mardi 06 mars 2018
Présentation de La folie douce, éditions érès .
Comme je sais que beaucoup d'entre vous ne pourront pas assister aux diverses présentations de mon dernier ouvrage, je propose ici un petit texte en dérive de cet écrit. Dérive, car je ne raconte pas tout à fait ce que j'y déplie, mais poursuis la réflexion, que je souhaite partager, à partir de ce qui s'est déposé dans ce travail il y a déjà deux ans. Là où ce travail m'a déplacé. Le temps de la publication produit ainsi des effets d'après-coup.
Raoul Vaneigem, en marge de l’œuvre d’Yvonne Guegan (1905-2005) qui rendait visite régulièrement à une amie à l’HP du Bon Sauveur à Caen et en rapportait des dessins saisissants.
« Le monde contre lequel le fou s’insurge est un monde mené par la folie. Le fou est celui qui ne supporte plus l’insupportable folie dominante… Le fou ôte imprudemment le masque sous lequel nous dissimulons nos émotions. Or l’émotion brûle à l‘air libre. Le fou est celui que sa vérité consume.»
Rudolf Hess, premier délégué du parti nazi, en 1934 : « Le national-socialisme n’est rien d’autre que l’application de la biologie… »
Phrase à laquelle Goebbels fait écho : « Notre tâche est chirurgicale… »
Hitler est élu premier chancelier du Reich en janvier 1933. Les premières lois qu’il promulgue dès juillet 1933, le 14 précisément, concernent la stérilisation chirurgicale des malades atteints de maladies héréditaires (handicap mental, épilepsie, schizophrénie, malformations, alcoolisme chronique…) On estime en 1933 à 400000 personnes le nombre des personnes à traiter au nom d’une « lebensunwertes leben » (vie indigne d’être vécue). Alfred Hoche théoricien qui inspira largement ces pratiques meurtrières intitulait un de ses ouvrages paru en 1920 : Le droit de supprimer la vie indigne. Il y décrit les malades en termes de « … d’enveloppes vides à visage humain ».
Cette loi du 14 juillet 1933 préfigure « la solution finale » : il s’agit d’extraire du sang pur aryen le sang impur qui le pollue : les malades mentaux et les handicapés dans un premier temps, puis les juifs, les tziganes, les opposants politiques…
En 1939 on passe alors à la vitesse supérieure, on glisse de la stérilisation à l’euthanasie des enfants handicaps et des malades mentaux. C’est la fameuse opération AktionT4, menée par des médecins. Très rapidement on débouche sur la sélection qui conduit aux camps de concentration et au gazage. La logique de l’eugénisme est menée jusqu’au bout : la solution est vraiment finale et définitive. Les médecins du Reich, très nombreux parmi les SS, bons latinistes, désignent l’opération d’élimination des impuretés qui gangrènent le sang aryen sous le terme de : Therapia Magna , la grande thérapie.
Pourquoi faire ce flash-back sur ce moment terrible de l’histoire que l’on n’a toujours pas assimilée ? Le traitement du fou opère toujours au nom d’un idéal de pureté. La pensée hygiéniste prônant une santé abstraite, la fureur de guérir, la dictature du normal - cette norme mâle, comme la désignait Lacan à Louvain en 1972 - conduit fatalement à l’idéalisation féroce d’une guérison radicale et définitive.
Aujourd’hui, 200 ans après la libération des fous enchaînés par Pinel et Esquirol, 200 après l’ouverture de l’asile sur l’espace social, 50 ans après l’invention de la Psychothérapie Institutionnelle où en sommes-nous ? Quelles représentations président à l’approche de la folie ? Quelle idéologie guide le diagnostic et le traitement du fou ?
Dans Le Monde du 1er mars 2018, j’apprends que Adeline Hazan, contrôleur général des lieux de privation de liberté, saisit en urgence le gouvernement pour mettre fin à la violation de la dignité et des droits des patients au CHU de Saint Etienne.
Comment peut-on « stocker » des malades aux urgences psychiatriques sans soins, parfois pendant plus d’une semaine ? Certains malades sont attachés sur des brancards dans les couloirs de l’hôpital. Ils ne peuvent ni se laver, ni se changer. Ils ne disposent pas d’accès au téléphone pour joindre leurs proches.
Comment peut-on mettre en œuvre une pratique généralisée de contention et d’enfermement comme seule réponse à la souffrance et à la détresse des malades ?
