lundi 02 février 2015
Protéger, assister, surveiller, éduquer des mineurs: de quel droit?
Il y a 70 ans le 27 janvier 1945, l’Armée Rouge découvrait le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz en Pologue, qui allait devenir le symbole de la barbarie nazie.
Le 2 février de cette même année, le gouvernement provisoire la République française ordonne que « Les mineurs auxquels est imputée une infraction qualifiée crime ou délit ne seront pas déférés aux juridictions pénales de droit commun, et ne seront justiciables que des tribunaux pour enfants, des tribunaux correctionnels pour mineurs ou des cours d'assises des mineurs. » (Art. 1) et que par conséquent: « Le tribunal pour enfants, le tribunal correctionnel pour mineurs et la Cour d'assises des mineurs prononceront, suivant les cas, les mesures de protection, d'assistance, de surveillance et d'éducation qui sembleront appropriées. » (Art.2)
La coïncidence, à une semaine près de ces deux évènements m’a mis la puce à l’oreille. J’y vois un lien entre la lutte contre la barbarie et l’éducation des plus jeunes de nos concitoyens.
Et j’ai un pensée émue pour ma tante, Jeanne Couplan, du réseau de Résistance Turquoise en Bretagne, partie en fumée au camp de Ravensbrück à 29 ans, quelques jours avant la libération du camp.
Ce fond tragique nous poursuit. Les massacres récents à Charlie Hebdo et dans un supermarché kasher, sont venu nous le rappeler. Qu’avons-nous loupé en matière d’éducation pour que des jeunes gens deviennent ainsi des assassins ? Non seulement des assassins de personnes, mais aussi de valeurs, de principes, d’idées. Assassinat de la liberté de penser et de s’exprimer, assassinat au titre d’une appartenance à une communauté… Dany Cohn Bendit avait beau jeu alors de proposer dès le lendemain de ces tueries que l’on en revienne à des principes clairs et affirmés d’éducation des plus jeunes. Ceci en faisant une petite entame financière sur le marché du sport footballistique. L’idée est généreuse, mais elle ne suffit pas.
Pour ouvrir ces questions, et peut-être questionner ces bonnes intentions, qui coulent aussi à fleur de l’Ordonnance de 1945, je vais m’en remettre à ma mémoire de grand-père. Et extraire quelques événements qui dans ma vie m’ont rapproché de cette tradition éducative portée et supportée par ce qu’on désigne de nos jours comme « protection judiciaire la jeunes » (PJJ). J’en tirerai au passage quelques leçons.
De mon temps, c’est à dire il y’a plus de 60 ans, on disait « Education surveillée » après être passé par divers avatars comme les Colonies pénitentiaires, qui n’ont connu leur fermeture que dans les années 30. Après la guerre, Marcel Carné devait tourner un film sur ce type d’établissement. Un tiers fut réalisé, puis les crédits manquèrent et l’on ne retrouva jamais les bouts d’essai. La chanson du film disait :
Dans les ménageries, il y a des animaux
Qui passent toute leur vie derrière des barreaux
Et nous, on est les frères de ces pauvres bestiaux
On n’est pas à plaindre, on est à blâmer
On s’est laissé prendre, qu’est-ce qu’on avait fait
Enfants des courants d’air
Enfants des corridors
Le monde nous a fichus dehors
La vie nous a foutus en l’air
Je suis né dans un camp de nomades, tout ce qu’il y a de plus normal, à Rennes. Mon père était employé à la Préfecture comme standardiste et responsable du camp. Il y avait là pas mal de rescapés des autres camps, notamment des tziganes, et je crois que pour beaucoup il n’en était pas étaient pas vraiment sortis. Toujours est-il qu’une menace planait sur nos têtes d’enfants qui faisions le 400 coups, menace qui pouvait être proférée par n’importe quel adulte que l’on croisait : si tu continues tes conneries tu iras à La Prévalaye! C’était un centre où se faisait, comme on disait alors, l’accueil des mineurs de Justice. Voilà mon premier contact avec la Justice des Mineurs, un nom qui fait peur. Mais j’insisterai ici sur le fait que cette menace pouvait être proférée par n’importe quel adulte qui jugeait inqualifiable le comportement des enfants du camp. Autrement dit l’éducation des plus jeunes était l’affaire de tous.
