pas du même niveau d’ambition. Ces lieux sont rares, et l’institué vise à leur disparition : trop coûteux, pas rentable !
Revenons-en à la prise en compte, cet au-delà de la prise en charge : elle implique l’avènement du statut de sujet – celui qui s’autorise à parler en son nom propre, celui qui dis « je » - et la psychanalyse occupe là une place significative ; pour qu’il y ait une réelle prise en compte, il faudra prendre aussi en considération la place qu’occupe l’inconscient. Passer de la prise en charge à la prise en compte, cela suppose que l’intervenant-praticien du social soit aussi en capacité de se prendre en compte lui-même, qu’il comprenne enfin quelque chose à sa mission, et de ce par quoi il est lui-même – à son insu – travaillé : idéologie, préjugés, pressions des commanditaires, normes dominantes, représentations, habitus, contre transfert et déterminations inconscientes.
Pour être soignant, il faut d’abord se soigner soi-même, pour se faire, il sera recommandé que l’acteur puisse s’engager dans une thérapie d’inspiration analytique ; ou, à minima, qu’il puisse bénéficier de participer à des sessions de supervision clinique institutionnelle, individuelle et/ou en groupe 16 .
La prise en compte est une forme de travail social sublimé, qui sous-tend une forte éthique, renvoyant à une posture, et à un cadre de référence auquel s’arrimer. Cela nécessite une haute conscientisation du professionnel, sur ce par quoi il est agi et influencé dans ses représentations, et un refus de vouloir sombrer dans l’activisme et le quantitatif, vouloir faire trop vite le bien d’autrui. Cela passe par une écoute préalable de longue durée et approfondie, par un espace de parole libre qui se répète de façon régulière, pendant une durée significative. Il faut s’affranchir des tautologies, du nivellement par le bas, de ce refus de l’intelligence, de cet esprit anti-intellectuel dominant qui sévit au nom du pragmatisme 17 .
De plus, il faut se libérer des lieux communs, des clichés, des « quelque part, ça m’interpelle », et du fatalisme, responsable de l’immobilisme, du pessimisme ambiant, du nihilisme, puisqu’au final rien ne sert à rien. Il faut, pour cela se conscientiser sur sa propre aliénation.
Pour ne pas être complice, il faut être intelligent et lucide, il n’y a pas d’autre voie.
Dans la prise en charge, et souvent à juste titre, les sujets se révoltent, résistent et revendiquent. Dans la prise en compte, ils émettront – et c’est la moindre des choses - peut-être des objections mais ils consentiront à un travail et accèderont à l’agir, le contraire de la passivité objectalisante. Peut-être pour la première fois, ils auront prise directe sur leur propre vie, ce qui restaurera un peu d’estime de soi. Dans le premier cas, ils sont conduits par une injonction, dans le deuxième, ils sont accompagnés et peuvent faire des choix ; et cet accompagnement, ça renvoie à con pane , partager le pain, une posture de compagnonnage.
Tel le Dr Oury qui durant 67 ans partagea le pain de la Folie.
La voie de la prise en compte est celle de l’accompagnement du sujet par l’écoute active. C’est une option exigeante qui demande du temps et de la disponibilité. Il s’agit de prendre en compte le sujet socio-désirant dans toutes ses composantes humaines, à l’instar de la praxis du regretté Fernand Deligny 18 . Enfin, il faut se rappeler sans cesse que les travailleurs sociaux sont pris et agis – à leur insu - par deux forces : celle de l’idéologie 19 , et celle de l’inconscient . L’idéologie et l’inconscient font nœud (Saul Karsz, 1992). Pour se connaitre un peu mieux, y compris notre part d’ombre, il y a la psychanalyse. Demeure la question de l’idéologie : comment faire pour s’en déprendre ? Une question future, pour ma fille, apprentie-philosophe…
Serge DIDELET, le 29/11/2017
1 Eric Jacquot, « Créateur de sens au pays de l’administrature » que vous pouvez retrouver sur : www.praxis74.com ou www.psychasoc.com .
2 Enonciations produites par de vieilles éducatrices comptant 25 ans de diplôme au compteur, et depuis n’ayant jamais éprouvé le besoin de suivre une formation ! Imaginez un peu le niveau !
3 Cet étiquetage nosographique et infondé nous vient du DSM, l’hyper activité est très à la mode, de même que la résilience utilisée à toutes les sauces opportunistes ! Qu’est- ce qu’il y a comme enfants résilients dans les foyers de l’ASE !
