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Transfert de travail et amour de transfert

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Fabienne BADIER

dimanche 24 octobre 2010

BADIER FABIENNE

 

Transfert de travail et amour de transfert 1  

 

Comprenant quatre membres, notre cartel s’est constitué en septembre dernier lors de l’après midi des cartels. Nous avons choisi le plus-un et nos réunions se sont tenues chez lui pour travailler le séminaire VIII « Le Transfert » de Lacan.

S’engager dans un cartel, c’est s’exposer, risquer de faire fausse piste, d’être en désaccord, et revenir en arrière. On y trouve un écho intérieur, quelque chose nous parle à propos de notre expérience, nous interpelle ou nous questionne. Le chemin n'est pas linéaire, on n’est pas indifférent. Mais surtout on n’est pas seul : ce chemin sur lequel on s’engage, riche de notre singularité, on le parcoure à plusieurs.

Dans le Banquet de Platon,

Lacan va aborder le thème du transfert, non pas par un enseignement théorique comme il avait l’habitude de faire lors de ses interventions, mais en prenant une référence philosophique. Par là, il nous laisse deviner / percevoir ce qu’est le transfert à travers les discours des différents personnages présents au banquet, sur le thème de l’amour.

Le texte « le Banquet » n’est pas évident, car Platon nous cache tout autant qu’il nous révèle. D’ailleurs, Lacan en dit lui-même : «  ce n’est pas à la première lecture que je m’y fie  » 2 . Donc ce texte fuyant nous mène à découvrir ce qui n’est pas visible ou audible au premier abord, mais ce qui est caché.

Lacan, au début de son séminaire, et pour introduire ce qui va suivre, commence par : « au commencement de l’expérience analytique, fut l’amour» 3 . Puis il ajoute plus loin : «  De par la nature du transfert, ce qui lui manque (au sujet aimant), il va l’apprendre en tant qu’aimant  » 4 . L’amour comme le transfert, est alors un apprentissage sur le sujet en cause.

Le Banquet est une série de discours qui pourrait être ordonnée en plusieurs étapes : l’amour physique, l’amour de l’âme, l’amour des sciences, l’amour philosophique.

« Le Banquet , dit Lacan, nous allons le prendre comme une sorte de compte rendu de séances psychanalytiques. A mesure que le dialogue progresse, que se succèdent les contributions des différents participants, quelque chose se passe. A nous de comprendre le sens qu’il y a dans son discours » 5

«  La question du Banquet n’est pas la nature de l’amour, mais le rapport dudit amour avec le transfert  » 6 .

En rapprochement des différentes étapes sur l’amour que nous venons de voir, le transfert débute dans la série des discours par le Beau (l’amour des beaux garçons), puis il y a le Bien (discours de Pausanias à propos de la psychologie du riche où on recherche un bien de valeur avec l’amour), ensuite le Beau au-delà de l’apparence.

D’emblée, Lacan installe le transfert au sein d’une intersubjectivité dissymétrique ; il parle alors de disparité 7 . Il y a donc deux êtres impliqués, liés, mais pourtant sans concordance l’un-l’autre. Il y a une relation d’amour d’érastès (l’aimant, le désirant) à éroménos (l’aimé, celui qui détient quelque chose). L’hypothèse de Lacan est que la cure est un apprentissage à aimer, et non pas l’émergence d’un savoir tout fait sur l’amour. Les choses de l’amour ne sont pas installées de fait, comme les pièces d’un puzzle qui s’imbriquent, et cela caractérise la liaison entre amour et transfert. C’est en fonction de cette dissymétrie (érastès-éroménos, ou aussi actif-fort 8 ), qu’il y a création autour d’un ex-nihilo subsistant en un vide impénétrable qui sépare ce qu’on a, de ce qu’on cherche.

