jeudi 16 février 2006
L’affaire d’Outreau est une tragédie. Elle nous dit qu’il n’y a peut-être rien derrière l’idée de la Justice que nous nous étions faite. Concept qui s’est dégonflé devant des millions de spectateurs-citoyens, qui apparaît comme terriblement inhabité. Plus encore, dans un monde où les textes de lois s’empilent pour garantir une prise en compte des personnes handicapées, cette justice se montre comme mal traitante. Le processus de judiciarisation qu’avait pu mettre en évidence Jean-Claude Guillebaud 1 dans ses œuvres stimulantes, se montre à l’oeuvre; la justice est « vacante »,qu’il s’agisse des procureurs qui se disent influencés par la doxa (« tout ça c’est la faute à l’importance de la pédophilie dans l’opinion ! ») de ceux qui, dans un système ultrasophistiqué, dotée d’une répartition savante des responsabilités,et qui clame à cor et à cri le principe d’indépendance de la justice, devraient jouer le rôle de tiers et ne l’ont pas fait.
Comment les éducateurs (et les autres) ne seraient-ils pas choqué, par une instruction qui implique un arriéré profond « incapable de s’habiller et de se déshabiller seul,de couper ses aliments » 2 soupçonné d’un viol qu’il n’était pas visiblement en mesure d’accomplir,qui a bénéficié d’une ordonnance pour irresponsabilité pénale mais qui n’a pas été innocenté jusqu’à ce jour ,ce que nous a fait apparaître la comparution du Juge Burgaud devant les représentants de la nation ?
A-t-on mesuré la signification d’une telle situation,dévoilée aux yeux de tous et ce qu’elle représente pour nombre de travailleurs sociaux qui ,dans et hors de institutions sociales et médico-sociales,ont affaire à un juridisme omniprésent, à des tracasseries les plus diverses, une collaboration avec la justice de plus en plus hasardeuse,alors même que celle-ci garde sur leurs pratiques une vision surplombante ? Pourtant,au jour le jour, les éducateurs, les travailleurs sociaux présence proche de ces exclus, travaillent cette question de responsabilité et d’autonomie ; ils pourraient même, plus que d’autres,en témoigner,un œil sur la Loi (notamment la loi sur les majeurs protégés dont on nous dit qu’elle ne manquera pas d’être révisée prochainement,mais aussi les fameux textes de janvier 2002 luttant contre la maltraitance),un œil sur les personnes en difficultés et leur environnement,ce qui n’est pas rien. Leur seule boussole,bien souvent,c’est une éthique individuelle qui leur permet d’aller à la rencontre du sujet,de l’atteindre et de le comprendre,dans des conditions souvent rocambolesques ou kafkaïenne au milieu d’une jungle de réglementations qui prétendent,et cela de plus en plus, à guider leurs comportements,encadrés qu’ils sont dans des prescriptions fort nombreuses issue d’ une idéologie sécuritaire.
Or dans cette affaire d’Outreau, la tragédie ne se situe pas comme semble le penser un certain nombre de témoins -et Mr Burgau en tête qui était le plus mal placé pour le dire-, dans l’inadéquation de la Loi et de ses procédures aux problèmes de ce temps.
Lorsqu’on demande à tout juge d’instruction d’instruire « à charge et à décharge » ce n’est pas seulement une question technique : qu’est-elle cette question,si elle n’est pas portée par une éthique ?L’introduction de plusieurs juges dans la même affaire, une intensification du travail d’équipe, les réorganisations ponctuelles ou structurelles envisagées ne règleront jamais à elle seule ce qui n’a pas seulement à voir avec l’expérience ou l’age.
« Je suis responsable de tout et de tous,et moi plus que les autres » écrit Dostoïevski cité souvent par Emmanuel Levinas qui a maintes fois développé la situation « d’otage » que chacun doit occuper par rapport à son prochain,qui a expliqué à quel point cette posture est préalable à toute rencontre, comment personne ne saurait s’en saisir à votre place. « Quand on commence à dire que quelqu’un peut se substituer à moi,c’est le commencement de l’immoralité. 3 »Dit autrement,chacun,qu’il soit juge éducateur flic ou balayeur n’est humain que dans la mesure où cette question de l’autre est vivante en lui comme « soucis ».Cela s’appelle la responsabilité.
Les réponses du juge Burgaud, au contraire, sont celles d’un « technicien » et d’un « spécialiste ».Il connaît par cœur les procédures, il rappelle à la Commission d’enquête qu’il accepte de répondre aux questions « malgré son secret professionnel ».Il connaît toutes ses prérogatives de juge qu’il applique scrupuleusement sans perdre un pouce de terrain. La catastrophe judiciaire est là. Chez lui comme chez d’autres magistrats,comme d’ailleurs chez bien des tenants de l’humanisme contemporain la déontologie s’est substituée à l’éthique. Question douloureuse entre toutes,en ce monde disloqué en classes sous-classes et territoires, où règne la non-ingérence consensuelle derrière un discours de convenance sur l’obligatoire métissage. Où comme disait le bon Jean De la Fontaine, « selon que vous serez puissant ou misérable,les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».Ou la démocratie est devenue le respect de la parole du maître. Ou l’on peut mettre en examen un arriéré profond sans avoir de compte à rendre à personne.