4 Léo Ferré, « Il n’y a plus rien » (1973)
5 Dans les camps de concentration nazis, les déportés étaient appelés « des pièces » par leurs gardiens.
6 Le meilleur des mondes est un livre d’Aldous Huxley (1894-1963), écrivain britannique qui fut considéré à la fin de sa vie comme l’inspirateur du mouvement New Age. Lorsque j’avais vingt ans, lire ce livre était un incontournable.
7 Pierre Hattermann (1960-2016) était psychologue clinicien, psychanalyste, superviseur, formateur et homme de bien. Il fut assassiné par un crétin djihadiste avec 85 petits autres, dont sa femme et son plus jeune fils, le 14 juillet 2016, à Nice.
8 « Il faut défendre la société » (M. Foucault, cours au Collège de France 1976-1977) parce qu’elle sert malgré tout de pare excitations, elle demeure un rempart contre la pulsion de mort. Entre la société du roi Macron et la folie des tortionnaires de Daech, il n’y a pas à hésiter ; même si cette même société fait le lit du terrorisme et de l’extrême droite. Je ne vais pas me faire que des amis en écrivant des choses pareilles ! C’est l’intérêt de vivre en démocratie capitaliste, on peut encore « l’ouvrir » (« cause toujours » dira le grand Autre !), on peut écrire, et un livre, c’est une bouteille jetée à la mer, elle trouvera un jour son destinataire.
9 Il y aurait dix millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté, en France, en 2017.
10 L’Aide Sociale à l’Enfance qui déploie une idéologie familialiste et qui est financée par les Conseils Départementaux.
11 Au nom de la bienveillance, on peut faire n’importe quoi, et parfois les pires choses !
12 Persona : concept de Carl Gustav Jung qui n’est pas inintéressant et que j’utilise, au risque d’être accusé d’hétérodoxie. A l’origine, la persona est le masque porté par les acteurs, dans le théâtre antique. Jung écrivait : « La persona est le système d’adaptation ou la manière à travers lesquels on communique avec le monde (…) Mais le danger est que l’on s’identifie à sa persona (…) On peut dire, sans trop d’exagération, que la persona est ce que quelqu’un n’est pas en réalité, mais ce que lui-même et les autres pensent qu’il est. »
13 Praxis : vient du grec « prattein » qui veut dire « faire ». La praxis est un des fondements de la dialectique hégélienne, il s’agit d’un processus itératif entre le réel de la pratique et la pensée théorique : « faire, et se faisant, se faire ». C’est aussi comme le définissait Lacan, le processus par lequel on transforme le Réel en Symbolique.
14 Jacques Schotte (1928-2007) était citoyen belge, psychiatre et psychanalyste. Compagnon de route de Jean Oury et de la psychothérapie institutionnelle, il s’est beaucoup investi dans des recherches sur Léopold Szondi (et son fameux test projectif) et l’approche des vecteurs pulsionnels. Il fut aussi très proche de Jacques Lacan.
15 Si vous désirez en savoir un peu plus sur le mouvement de la psychothérapie institutionnelle, vous pouvez lire mon livre : « Jean Oury. Celui qui faisait sourire les schizophrènes », Champ social Editions, juin 2017.
16 Je suis notamment superviseur d’équipes, d’établissements sociaux, médico-sociaux, sanitaires et scolaires (diplômé PSYCHASOC). J’anime depuis 2012 en Haute Savoie et départements limitrophes des sessions de supervision et des groupes de parole dans divers établissements.
[17] Il est remarquable que ce sont les bureaucrates qui tiennent le plus des discours pseudo-pragmatiques, alors qu’ils ignorent tout du terrain. Dans les représentations imaginaires qui font l’idéologie, ce sont des gens réalistes et nous, « indiens instituants », sommes perçus dans le meilleur des cas comme des rêveurs passéistes.
18 Fernand Deligny (1913-1996) fut et demeure une référence incontournable de l’éducation dite spéciale. Il fut un opposant farouche à la prise en charge coercitive et asilaire des enfants « difficiles » : fugueurs, voleurs, délinquants, psychotiques et autistes. Son expérience au long cours avec les jeunes est à l’origine des Lieux de Vie et d’Accueil.
19 « L’idéologie est une représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence ». Telle est la définition de Louis Althusser (1918-1990) in « Positions » dans le texte « Idéologies et appareils idéologiques d’Etat », Editions sociales 1976.
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