Pour reprendre Platon, celui-ci fait appel à l’Idée du Beau et du Bien comme d’un Souverain Bien en matière d’amour. La théorie des Idées chez Platon regroupe ce qui est de la vraie réalité, celle dont dérive l’être des choses dans le monde ; elles sont permanentes et polarisent les sujets sur une voie commune. Selon Platon, le Bien et le Beau est ce qui habite le vide et ce qui définit alors l’amour.

Mais il y a une évolution dans les discours ; c’est l’intervention de Socrate dans le Banquet (dans les chapitres VIII et IX) qui permet de sortir de l’amour du Beau et du Bien pour y introduire la notion de manque. Il y a là une relation de l’amour au désir, où le sujet cherche ce qui lui manque dans l’autre.

Socrate se dit savant en rien d’autre que l’amour, mais à quoi sert d’être savant en amour ? Là-dessus, Lacan déclare que Socrate ne dit presque rien personnellement (il ira faire intervenir Diotime, une prêtresse, à sa place et en lieu d’Autre), et c’est l’essentiel selon Lacan, car c’est autour de ce rien que se fait le discours et où on commence à parler du sujet.

Apparaît la notion de « il ne savait pas »  9   dans la rencontre de l’amour ; mais ne pas savoir quoi ?  Que l’objet de convoitise n’est pas l’autre ? On peut se référer à  Socrate qui dit qu’il n’a rien de ce qu’Alcibiade pense qu’il possède : il le renvoie vers Agathon. Donc de l’amour on ne sait rien, on  découvre ce qu’il est vraiment petit à petit dans le discours. Platon nous montre d’une façon jamais dévoilée, le contour de la difficulté de dire sur l’amour, le lieu / le point crucial qui empêche de dire de l’amour quelque chose qui tienne debout.

L’axe du désir est ce qui permet de lier sujet, amour et transfert, et approcher ce qu’il en est du transfert en psychanalyse. «  Etre aimé c’est entrer dans l’échelle du désirable  » 10 . La question de l’amour amène à celle du désir. S’il n’y avait pas d’amour, il y aurait séparation et de là, impossibilité de faire l’analyse.

L’amour met sur la voie d’un Autre, possesseur de quelque chose qu’on n’a pas et qui cause le désir. On ne fait plus l’éloge de l’amour, mais l’éloge de l’autre à ce stade dans le Banquet. Le terme de la visée n’est donc plus l’avoir (où l’amour était je le rappelle, reflet de possession d’un bien de valeur), mais l’être. L’amour est un acte.

Lacan parle d’agalma dans le chapitre X, au moment de l’intervention d’Alcibiade, qui compare Socrate à ce qu’il y a à l’intérieur d’un silène. Les silènes étaient des contenants, des sortes de boites à bijoux qu’on offrait. L’agalma, pour Lacan, est une parure, mais selon lui c’est avant tout un objet précieux, quelque chose à l’intérieur, on ne sait quoi, mais qui a des effets surprenants.

L’aimé et l’amant sont dès lors liés par un positionnement mutuel bien particulier. Ceci est essentiel, car sans ce positionnement, il n’y a pas d’amour donc pas de transfert. Lacan introduit à ce moment la notion de métaphore de l’amour, à partir du discours de Phèdre, de signification de l’amour qui renvoie à un sens nouveau de l’amour. La métaphore de l’amour est un échange d’aimant à aimé.

«  L’amour comme signifiant – car pour vous c’en est un, et ce n’est que cela –  l’amour est une métaphore, si tant est que nous avons appris à l’articuler comme une substitution  ». 11

De quel ordre est la substitution ? Lacan répond :

«  C’est en tant que la fonction de l’aimant, pour autant qu’il est le sujet du manque, vient à la place, se substitue à la fonction de l’éroménos, objet aimé  » 12  ; parce qu’il n’y a pas coïncidence aimant-aimé, «  ce qu’il manque à l’un n’est pas qu’il y a de caché dans l’autre  » 13 et cela rejoint la notion de disparité évoquée au début.

