dimanche 10 juillet 2011
Morts et phantasmes de meurtre en réanimation
" Nous disons : la Mort - et cette abstraction nous dispense d'en ressentir l'infini et l'horreur ", écrit Cioran.
Hier soir j’ai regardé un vieux classique du cinéma muet : ‘Safety last’ de WC Field. On y use le comique de répétition jusqu’à la corde. On y voit un homme engagé dans le pari impossible de grimper aux murs d’un building jusqu’au quinzième étage. Il est en permanence au risque de tomber et tout plein de difficultés extérieures viennent augmenter comiquement la précarité de son équilibre. Je me suis bien amusé, cette confrontationtragico comique avec la chute mortelle d’un personnage sympathique faisait circuler mon sang un peu plus vite qu’à l’ordinaire.
Mais, pris par le film j’ai constaté que non seulement ce risque de chute mortelle était excitant et pimenté, mais encore que le danger lorsqu’il paraissait imminent suscitait en moi un sensation précisément corporelle que je connais bien puisque je peux l’éprouver quand je suis confronté au spectacle d’un danger réel. Sensation bien corporelle, mais difficile à décrire : un peu comme ce qu’on ressent quand l’ascenseur descend plus vite qu’on ne l’avait escompté. Comme un creux dans le bas-ventre, oserai-je dire une jouissance ?
Comme je suis en train de réfléchir aux morts et aux fantasmes de meurtre en réanimation, cela m’a fait songer.
Il y a quelques dizaines d’années, un anesthésiste réanimateur de province dont le nom m’échappe - accablé sans doute sous le poids des malades en coma prolongé ou en état végétatif qui alourdissaient voire paralysaient la gestion de son service de réanimation - proposait qu’on utilise ces malades comme matériel d’expérimentation en particulier pour des essais médicamenteux. Les malades en état végétatif chronique seraient, disait-il – je cite - « des modèles humains presque parfaits et constitueraient des intermédiaires entre l'animal et l'homme ».
C’était je crois une provocation et l’affaire avait tourné court. Je me souviens que ça m’avait scandalisé. Il eut été plus sage que je m’en serve comme d’une incitation à penser un problème qui frappe pourtant de plus en plus fort à la porte.
A peu près à la même époque, mon Patron hospitalier m’avais fait remettre pour que je lui dise ce que j’en pensais, une enquête anglo-saxonne adressée à un grand nombre de services sur la manière dont notre unité se débarrassait des états végétatifs chroniques. Je ne me souviens pas de tous les items, tant s’en faut, mais je me souviens de deux questions concernant la façon de hâter leur trépas.
« Les laissez-vous mourir de faim ? »
« Les laissez-vous mourir de faim et de soif ? »
J’avais été horrifié, mais j’avais aussi négligé cette occasion de penser
Dans un passé peut-être encore plus ancien, il y avait eu l’affaire des NTBR (not to be ressuscitated ; à ne pas réanimer). Ce sigle abrégé était apposé sur la pancarte au pied du lit du malade. Une fois décryptée, cette pratique avait provoqué une levée de bouclier, et pourtant elle a été reprise actuellement sous le nom de « Limitation des soins »
Enfin, récemment, on m’apprend que les urgentistes ont reçu des documents leur indiquant la manière de repérer, parmi les blessés au bord de la route, ceux qu’il convient de ne pas essayer de réanimer parce que leur pronostic est trop mauvais, parce que les statistiques indiquent que leur chance de récupération est très faible, presque nulle.
Depuis peu, il en est de même, me dit-on, des enfants nés vivants mais prématurément - en deçà d’un certain poids.
Ces questions et leurs variantes se font de plus en plus pressantes pour plusieurs raisons – d’abord le perfectionnement des techniques réanimatoires qui peuvent effectivement aboutir à ramener à la vie des sujets dont l’existence risque d’être apparemment réduite à peu de chose – et puis la pression économique : il est un peu curieux mais prégnant que l’hôpital doive devenir, impose-t-on, une affaire rentable.
Ces questions se sont faites d’année en années, plus chargées de sens et bien sûr de conséquences pratiques, et j’ai le sentiment d’avoir un grand retard de réflexion à ce sujet. Retard que je voudrais essayer de combler, au moins en partie, avec vous.
Bizarrement peut-être, j’ai d’abord été rendre visite à mes amis ethnographes, qui comme nous s’intéressent à l’humain, mais qui regardent l’autre d’un œil différent, plus distancié que le nôtre, tout en en y cherchant leur propre reflet et celui des âges qui nous ont précédés.
J’ai été chercher auprès d’eux la réponse à une question qui me trouble : qu’en est-il, puisque nous allons bientôt parler de son interdiction, qu’en est-il de la régulation du meurtre.
