mardi 16 août 2005
Les technocrates ont leurs raisons, que la raison ignore. Dans la structure ou je travaille, nous devons en avoir un, caché quelque part, dans les replis que quelque administration. Sensibilisé, sans doute par les nouvelles normes sanitaires inspirées par la canicule de 2003, il nous a fait livrer, en plein mois de décembre, une fontaine à eau toute neuve pour lutter plus efficacement contre les chaleurs excessives.
Cet appareil, assez banal, trône maintenant, juste à côté du robinet où les résidents (puisqu’ils résident au foyer du lundi au vendredi) allaient remplir leur verre lorsqu’ils avaient soif l’après midi ou le soir. C’est une sorte de colonne blanche (couleur de la pureté) ornée de deux petits robinets, l’un pour de l’eau à température ambiante et l’autre pour de l’eau réfrigérée. Sur sa partie supérieure se tient une grosse bonbonne translucide de 18.5 litres d’eau minérale. Sur son côté droit se trouve le distributeur à gobelets jetables.
Cette intrusion aquatique et surtout mercantile dans notre vie quotidienne allait, contre toute attente, nous permettre de bien mieux connaître certaines personnes que notre technocrate nomme maintenant « bénéficiaire »
Pierre 1 s’est senti tout de suite très concerné par ce nouvel objet trônant au beau milieu de la salle de vie. Très vite, il est venu me trouver et, en fin connaisseur des éducateurs, il m’a tenu à peu près ce discours :
« Si tu est d’accord, je vais m’occuper de remplacer la bonbonne lorsqu’elle est vide. Je m’occuperai aussi de remettre des gobelets lorsqu’il n’y en aura plus. »
Moi, ravi que quelqu’un veuille bien se sentir responsable de quelque chose, je prend mon air cérémonieux et annonce :
« Très bien Pierre, tu seras responsable de l’entretien de la fontaine à eau. Bravo, c’est très bien que tu prennes ainsi des responsabilités d’ordre collectif ! »
J’aurais sans doute pu en dire plus, disserter sur l’importance de la prise de responsabilité à l’intérieur d’un groupe, mais ma longue expérience m’a appris qu’en matière d’autorité, il vaut mieux être bref. De toute manière, je travaille dans un établissement accueillant des personnes handicapées mentales et Pierre n’a pas plus de 100 mots de vocabulaire. En lui tournant le dos, j’ai surpris le regard de sa référente, largement dubitatif. Un peu inquiet je vais la trouver et elle me lâche un : « je ne le sens pas ce truc », sans pouvoir en dire plus.
Dès lors Pierre est entré dans ses nouvelles fonctions de responsable de la fontaine à eau. Un peu alerté par le regard inquiet de ma collègue, j’ai décidé de prêter une attention particulière à Pierre, les jours suivants. Bien m’en a pris !
En effet, après une journée à peu près normale, Pierre a développé un comportement tout a fait étrange. Interpellant les autres pour qu’ils boivent, buvant lui même jusqu’à plus soif, il attendait le regard fixé sur le niveau de l’eau, le moment de remplacer la fameuse bonbonne. Figé dans une attente nerveuse, il buvait des quantités impressionnantes d’eau de manière à pouvoir changer la bonbonne plus tôt.
D’évidence, il nous est apparu qu’il fallait rattraper le coup d’une manière ou d’une autre. Après en avoir discuté avec ma collègue, j’ai convoqué Pierre et, adoptant le ton le plus cérémonieux qui soit, je lui ai annoncé :
« Ecoute, ça ne va pas. A partir de maintenant, ce sera moi qui m’occuperai de la fontaine à eau. Je te demande de ne plus t’en occuper »
L’affaissement des épaules de Pierre en signe de la chute de la tension qui l’habitait jusqu’alors, fut très éloquent. Le merci dont il me gratifia aussi.
Et depuis, je suis préposé à la bonbonne. Cette tâche assez ingrate, mais que je ne peux abandonner (car Pierre veille), m’a incité à méditer sur la cause de mon infortune.
Qu’est ce qui pouvait donc l’inquiéter à ce point ?