Nous sommes sortis du camp. Mes parents ont fait construire une petite villa dans les années 50 grâce au système des Castors, coopérative d’entraîne à la construction. Puis je suis rentré au monastère où j’ai vécu entre 9 et 15 ans. Un jour le supérieur m’a fait appeler et m’a confié après avoir consulté la communauté, qu’à son avis je n’étais pas fait pour ça. J’aurai fait un mauvais prêtre ou un mauvais moine. En fait ce qu’on pourrait prendre naïvement pour une exclusion, je l’ai accueilli comme un cadeau royal : si je n’étais pas fait pour ça, alors j’étais fait pour quoi? C’est le plus beau cadeau que l’on puisse faire à un jeune, au sens où cela lui permet d’ancrer sa ligne de vie sur son propre désir. En tout cas c’est cette parole qui m’a donné l’impulsion. J’ajouterai que cet parole ne venait pas de n’importe où. J’accordais la plus grande confiance à cet homme, qui m’avait accueilli dans la communauté monastique à l’âge de 9 ans. J’avais été ébloui lors d’une rencontre dans ma paroisse par cet homme qui avait vécu 25 ans en Chine comme missionnaire. Et à l’issue de son prêche j’étais allé le trouver pour lui dire que je souhaitais faire comme lui. Il m’avait trouvé un peu jeune, mais devant mon insistance, s’en était suivi une rencontre avec mes parents et l’accueil au monastère. Si j’insiste sur ce point c’est pour souligner à quel point la transmission éducative opère avant tout dans une rencontre humaine, une rencontre qui, dans la champ de l’éducation spéciale, constitue le socle de la clinique, une rencontre habitée par ce qu’en tant que psychanalyste je désigne sous le nom de transfert. La relation éducative est le théâtre des affects, de l’amour de la haine, affects qui exigent de l’éducateur un traitement pour se tenir à la bonne distance. C’est un élément crucial du travail éducatif, la base incontournable, sans laquelle aucune mission ne peut aboutir. Si je reprends les intitulés de l’ordonnance de 45 « Protéger, assister, surveiller, éduquer des mineurs » on voit à quel point ces objectifs, nobles dans leur essence, sont déterminés par la qualité de la relation engagée entre un jeune et un éducateur. Je reviendrai sur ce point un peu plus avant.
Evidemment en sortant du monastère, j’étais un peu paumé. J’avais été plongé dans un bain d’apprentissages extraordinaires. J’ai encore le souvenir de cours de grec sous un cèdre du parc. Nous étions 3 ou 4 par classe, puisque, outre les activités liées à la vie monastique, nous poursuivons un cursus scolaire. Ces cours m’ont laissé un souvenir vivace puisqu’il m’arrive encore aujourd’hui de plonger dans certains textes de Platon ou d’Hérodote. Le moine qui faisait cours de latin et grec, et accessoirement de chant grégorien, nous parlait d’Héraclite, d’Empédocle ou de Socrate, comme s’il s’agissait de copains. Je tirerai au passage une petite leçon éducative supplémentaire: apprendre à des plus jeunes ne saurait se faire sans la passion de la connaissance, sans s’appuyer solidement non seulement sur des savoirs constitués, mais de plus sur une savoir-faire, ce que les artisans désignent comme tour de main. Il y a bien un tour de main de l’éducateur, et pour chacun selon son style et sa façon. Ce tour de main est présent dès Hippocrate dans ce qu’il nomme la teknè klinikè , la technique clinique. L’étymologie du mot clinique, en un temps où l’on perd le sens des mots, nous est source précieuse. Nous héritons du terme de clinique des médecins de l’Antiquité grecque, notamment Hippocrate. Celui-ci s’appuie sur le sens premier pour définir ce qu’il nomme la « teknè klinikè », la technique clinique, qui consiste à s’incliner (vraisemblablement de même origine) sur le lit ( klinè ) où la maladie, le handicap, les souffrances de la vie ont allongé celui qui souffre. Dans l’acte clinique il s’agit de s’incliner du haut de son savoir et de son pouvoir, au chevet du souffrant, pour d’abord le rencontrer. Hors cette rencontre inaugurale, pas de clinique qui vaille. Souvenons-nous ici que la teknè d’où s’origine notre technique, si j’en crois mon Bailly, c’est d’abord et avant tout l’art manuel de l’artisan, le tour de main, le truc de métier. Cela exige une position d’humilité du praticien, et sans cesse à renouveler, jamais acquise. On ne saurait dans la clinique se reposer sur ses lauriers.