En lisant « Le Harem et les cousins » de Germaine Tillion, à propos des meurtres d’honneur dans l’Aurès, j’ai été un peu interloqué de l’entendre dire qu’il s’agissait là d’un système de régulation du meurtre. Mais à la réflexion, ça a un sens. Le meurtrier d’honneur qui tue d’un coup de fusil celui qui avait regardé sa femme d’un peu trop près (regarder pouvait parfaitement suffire) déclenche en effet tout un protocole : d’abord le meurtrier peut se faire tuer en retour, lui ou n’importe quel homme de sa tribu. Ensuite, et tant que le meurtre n’est pas vengé, la tribu de l’assassin bâtit une espèce de cairn en pierres sèches à l’endroit du meurtre. Ce monument humiliant ne sera détruit qu’après l’apurement de l’affaire. (Le harem et les cousins, p 129, note)
Si la tribu du meurtrier veut échapper au risque de meurtre en retour, il faut aller négocier le prix du sang, qui est fort élevé, mobilisant la presque totalité de l’argent de la tribu. (La tribu de l’assassiné peut refuser le prix du sang, contraignant l’autre à vivre dans une menace permanente ou à émigrer.) S’il y a eu un meurtre en retour, il faudra quand même négocier le prix du sang, mais l’équilibre étant rétabli, ce sera finalement plus simple. ( La tractation sera à somme financière nulle, mais gardera toute sa valeur symbolique.)
Il s’agit donc bien d’une régulation du meurtre. On ne se tue pas à tort et à travers comme en 1914 ou en 19 40, le meurtre obéit à un certain protocole et ses conséquences sociales sont normées.
En lisant Jeanne Favret Saada, une autre ethnographe, il apparaît comme elle le dit dans son titre ( les Mots, la Mort, les Sorts), que la sorcellerie dans le bocage normand est une affaire de vie et de mort et d’une certaine régulation du meurtre : Celui qui, victime d’un malheur biologique (mort du bétail, stérilité de l’épouse, impuissance du mari… ) ou de quelqu’autre répétition de malheurs au point qu’il se sent menacé dans son existence même) à qui l’on a dit qu’il était sûrement victime d’un sort, et qui s’estime ensorcelé - se rend chez un désorceleur dont le travail va aboutir à la désignation, par l’ensorcelé, du présumé sorcier (un voisin envieux ou qui a les dents longues et lorgne sur ses terres ou sa fortune), et à l’aveu de son désir de meurtre à l’encontre de celui-ci.
Le désorceleur prend alors le mauvais sort sur lui et le retourne en menace de mort magique contre le sorcier présumé.
L’ensorcelé ostracise naturellement son supposé sorcier, et il est arrivé qu’on puisse se demander si la malédiction retournée contre lui par le désorceleur n’avait pas joué un rôle dans son décès.
On pourrait donc dire qu’il s’agit bien là aussi d’un système de régulation du meurtre qui amène à la lumière, à la conscience, un phantasme de meurtre pour le résoudre autrement que par un assassinat
En lisant Hérodote (livre I) cité par Germaine Tillion :
Chez les Massagètes « lorsqu’un homme touche à l’extrême vieillesse, tous ses proches se rassemblent et l’immolent, en même temps qu’un certain nombre de tête de bétail, puis ils font cuire les chairs et en font un festin… »
Chez les Padéens de l’Inde : « quand l’un des leurs tombe malade, on le tue ; si c’est un homme, il est achevé par les hommes - ses plus proches parents et ses amis. – car, disent-ils, la maladie le ferait aigrir et sa chair ne serait plus bonne. Le malade a beau nier son état, les autres refusent de l’écouter et s’en régalent… »
Quant à la guerre, aux guerres qui remplissent à elles seules nos manuels d’histoire, on pourrait difficilement les considérer comme des meurtres normés, encore que…. elles sont tellement fréquentes (les deux guerres mondiales, puis la guerre d’Indochine, puis la guerre d’Algérie - rien que pour la France, et j’en oublie…) qu’on pourrait se poser la question. D’autant que les guerres instaurent une nouvelle norme, puisqu’alors l’Etat décide que le meurtre devient obligatoire sous peine de mort. Ce qui n’empêche pas les soldats de partir la fleur au fusil, joyeux et excités à l’idée qu’ils vont pouvoir se livrer à ce qui est d’ordinaire sévèrement interdit autant qu’ardemment désiré, la jouissance à tuer l’autre, là bas, pas si loin, juste de l’autre côté de la frontière.
Et dans notre histoire toute proche, le meurtre judiciaire, qui fut aussi un spectacle public très couru jusqu’en 1933, a existé jusqu’à Badinter. C’était un meurtre normé.
Puis il y a eu une éclipse, et maintenant notre société se pose de façon de plus en plus insistante le problème de l’euthanasie (la mort heureuse). Le mot meurtre n’est pas prononcé, mais la chose est là, tapie derrière la porte. Serait-il impossible de vivre en société sans meurtre normé ?
Et moi qui suis comme le soldat avec l’ennemi au bout du fusil - pris dans une jouissance qui m’attrape au corps, à la seule représentation cinématographique - pour rire - d’un risque de chute mortelle !
Et nous qui allons au cinéma - regardons ce qui envahit nos écrans : des histoires de meurtre de torture, de violence, en veux-tu, en voilà - pour que nous puissions jouir par procuration du meurtre d’autrui.
Voilà bien ce qui m’interpelle : l’interdit social du meurtre, comment et jusqu’à que point est-il intériorisé par nous, quelle est sa fonction, quelles sont les conséquences de la levée sociale de cet interdit ?
