vendredi 22 juin 2012
Quand on manage l’usager, on ne ménage plus le sujet… Une vive controverse de la loi 2002-2
A Zahia et Nicole, pour cette belle conversation à table, l’autre jour…
L’usager de la loi 2002-2, qui est-il ?
Voici la question par laquelle je m’efforce de passer lorsque j’aborde la question avec ces éducateurs en devenir que je rencontre au quotidien, dans le cadre de ma fonction de formatrice.
La loi 2002-2, pierre angulaire du respect que nous devons à celui qui est, aujourd’hui, flanqué de ce drôle de vocable, « l’usager ».
Usager… ouvrons un peu le Petit Robert, « (usagier, 1321, de usage). Qui a un droit réel d’usage. (1933). Personne qui utilise (un service public, le domaine public). (1960) Utilisateur (de la langue). ». Oui, mais alors qu’en comprendre ?
Il a un droit d’usage cet « autre », qui de plus, est réel. Alors j’en déduis ici qu’il est légal, ce droit d’usage, puisque le droit lui confirme ce possible. Mais est-il légitime et légitimé ?
Voilà la question au centre des préoccupations qui doivent être les nôtres, nous travailleurs du social, quand cet enfant déplacé vers une institution pour être protégé est accueilli, quand cet allocataire de minimas sociaux est accompagné vers une probable insertion (laquelle ?), quand cette personne handicapée est prise en charge, même pour les actes les plus intimes du quotidien… et que l’on nomme, telle une litanie extraordinaire « l’usager »… qu’il en est déshumanisé !
Voici le nœud du problème de qui parle-t-on lorsque l’on parle d’ « usager » ? De celui qui utilise les services publics, le domaine public, nous dit la définition académique, peut-on clairement et en toute conscience, en tant que travailleurs du social, nous suffire de cette seule acceptation ?
Mon propos va être ici, très clair… NON !
Educatrice spécialisée engagée du côté de l’humain, je ne peux souffrir cette appellation plaquée sur celle ou celui que je rencontre et avec qui j’ai engagé la relation pour qu’elle s’ouvre sur l’éducatif. Celui ou celle avec qui j’ai partagé ces « petits riens du quotidien ». « L’usager » nie le sujet, nie cette rencontre improbable (mais on la tente toujours !) avec la personne dans toute sa dimension (sociale, affective, politique, économique,…) et dans sa capacité « à venir » au monde avec ce qu’elle est. Il vient en place de ce qui fait l’acte de « d’hommestiquer» dont parle Joseph Rouzel 1 .
Seulement voilà, les temps changent, nous dit Mc Solaar, et l’humain avec. Celui-ci qui nourrit des rêves de domination en son seul nom, écrasant au passage ceux dont on ne dit plus le nom mais la catégorie sociale, psychique, stigmatisée… celui dont on nie l’être.
La loi 2002-2 en est la parfaite illustration, avec cet usager dont la définition académique renvoie à l’utilisation des services publics. Mais l’ont-ils choisi ceux-ci qui se sont échoués au bord de la route du fait de leur handicap, de leur exclusion, de leur psychopathologie ?
Une loi, un vocable qui s’inscrivent parfaitement dans leur époque, l’époque de l’individu, l’époque draconienne du bonheur à tout prix, dont on est aussi sommé d’atteindre cet état, PNL par-ci, développement personnel par-là, sans oublier bien sûr l’extraordinaire faculté que nous aurions à résilier (sic) ! Epoque scientiste et non scientifique, la science n’a plus à chercher elle trouve et répond à tout et de tout, même de la mort… tel que Hans Jonas l’a pressenti très tôt, dans les années 70, « L’espèce a-t-elle quelque chose à y gagner ? Et d’ailleurs, nous savons que le memento mori peut fonder une sagesse, comme déjà nous le signalait Kierkegaard : la mort, envisagée dans le sérieux, n’est-elle pas une source d’énergie comme nulle autre ? Ne stimule-t-elle pas l’action ? Et si la transformation de l’essence de l’agir humain faisait perdre à l’esprit sa profondeur… » 2
Or, que nenni aujourd’hui du memento mori , il nous faut vivre et non pas exister, pour emprunter « du vivre à l’exister » de Philippe Gaberan, vivre… faire fonctionner cette machine, cette automate à la Descartes 3 dont H. Jonas souligne la dangerosité à travers le prisme technologique de nos époques, « où la technologie est en mesure d’altérer l’essence humaine » 4 !