En sortant du monastère, je l’ai dit, j’étais un peu paumé. Pas tant dans ma vie qui s’orientait de cette parole forte reçue du supérieur et dont j’avais déduit la question: je suis fait pour quoi? Mais me retrouver dans un classe de Lycée au milieu d’une trentaine d’élèves face à un prof qui faisait le clown sur une estrade, interdisant tout questionnement et tout échange… je dois dire qu’au bout d’une quinzaine de jours j’ai calé. Et je me suis dit: je vais continuer à apprendre par moi-même. Apprendre dans un premier temps a pris la forme de voyager. C’est ainsi qu’à 15 ans, au grand dam de mes parents, je suis parti sac au dos pour découvrir le monde. J’avais acquis chez les moines un grand sens de l’autonomie et de la débrouille. Je survivais en faisant des petits boulots. Mal m’en a pris. Un jour je suis arrêté par des policiers du côté du Vert Galant à Paris, où j’avais pour habitude dormir sur un banc. C’était le début de l’automne. Arguant d’une loi depuis longtemps tombée en désuétude, le délit de vagabondage, ils m’ont enfermé. En France, selon le Code pénal de 1810 ( art. 269 à 273 ), le vagabondage était un délit réprimé de trois à six mois d'emprisonnement. L'art. 270 donnait la définition juridique suivante : « Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain, ni moyens de subsistance, et qui n'exercent habituellement ni métier, ni profession. » Ces trois conditions devaient être réunies pour qualifier le délit de vagabondage, excluant dès lors les nomades , qui ont fait l'objet d'une loi spécifique en 1912. Voilà que je renouais avec mon origine au camp des nomades. Mais les policiers ne l’ont pas entendu de cette oreille, ils ont estimé qu’un gamin de 15 ans n’avait rien à faire à traîner dans la Capitale et je me suis retrouvé enfermé à la prison pour mineurs de la Petite Roquette. Je ne voyais pas ce que j’avais fait de mal. En tout cas il n’y a qu’une chose à faire lorsqu’on est ainsi privé de ses droits d’aller et venir : s’évader. C’est ce que j’ai fait avec un compagnon belge incarcéré pour les mêmes raisons. Nous avons profité que le groupe montait au dortoir, pour nous planquer sous un escalier. Puis lorsqu’un homme est entré par la grande porte, nous l’avons bousculé et pris la poudre d’escampette. Les matons couraient derrière nous en sifflant à pleins poumons, mais nos jeunes jambes ont eu raison de leur course poursuite. On tape le pouce à l’entrée de l’autoroute et un camion nous emmène en Belgique où le collègue disait avoir des connaissances. Malheureusement arrivé là-bas les connaissances s’étaient évanouies. Nous avions faim et froid. Nous avons donc fait un casse pour nous procurer vêtements et nourriture. Mais nous étions vraiment novices comme monte-en-l’air. Nous n’avons rien trouvé de mieux que de cambrioler l’appartement d’un commissaire police. Et les vêtements dérobés permettaient de nous repérer comme le nez au milieu de la figure. C’est fort de ce signalement que la police belge nous intercepta à la frontière allemande. Nous fumes séparés et je me retrouvais dans une tôle à Huy. Je m’en souviens encore, sur le portail d’entrée était affiché un écriteau: fermez la porte SVP. De l’humour belge ! Comme j’étais le seul mineur dans la prison le Procureur du Roi passait chaque semaine pour vérifier mes conditions de détention. Et il s’est passé quelque chose qui me restera gravé en mémoire pour toute ma vie. J’étais plutôt sauvage, les cheveux longs, la barbe naissante, attifé d’une parka à la Che Guevara. La seule passion qui m’animait se dédoublait à la mesure des deux ouvrages écornés que je trimbalais dans mon sac: Les Illuminations de Rimbaud et Le Discours la méthode de Descartes. Philosophie et poésie me paraissaient un bon viatique et je passais des heures à réfléchir et à écrire des poèmes. Le Procureur m’approcha, non par le biais d’une leçon de morale que j’aurai aussitôt esquivée, mais par là où une voie s’ouvrait. Passionné de poésie lui aussi, il fit l’ouverture assez subtilement. Chaque semaine il passait une heure avec moi et nous bavardions poésie et littérature, comme de vieux amis. Je rends hommage à cet homme, je crois que c’est lui qui m’a transmis la fibre éducative qui repose avant tout sur le partage d’une activité et d’une passion communes. Sans en avoir l’air en naviguant à vue dans le dédale de poèmes et poètes en grand partie inconnus de moi. C’est lui qui m’a ouvert aux vers flamboyants de Verhaeren. Nous avons passé plusieurs après-midi à commenter « Ma bohème » un très beau petit texte que Rimbaud écrivit à l’âge de 16 ans. Mon âge à l’époque, donc.