L’interdit du meurtre (et celui de l’inceste dont il est, me semble-t-il, difficilement séparable) est au fondement même du vivre ensemble. Si nous sommes réunis en paix, sans crainte aujourd’hui pour penser et débattre, argumenter, opposer, confronter nos désaccords et nos objections, c’est parce que l’interdit du meurtre par la société rend la chose possible : nous pourrons éventuellement nous quitter sur un désaccord sans craindre pour notre vie. La sévérité de l’interdit du meurtre nous met à l’abri du coup de pistolet vengeur qui ne viendra donc pas ponctuer notre débat, même s’il devient houleux.
Nous croyons volontiers, il nous est agréable de croire que nous avons intériorisé cet interdit de façon définitive dans notre surmoi ? Est-ce exact ? Il faudra examiner soigneusement ce point.
Dans « Actuelles sur la guerre et la mort » et dans d’autres textes, Freud avance que les injonctions du surmoi sont toujours en accord avec les interdits sociaux. Ces interdits sont-ils pour autant fermement intériorisés ?
Pour répondre à ces questions, penchons nous sur les situations où l’interdit social du meurtre est levé, voire remplacé par une injonction à tuer certaines catégories d’individus.
- J’évoquais tout à l’heure la guerre, qui est le plus souvent fratricide (on déclare habituellement la guerre à son plus proche voisin), c’est une hubris meurtrière qui enflamme tout le socius, non seulement les soldats qui ont le privilège et l’obligation de tuer, mais aussi les habitants de l’arrière qui se complaisent à dépeindre en noir l’ennemi à abattre. C’était un voisin, on commerçait avec lui, on appréciait ses productions artistiques et littéraires, mais maintenant qu’on lui a déclaré la guerre, on l’affuble de tous les défauts, on lui attribue les pires ignominies, même les plus invraisemblables et on s’excite et s’encourage entre soi dans les lieux publics à cette haine meurtrière. On joue et on jouit en le tuant par procuration après l’avoir déshumanisé. Dites-moi donc alors qu’est devenu la soi-disant intériorisation de l’interdit de tuer ?
- Les génocides obéissent à une logique assez semblable, ils sont aussi fratricides. Le pouvoir décrète et fait proclamer, lui qui est la caution des interdits sociaux, qu’il faut tuer une certaine catégorie de population par exemple les Tutsis dont toutes les radios du Rwanda ont proclamé pendant des semaines, au nom des pouvoirs publics et des symboles de l’État, que ce n’étaient rien que des cancrelats et que les Hutus devaient donc tous les exterminer. Et ils s’y sont mis dans la bonne humeur, la même qui régnait dans mon enfance lors d’une chasse aux perdreaux, la même organisation, la même convivialité heureuse, la même application, la même jouissance. Où donc s’est évaporée l’interdiction du meurtre dont nous aimons tant à imaginer qu’elle est à l’intérieur de nous-mêmes, gravée au plus profond ?
Quant à l’histoire de Caïn, elle se rejouerait dans chaque famille si nous parents n’étions pas là pour protéger le petit dernier de la rage de l’aîné que cette nouvelle arrivée détrône de son illusoire royaume.
C’est donc bien la pression familiale et sociale qui détermine notre attitude quant à l’homicide !
Il se trouve aujourd’hui qu’une autre pression pousse à écorner l’interdit social du meurtre au nom de l’humanisation du scandale qu’est la mort, au nom des bons sentiments, au nom de la liberté de choisir sa mort, du droit à la belle mort, l’euthanasie - au nom du bon fonctionnement bien rentable de nos hôpitaux.
Il existe effectivement des raisons non négligeables d’aller dans ce sens, mais quel en serait le coût?
Quand l’Etat ordonne de tuer, c’est toujours une horreur qui s’installe, car nous sommes tous des meurtriers, prêts à jouir du plaisir de l’assassinat de notre voisin, sans compter qu’on peut également jouir de ses meubles, de sa femme… Oui, c’est l’horreur qui s’installe : la Shoa, le génocide cambodgien, l’extermination des Tutsis ces « cancrelats », la destruction de Dresde, Hiroshima, Nagasaki…
Oui, il y aurait des motifs non négligeables de permettre le meurtre dans certaines circonstances extrêmes de souffrance, d’agonie, de misère corporelle et morale, de nécessité économique pour ne pas surcharger la nation de trop d’éclopés, de vieux et d’inutiles (c’est d’ailleurs par ce bout-là que les Allemands avaient commencé les exterminations de masse). Mais quel en serait le prix ? Que coûterait à notre société que l’interdit de tuer subisse des aménagements, qu’on découse un peu les emmanchures de ce vêtement que d’aucuns trouvent trop ajusté ?
Je crains que la facture du dommage ne soit prohibitive, sans commune mesure avec le bénéfice escompté, car la jouissance du meurtre produit de terribles ravages tant chez le meurtrier que chez ceux qui le contemplent en silence.
Que disons-nous, que sentons nous devant la gueuse, que faisons nous devant la mort ?
Dans la réanimation comme à la guerre et pour des raisons non pas identiques mais voisines, notre rapport à la mort va se trouver modifié - à force.
Évoquez un instant notre attitude habituelle, conventionnelle « naturelle » face à la mort - en dehors de la réa.