Cette thèse lacanienne est illustrée dans le chapitre, pour mieux la comprendre, par la main désirante qui se tend vers l’objet convoité (une bûche qui flambe par exemple). Dans son mouvement d’approche, une main en face se tend à la rencontre, et à ce moment, se produit l’amour. Mais Lacan déclare qu’il faut voir plus loin les choses et reconnaître que l’amour est présent quand, de la position d’éroménos (objet aimé) on entre dans une position d’érastès (celui qui désire), dans un moment d’inexplicable réel. Il n’y a pas de symétrie et de retour d’action dans ce devenir, l’amour est un réel qui survient dans la rencontre et simultanément par la substitution du manque. Ceci s’observe en analyse quand l’analysant, d’abord en position d’aimé (qui attend de l’analyste reconnaissance et intérêt) devient l’amant (en se positionnant comme désirant d’un savoir détenu par l’analyste).

Ce qu’on peut retenir de ces dialogues, c’est que l’amour peut s’aborder sous deux perspectives :

       - une qui tend vers le Bien suprême, le Beau qui oriente vers une détermination

       - une autre qui tourne autour d’un point unique qu’on ne trouve que dans l’être qu’on aime vraiment et qui ouvre vers un sens nouveau.

Pour rendre compte de l’expérience du cartel,

Ces notes autour du texte du Banquet sont issues de ce qui s’est dit, réfléchi, échangé dans le cours ou l’après coup de la lecture, et ce que j’ai pu en comprendre. Notre cheminement n’a toutefois pas été aisé : beaucoup de questionnements sur le sens du texte, de surprise lors des changements de ton ou lors des coupures dans le fil des dialogues. Il en a résulté peu de mise en mots lors de nos réunions.

Le cartel , avec sa structure particulière, a été élaboré en 1964 par Jacques Lacan dans l’acte de fondation de l’école freudienne, comme un outil de travail qui noue production individuelle et travail collectif, et qui mise sur le désir, un désir de travail qui engage la responsabilité de chacun dans l’élaboration collective d’un savoir, même si celui-ci reste singulier. Ce n’est pas un travail de groupe, mais il ne se fait pas sans lui.

Nous avons eu des difficultés à nous connaître les uns les autres, et cela s’est associé à un défaut d’échange de notre travail ; il n’y a pas vraiment eu de transfert de travail qui se soit instauré.

Dans l’acte de fondation, Lacan dit que le travail et le transfert sont des moyens de transmission de la psychanalyse. Le transfert est un travail en soi : dans le cartel, le transfert est compris comme transfert de travail (alors que dans la cure c’est le travail de transfert à partir de l’amour de transfert qui est à l’œuvre). Colette Soler, dans la revue Link 14 , annonce que la question du transfert se trouve actualisée dans le moment de crise. Au moment où le choix s’impose, chacun est engagé avec son propre transfert, lequel est alors un amour qui s’adresse au savoir.

Voilà que se pose la question de la place / la fonction du plus-un dans un cartel. Si on choisit une personne en tant que plus-un, c’est qu’il y a transfert, non pas tel celui d’une cure analytique, mais tout de même parce qu’il peut prétendre à garantir l’élaboration d’un questionnement.

Le fonctionnement de notre groupe était un appel à un supposé savoir. Il a attendu du plus-un qu’il transmette un savoir théorique, un déchiffrage déterminant la compréhension du texte du Banquet de Platon.

D’un autre coté, le plus-un ne répondait pas d’un savoir, cherchant par là à nous laisser investir la pensée de Platon et nous décompléter d’un savoir qui ne serait pas porteur de sens pour nous. Mais peut-être aussi n’a-t-il pas investi le cartel ou le texte de manière à mettre au travail pour faire surgir un autre savoir. Se positionnant souvent dans le silence face à nos interrogations et nos tâtonnements, cela m’a fait penser à une position d’analyste dans la cure analytique. Or, dans le cartel, le plus-un doit avoir une fonction bien particulière : qui ne relève ni d’un discours de maitre, ni d’un discours d’analyste.

