mercredi 06 juillet 2011
Politique, pôle éthique… Les incontournables de l’éducateur spécialisé
« Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres . » Hannah Arendt
Quel devenir pour le métier d’éducateur spécialisé, quel (s) lendemain (s) ?
Depuis quelques années, nous observons une forme de précarité s’agissant de l’offre d’emploi pour les nouveaux arrivants sur le marché du travail. Il n’est pas rare que d’anciens étudiants, plusieurs mois après l’obtention du diplôme d’état, viennent me demander si j’ai connaissance de postes à pourvoir (même pour un mois).
Est-ce l’offre qui se raréfie sur la région ou s’agit-il d’un phénomène national ?
Ne pouvant, en l’état actuel de mes connaissances, répondre avec précision, je pose la question autrement, qu’en est-il de la fonction de l’éducateur spécialisé de nos jours, face à une nouvelle division du travail social, occasionnée par la réforme de l’ensemble des métiers des secteurs sociaux et médico sociaux ?
Y a-t-il encore une place pour nous, tous ?
Un éducateur spécialisé en MECS, en FAM, en psychiatrie… est-ce nécessaire alors que d’autres professions (de niveau IV et V) gagent du terrain là où jadis notre profession avait la primauté de l’embauche ?
D’un point de vue comptable, on voit bien la tentation de réduire les coûts salariaux, au profit d’une économie de moyens, strictement budgétaires. D’un point de vue éthique et professionnel la question est tout autre, elle est celle de l’accueil de ce « sujet » en souffrance, qui nécessite la rencontre, celle de la relation éducative et non uniquement une prise en charge sanitaire et institutionnelle (qu’il s’agisse d’établissements, des lois, de dispositifs d’accompagnement…).
Alors que faire pour préserver notre spécificité et de fait notre employabilité ?
Certes, je rejoins les propos de Joseph Rouzel sur cette incontournable nécessité de « faire savoir notre savoir-faire » et l’écriture en est un des moyens principaux mais le signifier de la place de mes préoccupations, je dirais qu’il s’agirait aussi de prendre la mesure de notre dimension politique. Nous allons dès lors, si vous le voulez bien nous arrêter sur cette dernière dimension.
Qu’est-ce que la politique ? se demande et nous demande Hannah Arendt, Nous en retiendrons et le poserons comme un « agir » au service de la communauté humaine. Cet « agir » advient avec permanence et dans le cadre de la liberté, c’est donc un engagement avec pour corollaire la prise de risque orienté vers un « nous ». Ce « nous », en tant que cité et ce vers qui et quoi l’éducateur a à guider cet enfant, cet homme, cette femme, cette famille, tous ces groupes que la vie a marginalisés ou bringuebalés de droite et de gauche, sans commune mesure pour certains ou beaucoup d’entre eux. Ce « nous » dont nous sommes redevables au nom d’un impératif, la collectivité en tant que communauté humaine. Drôles de propos que je tiens là en appelant à mon secours cette grande dame que fût Hannah Arendt et dont les propos m’ont touchée et interpelée, à la lecture de La crise de la culture et la condition de l’homme moderne. Propos hors temps, hors mouvance ? Je ne sais… mais souvent la sensation d’être hors jeu dans ce monde si vaste et si rétréci à la fois, de par son exigence de transparence et d’ultra sécurité, me prend et m’isole et cependant je ne saurais m’engager autrement que dans la dimension politique de notre métier et avec Hannah Arendt, j’affirme, « rien de plus que de penser ce que nous faisons »[1]. .
Alors qu’est-ce que la politique dans sa dimension éducative ?