D’abord, la mort on la tue par notre silence, on la gomme de l’espace public. On ne remarque plus les corbillards puisqu’ils sont banalisés au point qu’on ne les distingue pas dans le flot des voitures. C’est devenu une affaire purement privée, qui ne doit pas déborder. Les femmes qui perdent leur mari ne s’habillent plus en veuves comme il n’y a pas si longtemps. La mort apparaît comme un événement exceptionnel, une espèce de performance malheureuse.
Les enfants - parlent de la mort et jouent à se menacer de mort, à se tuer, à faire le mort ; mais les adultes, eux, prennent bien soin de ne pas parler de la mort possible de quelqu’un en sa présence, comme par crainte d’une action magique et la législation punit sévèrement les simples menaces de mort, même s’il ne s’agit que de mots et pas de gestes. Dans le langage adulte, les vœux de mort ne transparaissent qu’au hasard d’expressions pourtant courantes : ‘qu’il aille au diable !’ par exemple veut à vrai dire ‘qu’il crève !’. Ils transparaissent aussi clairement dans certaines œuvres littéraires : vous connaissez sûrement l’histoire du mandarin de Chine citée par Balzac : imaginez que la vie d’un riche mandarin très loin, là bas, et dont vous seriez le somptueux héritier - ne tienne qu’à un battement de vos cils - sans la crainte d’aucune espèce de représailles… est-il certain qu’il vivrait bien longtemps ?
Oui, nous dissimulons nos vœux de mort à nos propres yeux, nous avons appris à les glisser dans l’inconscient pour qu’ils ne nous dérangent pas. Mais dans l’inconscient ils gardent toute leur force, il s’agit de tuer l’autre dès que nous nous sentons offensés par lui. Ce vœu a gardé toute sa force enfantine. Heureusement qu’il n’a pas la force magique que nous lui prêtions dans notre enfance sinon personne ne resterait vivant sur cette terre dans le feu des malédictions croisées. Personne n’y échapperait, ni les plus sages des hommes, ni les plus belles et les plus fidèles des femmes comme dit Freud non sans humour - après tout la magie n’est qu’un rêve enfantin.
Il faut aussi évoquer le respect conventionnel que nous adoptons en présence d’un mort. On le loue même s’il s’agit d’un mécréant, on fait son éloge en ne parlant que de ce qu’il a fait de bien ou de glorieux, et on s’interdit toute allusion aux petites bassesses qu’il a commises comme chacun, à ses échecs, ou à ses méchancetés notoires. On l’habille, on le pare, des thanatopracteurs lui font un visage lisse et grave. On le met en terre avec tous les signes d’un respect sans nuances même s’il s’agit d’une crapule. Et puis enfin chaque mort est traité comme un cas particulier, une aventure singulière, conséquence exceptionnelle d’un hasard malheureux.
Revenons en réa : des morts, il y en a tous les jours ou presque. Les infirmières doivent affronter presque quotidiennement les aspects durement indécents de la toilette mortuaire, et, sauf exception, le cadavre est bientôt envoyé à la morgue pour libérer un lit, faire de la place, sans qu’un temps soit laissé aux larmes qui purifieraient ceux qui restent.
Il y a aussi des morts singulièrement dérangeants, ou plutôt des êtres dans un entre deux. Cœur, poumons, reins font à peu près leur travail grâce à des soins complexes, mais le cerveau est réputé détruit. Ils sont là en attente de l’utilisation de ce qui de leurs corps peut profiter d’autres malades. Leur corps va donc être ouvert, opéré, mutilé, j’allais dire profané.
Ils sont singuliers à un autre titre : ils ne sont en quelque sorte ni morts ni vifs, bien que légalement en état de mort cérébrale. Ce sont des tricheurs puisqu’on ne peut repérer clairement pour eux la séparation des vivants et des mort si nécessaire aux repos des vivants qui s’assurent habituellement que la porte est bien et solidement fermée entre leurs morts et eux qui détiennent ce bien suprême qu’est la vie. Ce genre de patients suscite forcément le trouble. Comme vous le savez, l’utilisation de l’image des « morts-vivants » est en effet le fin du fin des films d’horreur.
Quant aux les trois religions monothéistes, elles prescrivent la séparation radicale des morts et des vivants. (Le Judaïsme et l’Islam vont jusqu’à prescrire l’inhumation le jour même du décès.)
Ce sont toutes ces morts répétées, tous les jours, tous ces entre-deux de la vie et de la mort, qui abrasent peu à peu notre attitude conventionnelle vis à vis de la mort et nous obligent à entrer dans un rapport plus dur plus vrai, à la mort et aux fantasmes de meurtre. Oui la mort fait partie de la vie, elle est une compagne quotidienne, on ne peut plus la considérer comme une espèce de performance remarquable. Oui il peut arriver qu’on souhaite la mort de quelqu’un, ce devient même d’une certaine banalité d’ailleurs inoffensive.
Fantasmer la mort n’est pas tuer, souhaiter que la mort mette fin à la souffrance d’un malade n’est pas un meurtre. Limiter les soins extraordinaires quant il nous semble que nous avons perdu la partie qui se joue contre la mort, et que nos soins ne font que prolonger une torture - n’est pas un meurtre.
