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Rituel d’appropriation de l’espace et de soi pour la personne handicapée mentale

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Jean-Marie Vauchez

mardi 05 juillet 2005

Le quotidien de l’éducateur est nappé d’étrangeté. Il est possible de faire des observations curieuses et qui ne demandent qu’a être mises en forme pour que ceux qui font profession de développer la théorie puissent contredire, demander des précisions et affiner leurs corpus théorique. C’est cette démarche qui est la mienne et c’est dans l’espoir de confrontations constructives et d’échanges que je présente les lignes qui suivent.

Les personnes que l’on dit handicapées mentales, ont souvent des difficultés importantes à vivre les évènements basiques du quotidien. Le fait de changer d’état est générateur de crises importantes. Ainsi Paul 1 , personne adulte, particulièrement déficiente est très agitée lorsqu’il est question de se rendre au repas. De manière générale il manifeste une véritable souffrance en pleurant, criant à chaque transition CAT/bus ; salon (on regarde la télé)/ a table pour manger…

Il faut insister sur ces pleurs qui ne sont pas factices, Paul vit, dans ces moments une véritable angoisse, très perceptible à celui qui l’accompagne. En effet, il est alors véritablement poignant de lui tenir simplement la main, on ressent alors une personne en détresse, profondément malheureuse. Paul n’est pas isolé. Pour beaucoup d’autres aussi, les transitions sont également des moments difficiles. Chacun le manifeste à sa manière : cris, pleurs voire hurlements divers.

L’hypothèse que je propose soutient que cette angoisse est liée à un changement d’état de soi-même. En effet, Paul est tout aussi malheureux de devoir changer d’activité sur un même lieu, que lorsqu’il doit, en plus se rendre dans un nouvel endroit. Il a des difficultés de mentalisation évidente. Or être à table, c’est être différent de celui qu’on est, lorsqu’on regarde la télé. Ce changement d’état de sa propre personne, Paul sait qu’il va se produire, mais il n’arrive pas à se le représenter suffisamment pour être rassuré. Dès que Paul est installé dans la phase suivante, toute trace d’angoisse a disparu. Chaque transition entre les différentes phases de la vie quotidienne entraîne une confrontation à la possibilité de rompre l’équilibre interne actuel. Comme Paul n’a pas la capacité d’abstraction suffisante, chaque changement est vécu avec l’angoisse d’une rupture, du bris de sa personnalité.

Le handicap mental, induit une difficulté à se représenter l’avenir. Or la représentation de soi-même dans l’avenir inclut le fait de pouvoir se représenter différent de ce qu’on est à l’instant présent. Sans vouloir entrer dans des considérations théoriques sur la psychose, il est évident que pour Paul, l’identité n’est pas assurée. Or il faut être suffisamment au clair avec son état immédiat pour pouvoir, sur cette base, envisager une modification. Paul vit donc plusieurs fois par jour, et depuis des années des petites morts à chaque fois qu’il faut s’engager dans une nouvelle phase de la vie quotidienne.

Mais, heureusement pour lui, Paul a une petite boite. Elle n’est pas anodine, elle lui a été donné par sa mère. Il y range quelques objets précieux, dont un carnet dans lequel il trace des lignes ondulantes parallèles. Lorsqu’on l’interroge sur ces lignes, il dit : « a maman » Il ne s’en sépare presque jamais et, lorsque c’est le cas, alors, il sait toujours où elle se trouve.

Or Paul a instauré un rituel pour vivre plus sereinement ces transitions qui le font tant souffrir. Ainsi, au moment du repas, il se tient dans l’entrebâillement de la porte, en manifestant qu’il ne veut pas y aller « non, non, pas là ! » puis, il choisi une place libre à une table et y laisse sa boite. Ensuite, il retourne vers la porte, et recommence à manifester, mais de moins en moins fort et en regardant sa boite. Quelques minutes plus tard, il peut se rendre au self et s’engager sereinement dans l’action du repas.

Ce petit rituel, non seulement est régulier, mais il est partagé par d’autres. Beaucoup de personnes ont sur elles un objet intime qu’ils laissent dans un lieu ou il doivent aller ou alors où ils reviendront bientôt.