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées ! etc
C’est en tournant autour de ce texte en ouvrant un espace à ma capacité d’invention que tout doucement il me réconcilia avec le mondes des adultes. J’ai pu dire alors ma passion des voyages, autant dans l’espace géographique que dans les livres et les rencontres humaines. Lorsque bien plus tard j’ai exercé comme éducateur, j’ai toujours pensé à lui lorsque je montais ce qu’on désigne du joli mot de médiations. Je le répète, un éducateur c’est quelqu’un qui partage un activité pour laquelle il a non seulement un savoir et un savoir-faire, mais de plus une passion. Car c’est à travers une activité médiatrice que se déploie le théâtre éducatif. Voilà ce que m’a transmis cet homme. J’ai su en faire quelque chose à ma mesure, mais le ton était donné. On l’aura compris je nourris la passion la plus vive pour les mots. J’aime les mots. Lire et écrire. Cet homme m’a laissé entendre que j’avais le droit de le faire. Dans mon travail éducatif en termes d’activité j’ai toujours privilégié cette passion des mots: ateliers d’écriture avec des ados, atelier contes avec des petits, groupes de parole et de « racontouze » comme disait Georges Perec etc.
Je n’en dirai pas plus sur le plan de mon histoire, point trop n’en faut, et si je suis passé par ce détour très personnel et toujours aussi émouvant pour moi, c’est pour en arriver à l’essentiel du questionnement. De quel droit protéger, assister, surveiller, éduquer des mineurs?
De quel droit, c’est à dire au nom de quoi?
« Nous partons de cette fatalité que les chemins de la pensée débouchent inévitablement sur l’interrogation immémoriale : au nom de quoi peut-on vivre ? C’est-à-dire, pourquoi vivre ? Oui, pourquoi ?
Il n’est au pouvoir d’aucune société de congédier le « pourquoi ? », d’abolir cette marque de l’humain » 1
Et il ajoute qu’il s’agit d’« instituer la vie » reprenant un adage du droit du moyen-âge: instituere vitam . Tel est le maître mot qui résume la tâche de toute éducation et au-delà des processus de civilisation. Instituer la vie là où la sauvagerie des passions humaines, ce que Freud cerne sous le terme de pulsion, se présente comme débordante, envahissante, explosive. Et au premier chef chez nos concitoyens les plus jeunes, ceux qui sont dans ce passage de l’adolescence, soumis aux affres de la puberté, de la transformation du corps et de la subjectivité. « L’éducation , explique Freud dans ses conférences de 1917, c’est le sacrifice de la pulsion » 2 . Mais pour que le sacrifice opère, il y faut des sacrificateurs, des passeurs d’éducation, des passeurs d’humanité, des éducateurs. Notons que nous avons un peu perdu le sens du mot sacrifice, sacer facere en latin, qui signifie: faire sacré, faire pour que « ça crée ». L’éducation se présente donc comme un voie de détournement de la pulsion première, la pulsion de mort. « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? » 3
Si l’homme est un loup pour l’homme, une conclusion s’impose : il faut lui limer les crocs ! Toute société à inventé pour contrer et traiter cette violence fondamentale une forme légitime de violence. 4 C’est le fondement de la loi. Violence contre violence. Violence de la loi contre violence pulsionnelle. « La nature humaine par ci, la nature humaine par là, la nature humaine demande avant tout qu’on lui fasse violence », fait dire Paul Claudel à un personnage dans sa pièce tombée en oubli, Tête d’or . 5
Les processus d’humanisation exigent cette violence. Pourquoi? Parce c’est la condition pour entrer dans l’institution qui fait loi chez les humains et dont toutes les autres lois découlent: à savoir que nous somme être parlants. Et pour entrer dans ce que Freud nomme l’appareil-à-parler ( spacheapparat ) on n’y coupe pas, il faut accepter de perdre de la jouissance. Au passage on peut entrevoir à quel point la loi dans ses ramifications juridiques décline cette perte de jouissance nécessaire à la cohésion du vivre ensemble. Ainsi, jusqu’en 1982 la loi sur les droits et les devoirs des bailleurs et des locataires précisait qu’il s’agissait de jouir du bien d’autrui « en bon père famille ». L’expression a disparu, sous la loi du 4 août 2004 sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. En 1982, la loi sur les droits et les devoirs des bailleurs et locataires avait déjà substitué à l’obligation « de jouir des locaux en bon père de famille » celle d’en jouir « paisiblement ». Le locataire était ainsi tenu « d’user paisiblement de la chose louée » suivant la destination donnée par le contrat de location. Paisiblement. La loi vise en son essence des effets de pacification des passions. Même si parfois il ne faut … pas s’y fier. Le 21 janvier 2014, l’Assemblée nationale a adopté un amendement supprimant cette expression du droit français et la remplaçant par le terme « raisonnable » ou « raisonnablement ». On trouverait bien d’autres exemples en droit pour préciser ce point, la loi a pour fonction de traiter la jouissance de chacun, d’imposer à chaque sujet une perte de jouissance, pour faire collectif. Un collectif humain, un groupe, une communauté, une société, un nation ne tient que sur le renoncement de chacun à une jouissance toute et totalitaire.