Si la réforme du DEES de 2007, resitue la fonction de l’éducateur spécialisé dans une dimension plus holiste s’agissant de la place du « sujet » en tant qu’individu de droit et de devoir, il me semble que cette approche n’a jamais quitté mes préoccupation et ma fonction. Cette conscience là, a toujours été très vivace dans mes pratiques et postures éducatives. Cette dimension politique est selon moi, la manière dont on invite l’ « Autre » à investir la cité. Pour cela, il est incontournable que l’éducateur soit attentif à l’environnement économique et politique dans lequel il rencontre, il noue avec l’ « Autre », ce « sujet » en souffrance, en déviance,… en désir. Forte de cette expérience qui est la mienne en tant qu’éducatrice spécialisée au sein d’une association sans hiérarchie (ni directeur, ni chef de service), j’ai appris mon métier dans l’absolue responsabilité, au sens de répondre de (missions, finances publiques) et répondre à (le « sujet »). Au sein de cette association, j’y ai été stagiaire du temps de mon stage à responsabilité (modèle 1990) et très vite salariée, car ce modèle de gestion associative et professionnelle convenait parfaitement à l’idée que je me suis toujours faite de ma praxis professionnelle.[2] A savoir que la rencontre avec l’ « Autre » bien que du côté de la relation éducative ne saurait ignorer la dimension citoyenne de ce lien que l’on tisse. Nous sommes donc à l’interface de la singularité et de la collectivité. Ce sujet en souffrance dont on a à accompagner les pas vers son devenir, à partir de ce qui fait sens pour lui, à partir de la singularité de son histoire et de son « être au monde », ne doit-on pas non plus porter sa parole là où elle n’est plus ou pas entendue par ceux qui font la loi ? Eux qui font et défont les règlements, eux qui pensent la manière dont on doit faire société et ce, à partir de leurs seuls et uniques repères, toute cette « noblesse d’état » (pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu) bien loin de la réalité de ces personnes, oubliées au bord du chemin.
Lorsque l’on regarde le référentiel métier[3], rien de nouveau à l’horizon quant à la fonction éducative. Là peut-être où les choses ont bougé, se situe davantage du côté de la formation, où l’approche pédagogique nous renvoie bien plus à la pratique que dans le cadre du texte de 1990, dont il s’agissait de faire prévaloir des « savoirs » par le découpage en unités de formation et la notation qui allait avec. Aujourd’hui la formatrice que je suis annote… et questionne davantage l’étudiant sur sa posture en friche.
Mais s’agissant du métier… la fonction de coordination, la démarche de projet, la capacité à se situer dans un environnement juridique, politique et sociologique… tout cet ensemble appartient bien à mon identité professionnelle d’éducatrice spécialisée.
C’est dire ici, que ce référentiel métier n’est pas qu’une déclaration de papier, n’est pas qu’un arrêté ministériel, mais une posture dont il nous faut en dire aussi quelque chose à partir de nos postures professionnelles. Il s’agirait alors de ne pas se faire confisquer la parole, se laisser raconter par d’autres, c’est de nous et notre rencontre avec des sujets en souffrances que la question politique prendra tout son sens et identifiera nos postes au sein des institutions. J’en suis intimement convaincue, bien que j’aie pu observer des positions qui m’ont interrogée.
En effet, que signifie penser la trajectoire de l’Autre si on ne lui laisse pas la possibilité de s’y situer lui-même, dans son histoire et son histoire avec les autres. Combien de fois ai-je entendu « c’est bon pour lui, pour son autonomie. » si l’on n’est pas en capacité d’interroger la question du désir chez l’autre alors que faisons-nous là ?. Souvent je pose la question ainsi aux étudiants, « l’autonomie, qu’est-ce que c’est ? L’enfant qui fait ses lacets tout seul ou l’enfant qui décide de faire ses lacets tout seul ? ». A nous, d’en dire quelque chose du côté de notre métier et non au nom d’un quelconque scientisme qui laisserait croire que la matière humaine est prévisible, malléable à souhait et transposable dans des grilles d’évaluation qui ne disent pas leur nom. Sauf à dire qu’elles amputent la relation, de la parole. « Acquis », « en cours d’acquisition » (j’ai failli écrire « inquisition » !!!), « non acquis », oui et alors ? C’est la parole qui fait sens, qui fait lien, qui fait l’Homme, qui fait politique, « Dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition, puisque c’est le langage qui fait de l’homme un animal politique». [4]
Mon propos n’est sûrement pas de dire qu’il nous faudrait être des porte-paroles, personnellement mon militantisme me le permet dans d’autres espaces, mais il s’attache à ce que nous disions ce que l’on fait là, en place d’éducateur spécialisé, au sein d’une société qui n’intègre plus, qui confisque des droits fondamentaux, tels que le logement, le travail, le droit d’asile… Pourquoi et comment pouvons-nous ici jouer de notre fonction ?