Probablement, que dans le défaut d’un transfert de travail (d’un désir de savoir), et en présence plutôt d’un amour de transfert adressé à un supposé savoir (d’amour de savoir), tous les membres se sont trouvés dans une impasse nommée crise.

Le cartel introduit un réel qui a comme visée d’empêcher que les effets imaginaires de groupe n’entravent la production, ceci par l’intermédiaire du plus-un et sa fonction de relance du désir et de soutien du savoir subjectif. Notre cartel s’est trouvé donc dans une crise révélant un réel, celui de la castration via le manque dans le savoir, réel qui n’a par contre pas permis l’avancée, qui a figé.

On peut aussi penser qu’il y a une relation entre cette crise et le texte que nous avons étudié : Platon déstabilise le lecteur car il n’amène aucun savoir. De plus, le texte oriente sur des pistes qui peuvent sembler très différentes. Donc lire réclame une disponibilité particulière et suppose qu'on accepte de ne pas tout comprendre tout de suite.

Il y avait en quelque sorte dans notre fonctionnement, un rapport d’aimant à aimé : le plus-un semblait détenir quelque chose qui manquait au groupe. De plus, le lieu de réunion n’est pas neutre puisque nous nous réunissions à son domicile.

Le groupe a été confronté à une crise qu’il n’a pas su dépasser par manque de maturité. Le plus-un, lui, n’a pas cédé sur son désir de décompléter les cartellisants (afin de permettre un transfert de travail) d’un idéal en ne répondant pas de ce qu’il a. Il y a eu désillusion groupale. Le plus-un a invité chacun à la discussion, à la mise en commun des difficultés rencontrées, suivant la pensée de Lacan en tant que la crise peut être élevée à la dignité d’un travail d’élaboration possible. Trois membres ont refusé, faisant cesser l’existence du cartel et mettant du même coup le plus-un et le quatrième à l’écart, pour ainsi dire, témoignant bien de la désillusion et d’un transfert tel que l’hystérique pourrait le faire en faisant chuter le maitre.

L’engagement dans le cartel (donc issu du désir de chacun et du groupe) et la responsabilité de tous, se lient à la question du produit du cartel qui peut être élaboré au-delà des réunions du cercle : le produit est la construction d’un savoir propre à chacun, propre au groupe aussi.

La crise a eu pour effet de nuire également à cette production. Je l’ai dit au début, nous avions déjà des difficultés à mettre en mots nos réflexions et questionnements. Mais cela s’est révélé aussi par la suite, par le refus des participants à venir préparer un témoignage sur le cartel et son symptôme, afin d’en faire quelque chose.

La dissolution ne m’a pas empêché de poursuivre le travail débuté, dans la hâte de la crise pourrais-je dire, où toute crise précipite dans une remise en cause et une production d’après coup, et de préparer l’intervention de cette soirée des cartels. C’est en cela que le cartel a rempli sa fonction, a eu un effet sur moi, et pour reprendre un moment du dialogue du Banquet, de perpétuer le désir au-delà de la mort, si je peux faire référence à l’explication donnée par Lacan sur les tragédies dans ce séminaire.

1 Soirée des Cartels. 08 octobre 2010, Nice

2 Lacan J. le Séminaire, livre VIII,  « Le transfert »,  Paris, Seuil. 2001 (seconde édition)  p.55.

3 Ibid p.12

4 Ibid p.25

 Dans « Autres Ecrits », Paris, Seuil, 2001 p.247, Lacan écrit : « Au commencement de la psychanalyse est le transfert »

5 Ibid p.38

6 Ibid p.37

7 Ibid p.11

8 Ibid p.64

9 Ibid p.124

10 Ibid p.147

11 Ibid p.53

12 Ibid p.53

13 Ibid p.53

14 Soler C. “Les deux amours et leur destin à la fin”- revue L

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