Mais évidemment ça ne tombe pas du ciel. ça se transmet et dès le plus jeune âge. Un bébé repère rapidement - et ça vaut mieux - qu’il ne peut survivre qu’en s’accrochant à sa mère. Il repère également que cet accrochage affectif est médiatisé par l’appareil-à-parler. Il émet des cris qui sont autant d’appels que la mère interprète. Il en passe donc par ce tiers langagier dans lequel se structure la satisfaction recherchée qui ne rencontre jamais adéquatement la satisfaction obtenue. Bébé pleure, la mère interprète : tu as faim, tu en a marre d’être seul… oui, j’entends, mais tu attendras que j’ai fini mes affaires. Dès la naissance le petit d’homme se trouve confronté à un écart, un manque, une insatisfaction et il doit bien s’en débrouiller. L’être humain nait/n’est pas fini. Et cette incomplétude structurale est sa marque de fabrique.
Mais au nom de quoi impose-t-on au petit d’homme cette perte de jouissance? Le « au nom de quoi ? » est une nécessité logique. L’humain se constitue à partir de transcendances, de « grands d’hommesticateurs », comme les nomme mon ami philosophe Dany-Robert Dufour, autant d’inventions géniales des sociétés humaines. 6 Et c’est au nom de ces entités supérieures qui plane au-dessus de nos têtes que nous nous autorisons à transmettre l’humaine condition qui n’est pas… sans condition, comme le dit Jean-Pierre Lebrun 7 . Au cours de l’histoire ces êtres transcendants ont revêtu diverses figures: ont été mobilisés les éléments naturels (l’eau, le feu, l’air, la terre), des entités qui les habitent (les dieux de la nature). Puis certaines sociétés se sont inventés des panthéons tout à fait prolifiques: divinités égyptiennes, indiennes, incas etc. Un certain pharaon a sensiblement bouleversé le cours de ces constructions symboliques au nom desquelles se construisait des valeurs éthiques, une organisation sociale, des systèmes hiérarchiques imposant des différences de places, des principes d’éducation etc Il s’agit d’Aménothep IV qui succède à son père Aménothep III. Lorsqu’il monte sur le trône d’Egypte, il décide de faire marteler sur toutes les stèles du royaume le nom de tous les anciens dieux, sauf un, Aton et de supprimer également les écritures où apparaissait le nom de son père. Et il prend un nouveau nom marquant la rupture avec l’ordre ancien: Akhenaton, serviteur du dieu Aton. C’est l’inventeur du monothéisme. Les hébreux en captivité chez les égyptiens en ont saisi quelque chose, puis les chrétiens puis les musulmans. Voilà comment pendant plus de 2000 ans régna un ordre symbolique, législatif, social, éducatif etc reposant sur une transcendance unique. Un dieu unique, avec évidemment des variantes, parfois tragiques dans leurs différences, selon l’une ou l’autre religion, qui repose, en tout cas pour l’Occident chrétien, sur un montage symbolique où Dieu est le centre invisible de l’univers, Jérusalem le centre géographique, le Roi le centre l’espace social et le père le centre de l’espace familial. Divinité, royauté et patriarcat sont là pour entretenir un ordre de fer. A un prix quand même cher payé que l’on peut évaluer à l’aune de la répression de la sexualité dans son expression et de la répression de la parole des femmes. Le Roi, on lui a coupé la tête le 21 janvier 1793 à 8h du soir; Dieu est mort, c’est Nietzsche qui l’écrit; quant au patriarche, au pater familias , il a du plomb dans l’aile. Le Roi a laissé place à la République bordée par trois grandes déesse laïques: Liberté, Egalité, Fraternité qui organisent depuis plus de 200 ans notre vie commune. C’est à partir de cette place laissée vacante par la décapitation du Roi que le Peuple préside aux destinées de la République et pour cela est élu un fonctionnaire de la fonction, un Président. Avec une difficulté de taille : parfois celui occupe la fonction se prend pour la fonction, l’accapare, oubliant qu’il n’en est que le représentant.