La loi 2002-2 peut sans détour se réclamer de cette approche scientiste, elle laisse penser que l’humain est un résultat quantifié, alors elle institue le projet personnel individualisé comme outil garant de l’engagement réciproque de « l’usager » et de « l’établissement », elle l’invite à être acteur de son projet, intention louable, me direz-vous… Mais qu’en est-il de cette belle intention ? (dont je voudrais quand même atténuer l’effet, en rappelant que nous, éducateurs en poste sous l’égide de la loi de 1975, nous ne nous sommes majoritairement jamais défait, dans le cadre de nos pratiques éducatives… !).
La notion d’acteur, la belle affaire… Déni de la pensée de Bourdieu et de Passeron, de la théorie de l’habitus fondée par Bourdieu dans La distinction 5 , ce sujet agi par son histoire, sa classe sociale, ses interactions sociales… Ce sujet, sujet de violence symbolique !
Ce sujet, dont Freud à la suite d’Aïchorn, a rappelé l’impossible éducation et cette loi voudrait faire entrer tout le monde dans les colonnes du passif et de l’actif , de sa comptabilité entrepreneuriale.
Alors certes, il ya eu des excès jadis, nul n’en doute… Oui, nous avons à rendre des comptes s’agissant de l’utilisation de l’argent public mais que cela ne nous empêche pas de rendre compte de la rencontre avec des sujets en souffrance, essence même de notre métier… ce qui est un autre excès mais dont le coût est bien plus élevé que la seule question de l’argent.
Alors pour revenir une dernière fois sur le sens académique de « l’usager », rappelons que la définition renvoie aussi à « l’utilisateur d’une langue ». Mais quelle langue parlons-nous aujourd’hui si ce n’est celle de la « novlangue », celle que, Orwell a si bien illustrée dans 1984 6 . Cette novlangue qui ignore la parole, celle qui rate immanquablement sa cible, comme nous le rappelle aussi Joseph Rouzel 7 , cette parole dont on ne tient plus compte parce qu’il faut laisser la place à « l’usager » contre le « sujet »…
Alors, être éducateur en résistance, c’est aussi ne pas prendre au pied de la lettre chers collègues, ce que les tenants du libéralisme débridé vous expose comme une aporie (car oui on peut contredire leur système), comme si la fatalité du bonheur, nous condamnait à laisser notre secteur devenir une vaste entreprise à manager… notre secteur est spécifique, il nous conduit vers ces autres, ces personnes, ces sujets à ménager !!!
Laurence Lutton, cadre pédagogique et toujours… éducatrice spécialisée
Joseph Rouzel, le quotidien en éducation spécialisée , éd. Dunod, Paris 2004, p. XVIII
Jacqueline Russ, Clothilde Leguil, La pensée éthique contemporaine , éd. PUF, collection « que sais-je ? », 4 ème édition, février 2012, p. 32-33
René Descartes, seconde méditation, paru en latin en 1641
Jacqueline Russ, Clothilde Leguil, op. cit, p. 33
Pierre Bourdieu , La distinction, critique sociale du jugement , éd. De minuit, 1979, 650 p.
Georges Orwell, 1984 , publié en 1949
Joseph Rouzel, Le transfert dans la relation éducative, éd. Dunod, 2002
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meyer jean pierre
dimanche 24 juin 2012