vendredi 02 mars 2018
Se laisser enseigner par l’autre
Il y a des personnes comme ça qui croisent votre vie et vous marquent d’une empreinte indélébile.
Aujourd’hui j’ai envie de vous parler d’un homme et de ce qu’il m’a apporté, de ce que notre relation a changé en moi.
Par souci de confidentialité, je modifierai son prénom et je l’appellerai Marcel.
Quand je rencontre Marcel il y a 10 ans, c’est dans son salon. Un salon fait de bric et de broc, tout en haut de l’une des barres HLM les plus vétustes de Nantes, dans un quartier à l’abandon.
Marcel a une cinquantaine d’années. Il a le visage marqué par les épreuves et l’alcool. Il a des yeux bleus très clairs qui tranchent avec la grisaille qui l’entoure.
La raison de notre rencontre ce jour-là c’est son fils Marc qui a 14 ans. Marc est le dernier de la fratrie. Ses grands frères ne vivent plus au domicile. L’ainé est SDF depuis que son père l’a expulsé de la maison à 18 ans. Le 2ème est placé dans un foyer pour sa protection depuis qu’il a 17 ans. Marc va mal. Il multiplie les actes de petite délinquance, ne va presque plus au collège ni à l’ITEP (il a des troubles du comportement). Ses parents sont à bout. La juge des enfants a hésité à ordonner son placement. Elle a choisi une mesure éducative sans y croire vraiment. Et c’est en tant qu’éducatrice du service AEMO que je rencontre Marcel.
J’ai déjà rencontré sa femme et Marc. La famille est au bord de la rupture. Madame est à bout et demande le placement de son fils avec virulence. Marc refuse de me rencontrer seule. Tout indique qu’une explosion de violence est imminente et nous sommes un peu comme des spectateurs tétanisés qui attendent ce moment avec crainte et fascination.
Avant de venir chez Marcel, j’ai participé à une réunion d’équipe. Nous avons posé l’hypothèse d’une violence de la part de Marcel sur ses trois enfants comme source du mal-être de Marc. Je suis chargée d’en parler à Marcel, ainsi que de ce que nous pensons mettre en place pour les aider.
Marcel m’accueille avec les yeux rouges, il vient de se réveiller de sa sieste (il embauche à 5h du matin). Le décor est presque caricatural. Un fossé social, culturel semble nous séparer. L’objet de cet entretien risque de mener au conflit. Je ne me sens pas très à l’aise dans cet environnement si éloigné de mes repères habituels.
Marcel est sur la réserve mais il m’écoute poliment. Au moment où je lui parle de notre hypothèse sur une violence de sa part, son sourire s’efface. Ses yeux deviennent durs, il me fusille du regard. Avec une certaine rage, il me dit « je n’ai jamais frappé mes enfants !!! Je n’ai jamais été violent avec eux !!! ».
Sa métamorphose est spectaculaire.
Je me sens sur mes gardes mais bizarrement je n’ai pas peur. Je ne ressens pas de danger immédiat. Quelque chose en moi est touché par cet homme mais je ne sais pas quoi. En tout cas, j’ai envie de rester en lien avec lui malgré son agressivité. Je lui dis « j’entends bien ce que vous me dites, que vous n’avez jamais frappé vos enfants. Mais quand je vous vois là maintenant, je vous trouve impressionnant. Et je suis une adulte, une professionnelle. Je ne sais pas ce que votre fils de 14 ans peut ressentir quand vous êtes comme ça. ».
A ce moment-là, la colère retombe. Marcel a les larmes aux yeux. Il reconnait qu’il ne sait pas comment faire comme père « j’ai pas appris ».
Et là il ouvre son cœur . Avec des mots durs et la larme à l’œil, il me raconte son histoire d’enfant maltraité, abandonné, les sévices vécus encore et encore. Je ne dis rien, j’accueille les mots, j’accueille l’émotion. Je suis très touchée par cet homme. Le temps s’est suspendu, le décor a disparu. Nous sommes deux êtres humains qui partagent un moment de grâce. Marcel me parle des éducateurs qui l’ont accueilli quand il était adolescent et des punitions, des maltraitances, qu’ils lui ont fait subir. Il me hurle « c’est normal ça ? Ils avaient le droit de me faire ça ? » . Je lui réponds que non, qu’il serait en droit de porter plainte s’il n’y avait pas prescription, que leur devoir était de le protéger non de le malmener.
Ces paroles ont un effet puissant. Marcel se détend. Un silence s’installe.
« La vérité c’est que j’avais pas beaucoup d’amour en moi. Quand j’ai rencontré ma femme (dans la rue où ils vivaient tous les deux), je lui ai donné ce que j’avais. Il en restait plus pour les enfants. »
De gros sanglots secouent sa carcasse d’homme, des sanglots qui viennent de loin. En cet instant, il n’y a plus de père défaillant et d’éducatrice spécialisée. Il y a deux êtres qui partagent un instant de grâce, un instant où l’armure fissure, où la lumière s’infiltre et brille, un moment où deux cœurs battent ensemble.
Nous nous sommes quittés peu de temps après.
La suite est un miracle.
Marcel a de lui-même ajusté sa position parentale. Il a mis dehors les mauvaises fréquentations de son fils, porté plainte contre les dealers qui obligeaient ce dernier à travailler pour eux, remis un cadre et des règles adaptés. Le dialogue s’est ouvert et j’ai eu la chance d’assister à des entretiens familiaux où l’amour et l’humour circulaient ; là où avant il n’y avait que dureté et froideur. Quatre mois plus tard, Marc partait en séjour d’été et tout s’est bien passé, il appelait régulièrement ses parents.
Marcel m’a enseigné que l’amour est toujours là, n’attendant que de pouvoir s’exprimer. Il m’a enseigné à voir au-delà des apparences, à écouter avec mon cœur. Il m’a montré que si l’on répond à la violence et à la rage avec authenticité et vulnérabilité, elle peut se transformer en appel à l’amour .
Je fais le vœu que Marcel puisse vous enseigner à vous aussi.
Solène Igigabel-Huet
Thérapeute et formatrice
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