Voilà où nous en sommes. Ou plutôt, on va le voir, où nous en étions il n’y a pas si longtemps encore. C’est sur ce socle que les éducateurs en tous genres, naturels pour les parents, pédagogiques pour les enseignants, éducatifs pour les éducateurs spéciaux, prennent ou plutôt prenaient appui pour imposer à la génération montante la loi, ce que les psychanalystes oblitèrent d’un gros mot: la castration. Mais toute cette construction, avouons le, a du plomb dans l’aile. C’est ce que j’ai pu constater il y a pas si longtemps dans l’accompagnement d’un mémoire d’une jeune éducatrice de la PJJ. Constatant le déficit de transmission des interdits en matière de sexualité – la plupart des mineurs du centre où elle effectuait son stage étaient placés pour ce type de passages à l’acte -, elle a eu comme idée de prendre appui sur les limites et règles du quotidien pour approcher cette défaillance et en favoriser la reconstruction. Passage des règles à la loi. Ça ne va pas dans soi quand toute une société érige en absolu une jouissance de consommation sans entrave, où le corps d’autrui est considéré comme objet consommable, comme une chose, comme une marchandise.
Du coup il en est certains parmi nos contemporains pour pleurer sur un ordre ancien, une âge d’or à leur dire, où tout tournait rond. C’était mieux avant, crient-ils à tous le carrefours. Bref la nostalgie a le vent en poupe. Mais il en est d’autres, dont je suis, qui prônent d’abord d’évaluer la nature du changement et de le confronter aux invariants de l’humain: il faut à l’homme une raison de vivre. Si le ciel est vide, cependant il est toujours au-dessus de nos têtes. Mais il s’est produit au cours des 30 dernières années un phénomène qui a complément déstructuré notre monde: nous sommes passés d’une organisation pyramidale à une organisation en réseau; de la vertical à l’horizontale. Et un nouveau dieu est apparu, plus terrible que les autres, ce dieu qui organise ce que Dany-Robert Dufour désigne comme Le Divin Marché 8 et qui fait de nous des esclaves. Ce monde spectaculaire et marchand organise l’espace social avant tout sur le mode de la consommation: tout sur terre est réduit l’état de marchandise, donc de chose, y compris les êtres humains. Or, croyant consommer, devenus les choses du Marché, nous sommes… consumés. Aux valeurs transcendantes dont les derniers en date, à savoir les valeurs laïques républicaines, ont encore cependant une certaine assise, s’oppose aujourd’hui, dans un véritable tsunami, symbolique, politique, économique, social, psychique… la valeur marchande. Dans un tel monde les figures d’autorité, qu’elles s’incarnent du côté parental, scolaire, judiciaire etc sont battues en brèche. La pulsion de mort, autrement dit un mode jouissance sans entrave, vient désarticuler les courroies de transmission de l’humanisation. Il suffit de lire le livre du regretté Bernard Maris, mort dans la tuerie de Charlie Hebdo, Capitalisme et pulsion de mort, pour s’en convaincre. 9 « Ce désir morbide de liquidité » comme le dénonçait déjà Keynes en son temps, qui agite en permanence la planète, aboutit à rien moins que sa liquidation.