Il faut bien, pour aboutir à une telle barbarie, que ces pratiques soient infiltrées par une vision particulière de la folie et du fou. Il s’agirait alors de citoyens de deuxième zone, pas tout à fait dignes de vivre, des sous-hommes. L’idéal d’un citoyen normosé, qui prévaut dans nos sociétés dites modernes, où il s’agit de faire tourner la machine capitaliste, renvoi à l’état larvaire, de surnuméraires précisent les sociologues, une partie de la société. Il s’agit alors pour assurer l’intégrité du citoyen normal menacé par le fou ou l’étranger, de procéder à l’élimination et au sacrifice des a-normaux. C’est donc un discours de domination qui se met en place et produit autant d’effets de ségrégation. Si, comme l’affirme Raoul Vanegem, « Le fou est celui qui ne supporte plus l’insupportable folie dominante… » alors il s’agit de faire taire ce contestataire, de le museler, de l’enfermer. Michel Foucault dans son Cours au Collège de France en 1974-1975 1 , a fait la démonstration brillante de la fabrique des monstres et des anormaux, dont il s’agit ensuite d’éradiquer ou tout au moins de reléguer l’étrangeté, pour assurer la bonne santé du corps social. Nous n’en sommes pas arrivés aux extrémités des nazis qui l’érigèrent en principe politique, mais c’est bien la même idéologie qui subrepticement nourrit des pratiques de déshumanisation. On les prend pour qui, voire pour quoi, les fous ? Qu’est-ce qu’on leur veut ?
Comment s’élever contre une telle… folie ? Dénoncer et analyser pour déjouer les représentations qui bien souvent nous animent, ne suffisent pas. Poser à la façon de Lacan que « tout le monde est fou », restitue peut-être une certaine vérité sur l’essence de l’humain. Relativisant nos catégories nosographiques, Lacan, il me semble, nous invite alors à considérer avant tout ce grain de folie douce qui nous habite chacun. Il nous invite à sortir de la ségrégation.
La folie est une fabrication occidentale où les signes du désordre sont interprétés dans un corpus théorique de classification de ces signes, classification qui conduit à des traitements. Lu à rebours il s’agit bien d’analyser ce qui sous-tend ces classifications. 2 La parution récente du DSM V, nous montre bien à quel point aberrant nous en arrivons. Si vous perdez un proche et êtes affligé par le chagrin, 15 jours de deuil paraissent normaux, au-delà c’est une attitude pathologique qui relève de soins. L’industrie pharmaceutique se frotte les mains. 3
Ce que j’ai tenté de faire dans mon ouvrage, à travers trois grandes figures de fous (Jeannot et son plancher ; Glenn Gould, musicien, autiste de génie; Marcel Bascoulard, clochard céleste) c’est de mettre en exergue la logique qui structure ce qu’on désigne comme folie. Le recours à la création, là où le sujet donne à voir, à entendre et à lire, ce qui l’anime, constitue un espace commun, où fou ou pas, nous pouvons nous rencontrer. C’est ce mouvement d’attention à ce qui chez tout sujet surgit comme solution singulière qui amène à une folie douce. La reconnaissance d’un sujet qui ne cesse pas de se faire naitre - et en soi il n’est rien de spécifique à la folie – produit des effets de pacification et d’apaisement des tensions. Le sujet, dont il est fondamental de poser comme paradigme qu’il n’est pas fou, (re)trouve ainsi sa place parmi les autres, à part entière et non entièrement à part. Evidemment je ne nie pas que certains sujets affectés par la jouissance d’un Autre qui les menace ou les laisse tomber, comme dans la paranoïa ou la schizophrénie, n’aient pas besoin de soins psychiques par moment, y compris médicamenteux, mais le but me parait avant tout de les réassurer dans leurs capacités créatrices, de leur permettre de recouvrer visage humain au-delà du masque d’anormalité dont on les affuble. Rencontrer un sujet quel qu’il soit à l’enseigne de la création, que celle-ci tombe dans le domaine de l’art, de la science, de la littérature ou dans aucun domaine (cf l’histoire d’Angèle qui ouvre le livre) l’inscrit d’emblée dans la communauté des humains.
Cette position exige des professionnels qui œuvrent auprès des dits psychotiques - je préfère largement le terme de fou - un travail permanent de désintoxication de ce qui les affecte dans la rencontre de ces sujets. Le travail dit « social » - celui de travailleurs soucieux! - comme le travail de soin, ça calamine. Il y a donc lieu, comme l’énonçait vigoureusement François Tosquelles, de soigner les soignants ! Si la pratique sociale ou de soin « calamine » c’est du fait de la rencontre intime, directe, profonde, engagée par tout professionnel avec les usagers (parfois bien usagés !). Combien rentrent chez eux éreintés. Dans ces métiers de transmission de l'humaine condition on ne peut faire l'économie d’ana-lyser cette pratique singulière d'accompagnement, de soutien, d'aide apportés aux plus démunis de nos contemporains, par des professionnels de l'ombre dont l'action est si peu reconnue par le corps social. Il faut ana-lyser, c'est à dire dissoudre, délier les affres du transfert, les affects qui ne manquent pas de plonger les professionnels dans la plus grande perplexité. Il faut que les professionnels du soin et de l’éducation soient eux-mêmes dans une position de création pour affronter ce qui les bouleverse. Cela implique des changements radicaux sur le plan éthique, politique, institutionnel et clinique.
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience », écrit René Char.
Montpellier le 6 mars 2018
1 Michel Foucault, Les anormaux , Gallimard/Seuil, 1999.
2 Cf Catherine Clément et Sudhir Kakar, La folle et le saint , Seuil, 1993.
3 Cf Marco Decorpeliada qui mène une critique radicale et ludique du DSM. Schizomètre. Petit Manuel de survie en milieu psychiatrique , EPEL, 2010
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