Nous médecins, menacés de mourir comme quiconque – (et quelle déception avons-nous dû affronter lorsque nous nous sommes rendu compte que ni nos longues études, ni notre pratique ne nous empêchaient d’être mortels) – nous nous battons contre la mort et nos armes de combat sont souvent merveilleusement efficaces. Il nous est douloureux de nous avouer vaincus… Pourtant le nom de réanimateur, de ressuscitateur, aurait pu nous faire croire que nous maîtrisions la mort. Encore une illusion à perdre, une illusion qui nous a peut-être poussé dans nos choix sans que nous le sachions. au moment de nous lancer dans la carrière, au moment où nous nous engagions pour longtemps dans un combat contre la mort sans savoir que la partie était perdue d’avance, car à la fin, c’est toujours elle qui gagne, même si nous pouvons souvent en repousser l’échéance.
Je crois qu’il est très important que nous ayons cela en tête, et précisément au moment où doit se prendre une décision de limitation des soins.
Ce n’est pas la maîtrise illusoire de cette décision qui tue le malade, c’est simplement la mort qui gagne. Nous ne sommes plus armés d’aucun pouvoir, si ce n’est celui de soulager la douleur, de rendre une agonie poins horrible. Il nous faut reconnaître là notre impuissance, Mais d’avouer que nous avons perdu la partie nous démonte.
Oui, il nous faut bien rendre les armes, et ce nous est un sort cruel car nous perdons du même coup l’armure brillante qui faisait écran illusoire entre la mort et nous.
La reconnaissance de notre impouvoir peut nous protéger en nous innocentant de nos désirs de meurtre, en nous évitant de camper dans une illusion de maîtrise sur la vie et même sur la mort qui nous exposerait à nous sentir persécutés - comme ça - comme tous ceux qui croient détenir le pouvoir – en nous évitant ainsi de nous sentir persécutés aussi par les familles : une telle illusion brouillerait en effet le dialogue avec eux, risquerait de brouiller aussi l’âme de l’équipe soignante.
Respecter la loi qui interdit le meurtre nous protège. Quant à nos fantasmes de meurtre, il ne convient pas de s’en défaire, mais au contraire de leur faire une place légitime dans notre conscience claire. Fantasmer la mort de quelqu’un n’est pas un péché, ça n’a jamais tué personne.
Nous raccrocher à une illusion de pouvoir au moment même ou la mort qui s’avance à son pas démontre durement nos limites, serait créer un excès de souffrance délétère pour nous, pour les familles, pour l’équipe des soignants. C’est tout le moins ce qu’il me semble.
L’autre versant de la chose, mais n’est-ce pas le même ? est de savoir reconnaître notre défaite pour ne pas infliger de souffrances inutiles quand la partie est perdue.
Voilà ce qu’écrivait Simone de Beauvoir à propos des derniers jours de la mère de Sartre et qui nous servira d’introduction pour ce chapitre redoutable. (« Tout compte fait », p 134)
« Sur quoi se fonde cette féroce déontologie qui exige la réanimation à tout prix ? Sous prétexte de respecter la vie, les médecins s’arrogent le droit d’infliger à des êtres humains n’importe quelle torture et toutes les déchéances : c’est ce qu’ils appellent faire leur devoir. Mais le contenu de ce mot devoir, pourquoi ne consentent-ils pas à le remettre en question ? Une vieille correspondante m’écrivait récemment : « Les médecins tiennent à me conserver bien que je sois malade et paralysée. Mais pourquoi, Madame ? Pourquoi ? »
Et, un peu plus haut dans le même texte:
« les jours suivants…elle fit un petit délire…Le mercredi elle annonça à Sartre que cette femme (sa voisine de lit) vendait des cadavres… peut-être qu’ils guettent mon cadavre a-t-elle dit ?… »
Oui, les malades dans les fantaisies oniriques qui peuplent leur solitude, se représentent souvent la réa où ils se trouvent comme un univers concentrationnaire, comme un lieu de torture et de méchanceté dont la visée ultime serait leur mort, parfois l’appropriation de leur cadavre. Si on a le temps de les entendre, c’est assez banal.
Mais ce n’est pas simple à entendre pour les soignants qui sont déjà meurtris profondément de la douleur parfois terrible qu’ils doivent infliger à certains de leurs malades pour les soigner. Et là je revois en moi l’image du visage troublé des soignants quand il leur faut faire des pansements d’escarres sacrées. Ils ont déjà le sentiment d’être parfois des persécuteurs, et voilà qu’un malade leur dirait que lui aussi se sent persécuté. Convenez avec moi que c’est bien un écho bien troublant à leurs propres angoisses.
C’est pourquoi, à AML** nous croyons fermement qu’il faut introduire en réa une présence tierce, qui n’a rien à décider, comme les médecins doivent le faire, qui n’est pas confrontée heure par heure, comme les infirmières, aux multiples besoins des corps souffrants.
Cette présence tierce dépourvue de tout pouvoir de décider ou de soigner, nous l’appelons une clinicienne d’AML** dont l’instrument de pensée est la psychanalyse et qui aura la liberté d’entendre et d’écouter parce qu’elle n’est pas engagée ni dans les décisions, ni dans l’action.