Je m’appuierai ici sur la notion défendue par Hannah Arendt la vita activa. Ce terme désigne trois activités humaines essentielles qui se déclinent comme suit, le travail , l’ œuvre et l’ activité .
Le travail que Hannah Arendt associe à celui de la nature sous sa forme métabolique renvoie chez nous à celui de cette déformation qui est la notre lorsque nous entrons dans ce processus de professionnalisation qu’est la formation d’éducateur spécialisé. En effet, ces trois années (en tant que modèle académique) déconstruisent, déforment, tordent, distordent notre rapport à nous-mêmes, à l’autre, au monde, aux institutions et supportent quelque chose du côté de la construction identitaire toujours en chantier, si l’on veut bien l’accepter… Nous avons, les éducateurs spécialisés, à poursuivre cette croissance, à nourrir cette maturité qui nous demande à devoir penser, plutôt que panser, l’« Autre » et c’est à travers l’ œuvre que se poursuit ce devenir incessant.
L’ œuvre , cette « appartenance au monde » (H. Arendt), cette scène théâtrale qui nous survit nous qui sommes de passage, nous, « loca-Terre (s)». Et cette permanence est fondatrice en ce qu’elle participe à la fondation politique du souvenir donc de l’Histoire. Celle-ci même qui tisse des liens entre hier et aujourd’hui, n’en déplaise à ceux qui ne vivent que dans l’instantanéité, hors du temps puisque l’immuable est mortifère. Cette histoire, il nous faut en poursuivre l’incessante écriture. Rejoignons nos pensées dans la filiation écrite et je pense ici, à Mr Deligny, « Écrire a toujours été le projet qui m’a tenu compagnie, qui m’a servi de dérive pour échapper à la carrière. Mon projet était d’écrire. Écrire à l’infinitif. J’ai tout écrit : pendant un temps j’écrivais des romans policiers parce que ça faisait rentrer 2000 F à chaque manuscrit. Mais écrire en même temps que les choses se font, c’est dur. Écrire est pris dans le faire... c’est difficile. J’écris plus facilement, pourtant, que je ne parle. Parce qu’écrire c’est jeter, alors que lorsqu’on parle c’est entendu, et puis après c’est trop tard. » (Le croire et le craindre, 1978). Oui, l’Histoire s’écrit, elle ne se conte pas seulement. Elle doit être tracée, raturée peut-être parce que, hésitante, timide, impudique aussi. Elle est témoignage de l’« autre » et de « soi », témoin intime de la pluralité des singuliers. Et c’est ici, que la fonction politique trouve tout son sens dans cette faculté à faire communauté à travers l’ action .