Or c’est dans ce monde-là que naissent nos enfants. C’est dans ce monde-là que naissent les enfants que l’on confie aux services de la PJJ pour les protéger, les assister, les surveiller, les éduquer. Comment les éducateurs de la PJJ peuvent-ils s’y retrouver dans un monde pareil? A quels saints se vouer? Quels sont les principes dont on peut s’autoriser dans l’action quotidienne?
Les bouleversements récents de notre monde nous poussent à penser autrement. On dit souvent que les adolescents mettent à mal les dispositifs éducatifs qu’on leur propose. L’institution qui les accueille constitue de fait un théâtre sur la scène duquel les adolescents en difficulté donnent à voir et à lire ce que les psychanalystes désignent comme symptôme. Ils mettent à mal l’institution et ses personnels éducatifs, dans des effets de transfert. Ils transfèrent, déplacent dans l’institution ce qui eux-mêmes les met à mal, dans leur environnement familial et social, mais aussi du fait des excès de pulsions que ces jeunes ont bien du mal à d’« hommestiquer ». Mais la grande question à l’adolescence, c'est la rencontre de l'autre dans son propre corps. Le terme plus précis de puberté met l'accent sur un corps qui se transforme et avec lequel le désir est réalisable. L'adolescent est habité par deux questions: qui suis-je? Que puis-je faire dans ce corps-là pour m'exprimer? Ici s'ouvrent les embrouilles, avec autrui et avec soi-même. L’avènement de la sexualité c’est embrouilles à tous les étages, accompagnées bien souvent de manifestations qui dérangent. Ici se situe aussi le point de butée sur la loi. L’exercice la sexualité est organisé autour d’interdits majeurs, de l’inceste, de la violence etc. L’adolescent, garçon ou fille, confronté à une redistribution des cartes pulsionnelles, puisqu’ il s’agit de sortir du cercle familial pour assumer ses propres désirs, une fois s’être bien « monté le bourrichon », passe à l’acte. Et là il prend en pleine poire cette évidence, comme disent les jeunes que « ça ne le fait pas ». La sexualité humaine c’est l’épreuve de la différence, d’une impossible complémentarité.
Voici ce qu’en dit un poète d’aujourd’hui, le slameur Grand Corps Malade.
Le corps humain est un royaume où chaque organe veut être roi.
Il y a chez l’homme trois leaders qui essaient d’imposer leur loi.
Cette lutte interne permanente est la plus grosse source d’embrouille.
Elle oppose depuis toujours la tête, le cœur et les couilles…
C’est à cause de ce combat qui s’agite dans notre corps.
La tête, le cœur et les couilles discutent mais ils sont jamais d’accord.
Lacan en 72 à Milan nous en a fourni la formulation: il n’y a pas de rapport sexuel. Nous avons beau – je suis trivial - nous « emmancher » les uns dans les autres, ça ne fait pas rapport. Au sens mathématique du terme. Par exemple a/b = 1 est un rapport dont on peut déduire que a=b. Mais si l’on pose homme/femme etc ça ne fait jamais du 1.
Alors ils réagissent. Ils s'expriment sur ce choc du réel, ils font sortir la pression, ils produisent de l’ex-pression:
− en intervenant directement sur leur corps qui les fait souffrir: tatouage, piercing, scarifications; mais aussi vagabondage, errance.
− en jetant leur corps dans des conduites à risque. Alcool, drogues, rapports sexuels non protégés, etc Pratique d’ordalie où, tels les chevaliers du moyen-âge, si l’on en réchappe c’est qu’on est élu de Dieu, de l’Autre, de la vie…
− en se coulant dans une bande ou dans le même registre, en confiant leur corps et leurs questions aux réponses extrémistes religieuses ou politiques. La dérive jihadiste prend racine chez les jeunes gens dans ce « traitement » particulier. Paradoxalement il est apaisant de confier sa vie à des idéologies totalitaires qui fournissent clé en main toutes les réponses au « pourquoi vivre ? ».