Bien sûr pour répondre à cette question de manière scientifique, il faudrait pouvoir faire des expériences (tu ne change que les gobelets, tu a le droit de changer l’eau si les gobelet sont vide aussi, si tu bois assez vite l’eau, tu as le droit de mettre deux bonbonnes l’une sur l’autre…) Malheureusement pour la vérité de la science, je m’interdis les expérimentations directes sur les « bénéficiaires » et comme j’ai écrit un texte sur l’éthique, je risque un peu de me contredire. Il ne me reste donc plus qu’a porter ma bonbonne en échafaudant des thèses toutes plus invérifiables les unes que les autres !
Quelques semaines plus tard, Pierre allait nous offrir une nouvelle clef de compréhension. Ma collègue vint me trouver car il avait, de nouveau, un comportement étrange. Abonné depuis longtemps à un magazine, il se mettait à en distribuer des exemplaires qui restaient jusque là stockés dans sa chambre. Or, il donnait ses journaux dans le plus pur esprit du potlach, où l’obligation de recevoir est une réalité. Ses pauvres voisins de couloir n’avaient pas le choix et devaient absolument repartir avec leur exemplaire sous le bras.
Ce qui aurait pu passer pour un acte généreux frôlait en réalité l’agression et nous obligea à intervenir. Comme je ne me voyais pas lui interdire de donner (et comme je restais sur ma question de la bonbonne) je lui posai la question :
Mais pourquoi donnes- tu ainsi tes magazines ?
Pierre me conduisit dans sa chambre où il me montra le casier dans lequel il rangeait ses magazines. Et là, il me fit comprendre que le casier allait bientôt être plein.
Enfin une piste ! La difficulté de Pierre est de ne pas pouvoir supporter le vide ou le plein. D’autres personnes vivant au foyer ont aussi cette difficulté à supporter le vide ou le plein. Certaines ne supportent pas qu’un récipient soit vide. Elles ne peuvent entièrement terminer leur assiette par exemple, et laissent systématiquement quelques reliefs de leur repas. Mais ce n’est absolument pas le cas de Pierre. En dehors de la bonbonne et du casier, les récipients vides ou pleins le laissent totalement indifférent. Cette question du vide et du plein est donc à la périphérie, un effet, de sa véritable difficulté.
Pour mieux l’aider je dis à Pierre :
Mais qu’est ce que tu en a à faire que ton casier soit plein, tu n’a qu’a les mettre dans un autre casier !
Et il me fit la très éclairante réponse :
Non ce n’est pas possible, là, je mets mon réveil.
En réalité, ce que ne supporte pas Pierre, c’est que tout ne soit pas à sa place, dans son état optimal. La bonbonne doit être à sa place, relativement pleine, la pile de magazines est bien à sa place, mais la perspective que la place vienne à manquer suscite une angoisse démesurée.
Car Pierre ordonne son environnement selon des règles extrêmement rigides. En réalité, sa proposition de prendre la responsabilité de la fontaine à eau, n’était pas motivée par un quelconque sens civique, mais par l’angoisse qu’elle puisse être vide, c’est à dire non conforme, et qu’on puisse le lui reprocher. En se proposant, il se donnait la possibilité d’agir directement sur la cause de son mal être. Le problème c’est qu’il se trouvait aussi en prise directe avec l’objet de son angoisse et qu’il restait figé dans un face à face qui devenait fou (je le suspecte d’avoir bu la moitié de la bonbonne, un jour).
En prenant sur moi de changer la bonbonne, je pris la place du responsable potentiel a qui on peut attribuer la faute. Je l’ai déchargé ainsi d’un poids bien plus important que les 18.5 kg de la bonbonne.
Pour conclure, j’ai une petite pensée pour mon cher technocrate. Depuis quelques mois, il voudrait que nous créions des critères d’évaluation pour jauger notre action. Lorsque je songe à la bonbonne, je suis bien embêté pour élaborer des critères pertinents. Car il est bien évident que sur la grille des référentiels de compétence, l’éducateur ne doit pas changer la bonbonne ! Et pourtant, pour le bien être de Pierre, il est très important que je n’abandonne pas cette fonction. Faudra t-il que je devienne un subversif de la bonbonne ? C’est sans doute ce qui m’attend !
1 Prénom fictif
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