De la place que le service voudra bien lui accorder et que je viens de définir, elle pourra entendre les rêves éveillés des malades et leur interprétation de ce qu’ils endurent comme souffrance, entendre les angoisses des familles, et aussi l’expression de la souffrance des médecins et des infirmières - parce qu’on lui permet de n’être pas dedans, mais tout près, juste au bord.
De cette place, elle pourra contribuer à diminuer la souffrance psychique des malades, des médecins et des infirmières puisqu’elle n’a ni à décider, ni encore moins à juger, mais seulement à entendre et à penser. Elle pourra ainsi se faire interprète, dans cette tour de Babel qu’est la réa, entre les malades, les médecins et les infirmières pour traduire la souffrance de chacun dans le dialecte que pratique l’autre. Oui, il n’est pas question pour elles de rapporter, en aucune façon les propos de l’un à l’autre, mais de mettre en jeu leur capacité à « traduire » pour dégripper les échanges quand c’est nécessaire, pour que les paroles retrouvent une fluidité vivante, pour réanimer le langage dans ce lieu voué à l’action.
Oui, permettez-moi l’image de la tour de Babel : le médecin parle de la place de celui qui sait une certaine vérité de la maladie, le malade parle dans son langage de sa souffrance à lui…
Je m’aperçois que j’ai un peu esquivé le problème soulevé de l’obstination des soins dont se plaint la mère de Sartre. Esquivé vraiment ? Pas tout à fait ! Car je crois ces souffrances-là procèdent pour une large part, faute d’une interprète, d’un blocage dans les échanges malades soignants familles et que la réanimation du langage peut les éviter. C’est tout du moins ce qu’il me semble.
La solution du problème de la mort de la mère de Sartre dépend pour l’essentiel de notre capacité à reconnaître qu’on a perdu la partie devant la mort, parce qu’on est pas tout puissant, tant s’en faut, il dépend aussi de pouvoir le reconnaître sans être écrasé par la culpabilité de ce qu’on aurait pu faire de mieux ou de plus pour gagner quand même.
L’esprit humain, notre esprit est ainsi fait que pour nous il n’y a point d’effet sans cause. Et plus précisément il n’y a pas de mort sans que ce soit la faute de quelqu’un. Nous le savons bien, et d’ailleurs quand nous avons perdu un être cher, nous nous accusons de fautes imaginaires que nous aurions commises à son encontre. Nous admettons difficilement que la mort soit une nécessité et l’effet d’un certain hasard et qu’au fond son heure ne dépende pas de nous. ou plutôt mieux dit peut-être, pas seulement de nous, de nos erreurs et de nos imperfections.
Dans toutes choses et en particulier, face à la mort, il faut bien accepter de laisser une part à Dieu ou aux dieux, si vous préférez, ou au hasard qui nous échappe.
Il ne nous faut pas rester prisonnier de ce qu’impliquerait si on le prenait au pied de la lettre, l’ « évidence based medecine » qui est devenue à la mode. La maladie, les diagnostics, les soins, les pronostics sont tellement multifactoriels que l’ « evidence based medecine » prête au fond à sourire comme les certitudes des rêves que font les enfants.
Si nous ne ménageons pas la part de Dieu, nous nous condamnerons à nous accuser l’un l’autre de la cause de notre échec devant la mort, comme des enfants « non, m’sieur, c’est pas moi, c’est lui. » au risque de semer la discorde et de meurtrir toute l’équipe, là où il est essentiel qu’elle reste confiante en chacun de ses membres pour être efficace.
Pardonnez-moi, mais il me faut revenir au maniement de la mort. Un jour, écoutant divers soignants parler entre eux en ma présence, j’ai eu la surprise de les entendre discuter de la meilleure manière de s’administrer la mort et d’administrer la mort à autrui : il y avait trois produits en compétition. je ne les citerai pas. Pour deux d’entre eux, il s’agissait de comprimés, avec le risque de lourdes séquelles si on se loupait, mais la troisième méthode pouvait régler ce problème dans l’instant par voie veineuse. Si on y réfléchit bien, ces soignants-là étaient parvenus avec succès à se dégager de l’attitude conventionnelle devant la mort, et ils jouaient avec l’idée de leur propre mort et à se menacer de mort dans la bonne humeur comme nous avons vu que peuvent le faire les enfants.
Je crois me souvenir de lectures très anciennes : dans l’empire romain, les patriciens qui avaient déplu à l’empereur appelaient leur médecin pour qu’il leur administre un poison bien efficace et indolore, ou qu’il leur ouvre les veines proprement dans leur bain.
Plus tard, on s’est méfié des apothicaires qui détenaient les médicaments qui soignent et aussi des poisons.
Aujourd’hui on se souvient encore des dégâts du Thalidomide et de la poudre Morange, et on accuse un médicament très largement prescrit d’être responsable de 500 à 2000 morts. Les vieilles femmes ou leurs maris disent encore : ‘tu prends trop de médicaments, ton médecin va t’empoisonner avec ça’. On m’a même raconté à ce sujet qu’il est arrivé récemment à un visiteur médical de se faire malmener dans une salle d’attente : On lui a dit d’aller vendre ses poisons ailleurs.