Parce que nous ne sommes pas seuls, parce que l’« autre » me fabrique, me façonne, me questionne, me remet à la place qui est la mienne, « de quoi te mêles-tu quand tu te mets à faire des projets à ma place ? Sans ne jamais consulter ma place de sujet désirant, toi délirant que tu es avec tes bons sentiments . », oui nous les éducateurs nous avons à témoigner de cette incroyable voyage qu’est la rencontre avec cet enfant écorché vif, avec cet homme en dérive échoué sur son radeau de carton, avec cet adolescent au corps torturé par la déformation spastique… incessante découverte tel l’anthropologue… que nos carnets de voyages ne se referment jamais. L’action politique est alors de ne jamais cesser de dire, de parler notre identité, laquelle ne saurait être sans tous ces publics pour lesquels la société nous missionne, nous finance…
Alors chers étudiants, rien n’est jamais perdu. Je connais votre engagement, jamais n’en rabattre devant le chiffre, il n’est qu’un moyen… Seule la plus-value des mots dits, écrits permet de nourrir le projet politique de notre fonction. Certes les aides-médico-psychologiques, les moniteurs éducateurs, les moniteurs d’atelier… tous ces professionnels sont nécessaires à la pluridisciplinarité, mais fasse que l’éducateur ne soit pas relégué aux seuls fonctions de coordination, de conception de projet etc…, tout cela d’ailleurs n’est pas nouveau. Ce qui serait nouveau serait de « se parler », « se dire » car en nous parlant c’est aussi de ceux qui sont en marge dont nous dirons l’injustice de leur sort !
Laurence Lutton, cadre pédagogique et éducatrice spécialisée
[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne , éd. Calmann-Lévy, 1961 et 1983, p.38
[2] [P. oppos. à gnosis (connaissance) ou à théorie ] Activité physiologique et principalement psychique, ordonnée à un résultat`` (Foulq.-St-Jean 1962). Quelle différence y a-t-il donc entre processus et praxis ? (...) la praxis se dévoile immédiatement par sa fin: la détermination future du champ des possibles est posée, dès le départ, par un dépassement projectif des circonstances matérielles, c'est-à-dire par un projet (Foulq.-St-Jean 1962). V. praxie ex. de Foulq.-St-Jean 1962.
[3] L’éducateur spécialisé, dans le cadre des politiques partenariales de prévention, de protection et d’insertion, aide au développement de la personnalité et à l’épanouissement de la personne ainsi qu’à la mise en oeuvre de pratiques d’action collective en direction des groupes et des territoires. Son intervention, dans le cadre d’équipes pluri-professionnelles, s’effectue conformément au projet institutionnel répondant à une commande sociale éducative exprimée par différents donneurs d’ordre et financeurs, en fonction des champs de compétences qui sont les leurs dans un contexte institutionnel ou un territoire.
L’éducateur spécialisé est impliqué dans une relation socio-éducative de proximité inscrite dans une temporalité.
Il aide et accompagne des personnes, des groupes ou des familles en difficulté dans le développement de leurs capacités de socialisation, d’autonomie, d’intégration et d’insertion. Pour ce faire, il établit une relation de confiance avec la personne ou le groupe accompagné et élabore son intervention en fonction de son histoire et de ses potentialités psychologiques, physiques, affectives, cognitives, sociales et culturelles L’éducateur spécialisé a un degré d’autonomie et de responsabilité dans ses actes professionnels le mettant en capacité de concevoir, conduire, évaluer des projets personnalisés ou adaptés à des populations identifiées. Il est en mesure de participer à une coordination fonctionnelle dans une équipe et de contribuer à la formation professionnelle d’autres intervenants.
L’éducateur spécialisé développe une fonction de veille et d’expertise qui le conduit à être interlocuteur et force de propositions pour l’analyse des besoins et la définition des orientations des politiques sociales ou éducatives des institutions qui l’emploient. Il est en capacité de s’engager dans des dynamiques institutionnelles, inter institutionnelles et partenariales. L’éducateur spécialisé intervient dans une démarche éthique qui contribue à créer les conditions pour que les enfants, adultes, familles et groupes avec lesquels il travaille soient considérés dans leurs droits, aient les moyens d’être acteurs de leur développement et soient soutenus dans le renforcement des liens sociaux et des solidarités dans leur milieu de vie. L’éducateur spécialisé intervient principalement, mais sans exclusive, dans les secteurs du handicap, de la protection de l’enfance, de la santé et de l’insertion sociale. Il est employé par les collectivités territoriales, la fonction publique et des associations et structures privées.
[4] Hannah Arendt, Op. cit., p. 36
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lundi 12 novembre 2012