Comment ne pas penser alors au concept d’objet transitionnel de Winicott. Ce fameux psychiatre anglais qui s’est tant occupé d’enfants. Il avait remarqué que les touts jeunes enfants avaient souvent un objet préféré, un doudou. Il avait également pensé que ce doudou remplit une fonction très importante pour l’enfant : il lui permet de supporter l’absence de sa mère. Lorsqu’elle est là, le petit est en quelque sorte emplis de sa mère, lorsqu’elle s’absente, il est confronté à l’incomplétude, au manque fondamental. Bien plus que le simple fait de ne pas avoir sa mère auprès de lui, le petit enfant est véritablement déchiré, vidé d’une partie de lui même lorsqu’elle s’éloigne. Or l’objet transitionnel, permet précisément d’adoucir ce manque, de le rendre supportable.

Il y a quelque chose de cet objet transitionnel dans la boite de Paul. Non pas qu’elle lui permette de soutenir l’absence de sa mère, mais qu’elle l’aide à supporter la possibilité d’une modification de lui même. Il la porte au devant de lui, à l’endroit où il devra être, plus tard. Puis, de la porte où il pleure, il la regarde, loin de lui jusqu'à ce qu’il se sente rassuré. Elle, déjà, se trouve en place pour le repas, dans la position qu’elle occupera durant tout le temps du déjeuner. Pourquoi ne pas penser que pour lui, elle est déjà dans le temps du repas, et que, Paul la rejoint, un peu comme un baigneur trempe son pied dans l’eau pour en vérifier la température. Pour lui il pourrait s’agir d’un moyen de projeter une partie de lui même dans l’état qui va suivre pour préparer le terrain, et fractionner cet instant déchirant du passage.

Ce comportement a également un aspect fortement ritualisé. Il n’est pas difficile de l’observer car plusieurs fois par jour, de nombreuses personnes habitant le foyer, ont, chacune à sa manière, une attitude semblable. Pour l’observateur extérieur, ce n’est pas évident de tout repérer, mais il y a celui qui laisse son calepin sur un banc où il pourra le retrouver après le repas, il y a celui qui prépare le café avant le repas pour la suite, celui qui installe sa boite à sa place avant lui… Tous ces rituels ont en commun d’aménager la transition entre deux états de soi même. En ritualisant cette transition, la personne place des repères fixes qui sont autant de balises fixes permettant de se rassurer.

Il se créé ainsi un début de prise de distance. Ce mouvement est malheureusement souvent bloqué par les capacité cognitives de la personne qui ne passe pas à autre chose, mais il constitue une amorce d’élaboration. Il y a sans doute là une piste à creuser pour aider les personnes fortement handicapées à engager une démarche d’intellectualisation. L’amorce de structure que produit le rituel et bien visible dans la fragmentation de l’instant en petit « sous-passages » que sont la préparation de la boite, le choix de la place à table, l’installation de la boite, le retour vers la porte, l’observation de la boite et enfin la décision de s’engager dans la file du self. Par la répétition et leur inscription dans le rituel global de transition, chacun de ces petits repères fonctionnent comme autant de balises dans le brouillard. Il se forme ainsi une trame dont la personne peut se saisir pour prendre un peu de recul par rapport à elle-même.

Le fait même de la répétition stylise et déplace un peu l’angoisse. En effet, pour certaines personnes, petit à petit, une distance se créé entre l’angoisse et le rituel qui l’habille. Il est possible, pour celles ci, de jouer un peu avec le rituel. Ainsi, lorsqu’on fait semblant de cacher la boite de Paul, immédiatement il tourne la tête vers nous et, il se moque de nous. Par un geste explicite il nous signale que nous sommes « toqués ». Les rires fusent, et la transition se passe mieux. Le fait d’instaurer un espace ludique autour de ce rituel permet d’aider et d’accompagner la personne dans ce douloureux passage. Il y a là une piste pour les éducateurs qui accompagnent les personnes handicapées. Instaurer un espace de jeu pour accompagner la personne, à son rythme ce n’est pas perdre son temps.

1 Paul n’existe pas. Les comportements que je rapporte sont pourtant bien réels, et Paul représente une synthèse entre plusieurs personnes que j’ai personnifié pour des raisons de lisibilité. J’ai rendu le plus anonyme possible les attitudes dans la mesure où les personnes que j’accompagne ne peuvent me donner une autorisation véritable pour parler d’elle. Ce texte est donc plus à prendre comme le témoignage de ma pratique auprès de personnes en situation de handicap mental.

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