Encore une fois, il se peut que le juge Burgaud ait répondu au comportement déontologique calibré et « normosé » que lui demande sa corporation, et sûrement sera-t-il défendu par elle 4 .En effet. Les citoyens que nous sommes ont affaire à un secteur judiciaire compact et homogène, non interrogeable, qui fait masse et corps. Celui-ci ne manquera pas de subtiliser la question posée à chacun dans sa personnalité morale, et d’y mettre à sa place -suprême supercherie- une question adressée à l’administration : « C’est pas moi c’est lui !»…« Il faut organiser les choses autrement ! »
Mais cette éthique là est une éthique de cour de récréation .
Curieuse situation qui vient peu de temps après le procès de L’Yonne dont on veut nous faire croire qu’on a enfin jugé, après des faits qui dataient d’une vingtaine d’années,où l’on a vu des dossiers et des témoignages disparaître,des tuteurs désignés par les tribunaux ne pas savoir,des associations gestionnaires d’établissement et leurs administrateurs, des cadres d’institutions,des médecins, et des juges crier haro sur un seul baudet, après que fut secoué très légèrement le panier. Il est vrai que là, la justice disposait d’un « criminel parfait »,si j’ose dire. Aussi bien,le baudet est enfermé,et le problème enfin réglé.
Insistons encore…Sans aller jusqu’à dire après Nietzsche que « les plus grands criminels sont ceux qui ne commettent rien »,nous ajouterons tout de même que dans l’affaire d’Outrau, le juge, devenu soudain timide ne répond pas malheureusement de l’essentiel. Tentative dramatique du président de la Commission de le conduire vers cette région habitée par l’humain et qu’il ne fréquente pas… « C’est vrai que c’est difficile. C’est triste. » Parce qu’il ne sait pas. Il n’a pas travaillé la question de la question.
Le juge qui a maltraité le dossier et donc les personnes,et parmi elles une personne arriérée profonde et un certain nombre d’enfants retirés de leurs parents(bien sûr,comme tous les spécialistes 5 il dira qu’il n’a pas pris personnellement la décision !) et qui ne manquait pas de morgue et de certitudes,est le même que celui qui s’est présenté avec humilité devant la Commission.
Cette attitude de « spécialiste »besogneux fait penser à la Colonie Pénitentiaire de Kafka et de ce servant de la machine à torturer qui se pose essentiellement des questions de pièces de rechanges et de maintenance de la machine. Elle nous renvoie à une époque qu’on aurait aimé oublier,évoquée dans l ‘ouvrage de Annah Arendt sur le procès de Jérusalem 6 .
Comme nous l’a montré la philosophe, les mal traitants ont en commun ce défaut qu’ils ne vivent pas dans le « monde commun »,et surtout qu’ils ont oublié l’activité de penser,qui n’a rien à voir avec le formatage de techniques. Là est la banalité du mal. Ils respectent scrupuleusement la Loi, rivés à leur fiche de poste ou leurs contraintes gestionnaires.
C’est vrai qu’aujourd’hui,on ne le sait que trop, la tendance serait de demander aux éducateurs de ne pas penser -certains éditorialistes vont jusqu’à dire qu’ils sont responsables du malaise des jeunes 7 .Le désastre est grand, il est déjà visible.
On commence à comprendre qu’il en est de même pour les juges.
1 Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir ,chapitre 12, Entre le juge et le médecin, Seuil,1998.
2 Le Monde,Vendredi 10 fevrier2006.
3 De Dieu qui vient à l’idée ,Emmanuel Levinas,Librairie Vrin,1998.
4 Cette défense est d’ailleurs déjà illustré par nombre de journalistes et de citoyens qui évoquent,dans une curieuse inversion de sens, le « lynchage médiatique » ou la « destitution injuste ».On dit partout qu’un seul homme ne doit pas être le bouc émissaire ou le mouton galeux.
5 Voir le film Un spécialiste,portrait d’un criminel moderne de Rony Brauman et de Eyal Sivan,1999.
6 Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem , Folio Histoire,Gallimard,1966,1991.
7 Alain Finkielkraut ,interview du journal israélien Hararezt,Le Monde 28 novembre 2005 à propos de la crise des banlieues. Tout ça,c’est la faute « aux sociologues,aux bobos et aux travailleurs sociaux ».
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