Depuis quelques années, on soigne l’esthétique de nos dames et les mouvements anormaux des maladies neurologiques par le plus violent de tous les poisons qui existe : la toxine botulique que fabrique le « clostridiumbotulinum » un bacille qu’on trouvait naguère dans les conserves familiales mal préparées.
Tout ceci pour montrer combien sauver la vie et donner la mort peuvent être proches.
Ne nous fions pas, nous médecins à notre serment d’Hippocrate et à notre conscience morale pour nous protéger du désir de tuer et de faire souffrir. Pendant la dernière guerre le nazisme n’a jamais manqué de médecins diplômés de la faculté de médecine, assermentés d’Hippocrate pour participer à ses tâches assassines. : Le Pr Hirt de la Faculté de Médecine de Strasbourg se faisait livrer au camp nazi du Struthof des têtes de juifs bien typiques pour sa collection. Il avait même mis au point une caisse spéciale pour qu’elles pussent voyager à partir d’autres camps sans être endommagées. Il en a fait comme d’autres des communications scientifiques qui ont été écoutées avec intérêt par des confrères.
Il y a aussi le Docteur Joseph Mengele qui sévissait à Auschwitz et le Dr Gebhardt qui à Ravensbrück infectait les jambes de jeunes polonaises pour tester l’efficacité des sulfamides et tenait aussi un séminaire pour ses élèves.
Plus près de nous,
Nous jouissons du privilège extraordinaire d’avoir accès à tous les orifices corporels, de pouvoir palper et retourner le corps de nos clients. Nous pouvons, dans le sommeil anesthésique, les mettre dans l’apparence de la mort, puisque même leurs fonctions vitales essentielles dépendent alors d’une aide extérieure, nous avons le pouvoir de les sédater pour qu’ils ne puissent s’opposer aux multiples perforations de leur corps que nous leur imposons pour ce que nous croyons être son salut. Nous pouvons ouvrir les malades en deux comme des poulets pour opérer leurs artères coronaires, ou enlever tel ou tel organe devenu un danger pour celui qui l’abrite. Je m’arrête parce que je vais me faire peur.
Heureusement qu’il y a la loi, l’interdit du meurtre et les juges qui peuvent après coup se prononcer sur le bien fondé de notre action et nous interdire les débordements.
Non, contrairement à ce que nous nous plaisons à croire parce que ça gonfle notre ego, ce n’est pas notre conscience morale ni notre serment d’Hippocrate qui nous mettent à l’abri des plus extraordinaires errements, mais ce sont les interdits que porte la loi. Nous piaffons souvent contre les multiples contraintes dans lesquelles les règlements qui en découlent nous enserrent en limitant nos initiatives, mais sa présence est là pour nous empêcher d’être ivres, de devenir fous d’un pouvoir que nous croirions posséder non seulement sur la vie, mais aussi sur la mort.
Il y a eu de tous temps des médecins qui ont administré des substances toxiques pour abréger les souffrances de tel ou tel malade qu’ils jugeaient intolérables pour le client ou pour eux-mêmes. Médecin moi-même, je me garderai bien de les juger d’aucune façon.
Tiens, il me souvient à ce propos d’une très vieille histoire, plusieurs dizaines d’années. Il y a prescription ! Elle jettera peut-être quelques lumières sur notre commune réflexion…
Voilà : Elle était jeune et belle, une lésion incurable de la partie haute du rachis cervical avait entraîné une paralysie incomplète des quatre membres. Un midi, avant de partir, je la vis qui commençait à respirer avec grande difficulté et angoisse, la sienne et aussi la mienne. L’idée qu’elle meure d’étouffement progressif dans l’après-midi m’était insupportable, et je m’en fus trouver un réanimateur et le tirer par la manche pour qu’il abrège sa vie et sa souffrance. Ce qu’il fit.
Je ne lui ai jamais demandé comment il avait procédé: avait-il choisi de soulager l’angoisse de la patiente au risque de raccourcir sa vie de quelques dizaines de minutes ou de quelques heures, ou bien avait-il choisi d’abréger purement et simplement son existence ? Ce que je sais, c’est que j’aurais opté pour ce dernier choix, mais l’usage dans le service était que je ne sois pas directement prescripteur de médicaments.
Il m’arrive aujourd’hui de penser que je lui ai peut-être volé un bout d’existence, une après midi qu’elle aurait peut-être pu vivre dans la chaleur des siens. Je me demande aussi à qui cette agonie était particulièrement insupportable ? À elle ou à moi ?
C’est aujourd’hui, en écrivant pour vous plus de trente ans après, que je viens de découvrir que ma décision fut sûrement influencée par l’image de la maladie d’une parente très aimée.
Bref, des médecins sont de tout temps intervenus pour abréger les souffrances d’un agonisant, en sachant qu’ils contrevenaient à la loi de la cité, au nom d’un commandement plus impérieux - telle Antigone bravant les décrets de Créon au nom d’une des lois fondatrices de l’humain : ensevelir ses morts, accueillir l’autre, lui porter secours, lui être hospitalier, même à ses risques et périls. Qui pourrait leur donner tort ou raison ? Pas moi.