− mais aussi, et heureusement, en se lançant à corps perdu dans l'art et la création : rythmes primaires du rap et du spam; journal intime; écriture poétique…
− plus généralement, les adolescents tentent d'apprivoiser cet impossible du rapport sexuel en l'appareillant aux ressources de la langue. Ils jubilent de la langue : verlan, invention poétiques, parlers de quartier etc
L’exercice de la sexualité exige un « pas-sage » entre la loi du désir et la loi sociale. L’acte éducatif participe de ce passage. Dans les prises en charge de la PJJ il revient aux éducateurs à la fois d’accueillir ces manifestations, tout en en favorisant des modes d’expression socialement acceptables. C’est ce double mouvement, à la fois d’accueil et d’orientation, qu’il revient légitimement aux éducateurs de soutenir. A stigmatiser les adolescents dans leurs productions dites « violentes », contre autrui ou contre eux-mêmes, on oublie un peu vite qu’il s’agit là avant tout de tentatives, dramatiques, tragiques, inquiétantes, hors norme, agressives, hors sens… de s’exprimer. Nous avons à tenir compte de cette tentative singulière. Une telle hypothèse ouvre la clinique éducative avec les adolescents vers l'accueil de ces « mots gelés » comme le dit si bien François Rabelais dans le Quart Livre 10 . Paroles sans mots, paroles d’avant les mots, histoires sans paroles... Paroles écrites à l'encre sympathique (pas toujours) qu'il s'agit de réchauffer, pour les rendre lisibles, à la chaleur de la relation humaine. Le passage a l’acte a toujours pour origine, peu ou prou, un défaut de symbolisation. Dans ces mises en acte les adolescents cherchent leur voie. Aux interlocuteurs que sont les éducateurs de tous poils de se proposer comme lieux d’adresse de cette tentative, pour qu’ils puissent explorer des chemins fréquentables pour eux-mêmes et la société. Bref comme tout un chacun, les adolescents cherchent à qui parler, encore faut-il leur prêter l’oreille ! Cet impératif – je reviens au camp de mon enfance où tous les adultes « protégeaient, assistaient, surveillaient et éduquaient » les enfants et les jeunes, cet impératif est l’affaire de tous. Voilà du coup ce qu’il s’agit dans le travail éducatif de prendre en compte: apprivoiser le déferlement pulsionnel des adolescents, leur ouvrir des voies d’expression socialement acceptables. C’est pourquoi l’éducatif doit primer à cet âge sur le répressif. Et c’est bien l’esprit de l’Ordonnance de 1945. Alors « protéger, assister, surveiller, éduquer des mineurs » prend tout son sens.
Joseph ROUZEL, psychanalyste, éducateur spécialisé, écrivain, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social de Montpellier (PSYCHASOC)
Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé auprès de divers publics (psychotiques, toxicomanes, cas sociaux…), Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur en libéral. Il a enseigné aux CEMEA de Toulouse et à l’IRTS de Montpellier. Diplôme en ethnologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime l’Institut Européen «Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC / psychasoc.com) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales. Il anime le site ASIE (asies.org) consacré aux questions de supervision en travail social. Il est à l’origine de l’association « Psychanalyse sans frontière » (PSF). Il a créé un réseau social : REZO-travail-social.com.
Ouvrages de Joseph ROUZEL
Direction de collections
Joseph ROUZEL a créé trois collections.
* Chez érès (Toulouse) : L'éducation spécialisée au quotidien (30 ouvrages parus)
* Chez ères (Toulouse) : Psychanalyse et travail social (1 ouvrage paru).
* Aux Editions du Champ Social (Nîmes) : Psychanalyse (15 ouvrages parus).
* Chez Psychasoc Editions (Montpellier), Psychanalyse et travail social (6 ouvrages parus)
Participation à des revues
Joseph ROUZEL a publié environ 200 articles dans diverses revues du champ social ou psychanalytique.
Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental , Mille et une nuits, 2000.
Sigmund Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse , Folio Gallimard, 2010.
Sigmund Freud, Malaise dans la culture , Garnier-Flammarion, 2010.
Jean Bergeret, La violence fondamentale. L’inépuisable Oedipe , Dunod, 2014.
Paul Claudel, Tête d’or , Folio Gallimard, 2005.
Dany-Robert Dufour, Il était une fois le dernier homme, Denoël, 2012.
Jean-Pierre Lebrun, La condition humaine n’est pas sans conditions , Denoël, 2010.
Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché: la revolution culturelle libérale , Folio Gallimard, 2012.
Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalime et pulsion de mort , Albin Michel, 2009.
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