Mais sa transgression n’abolit pas la loi qui prescrit l’interdit du meurtre ! Nous avons besoin de cet interdit pour demeurer humains dans notre pratique.
« L’agonie ne sert à rien ! », tel était le titre délibérément provoquant d’un article publié dans une revue confidentielle. Il s’agissait d’une tentative de réanimer ce mot presqu’oublié. C’est pourtant vrai qu’une agonie qui se prolonge coûte beaucoup d’argent : à 1500 euros la journée, quel gâchis pourrait-on dire si on ne pensait qu’à nos sous engloutis dans nos cotisations sociales. Et pourtant qui d’entre nous ne souhaite que notre agonie ne soit pas expédiée et que dans ce moment, quel que soit notre délabrement, nous puissions être encore un lien très singulier avec ceux que nous aimons et qui nous succèdent. Nous aimerions donner à nos proches cette occasion de se rassembler pour affronter notre mort prochaine.
Tout ça n’est pas rentable et paraît fumeux à l’age de pierre de la gestion financière, et pourtant…
Je me souviens d’une patiente qu’il m’a été donné d’accompagner pendant son agonie. Il était entendu qu’elle ne pouvait que mourir en quelques heures. On l’avait fait monter en salle, hors de la réa et délivrée de ses tubes et de ses machines. Elle était maintenant dans une chambre seule et sa famille avait la permission exceptionnelle de la visiter jour et nuit.
Elle devint assez rapidement calme et rose, n’ayant plus de machines avec les quelles se battre. Son coma profond devint calme. Son visage vultueux reprit l’apparence d’un sommeil paisible. D’une certaine manière, elle semblait aller mieux sans machines qu’avec machines. Et dans ce mieux, jour après jour, les rêves et les espoirs de la famille se nichèrent à nouveau. Ne serait-elle pas en train de guérir ?
Ils passaient beaucoup de temps auprès d’elle, n’étant pas décidés à l’abandonner à la mort. Ils restèrent un temps pris dans le flux et le reflux de l’espoir qu’elle revive.
Et puis, c’est du moins ce que je crois avoir perçu, ils acceptèrent son départ et la laissèrent glisser dans une mort apaisée pour elle et pour eux.
Je me demandais pourquoi je me suis lancé à vous raconter cette histoire ? C’est je crois parce que le temps de cette paisible agonie permit à sa famille d’accepter son départ, d’accepter qu’elle pût enfin mourir. Chacun avait eu le temps de pousser son troupeau jusqu’à la rivière,
comme dirait le Robert Historique de la langue Française, pour lequel le mot agonie vient d’une racine indo-européenne qui signifie l’action de pousser, de mener un troupeau.
Nous ne pouvons pas nous quitter sans souligner l’excès de vie, de plus grande plénitude qu’apporte le travail en réanimation pour tous ceux qui participent aux soins ou aux décisions, pour tous ceux aussi qui ont un rôle moins apparents comme l’hôtesse d’accueil, la secrétaire, la psychologue et qui sais-je encore. Quelle en est la raison ?
La vie courante, où la mort fait l’objet d’un déni, est un peu fade puisque nous ne pouvons pas risquer dans le jeu la mise suprême, la vie-la mort.
Nous sentons tous, nous savons tous que la vie est plus intense plus excitante en réa comme elle l’est aussi à la guerre. Dans les deux cas, c’est parce que la mort n’est plus niée. À la guerre, pour le soldat et celui qui est au bout de son fusil, la mort est là, c’est le grand jeu. En réa c’est seulement la mort de l’autre qui est en jeu mais c’est suffisant pour que la partie soit plus excitante.(Souvenez-vous à ce propos du film de W.C. Field dont je vous ai parlé en commençant et des émois qu’il suscite dans la mise en scène d’un danger mortel.)
Persiste aussi une autre différence importante entre la guerre et la réa :
- Dans la guerre, tous les interdits sont abolis par l’État, le garant de la loi, c’est la jouissance sans frein et c’est l’horreur.
- Dans la vie en réa, nous avons la chance de pouvoir nous appuyer sur les lois de la cité pour raison garder.
Je voudrais remercier tous les réanimateurs qui m’ont accueilli en réa comme neurologue pour travailler avec eux. Qu’ils sachent que dans les trente-cinq ans de ma vie hospitalière, c’est avec eux que j’ai eu les contacts les plus riches et fait les plus belles rencontres
Je dois aussi un grand merci au Professeur Sigmund Freud qui m’a permis d’user très libéralement de sa publication intitulée « Actuelles sur la guerre et la mort » comme instrument de travail et de pensée.
Joseph Gazengel ce 8 Avril 20011
<josephgazengel@orange.fr>
Travail effectué pour :
**AML, Association pour le Maintien du Lien Psychique en soins intensifs.
340 rue St Jacques 75005 Paris
Mail « amlreapsy@free.fr »
Bibliographie : « Enjeux éthiques en réanimation », 631 pages, publié sous la direction de Louis Puybasset chez « Springer », 2010, permet de faire le tour des façons distinctes dont différentes équipes de réanimation affrontent les problèmes de la limitation des soins.
addendum : Permettez-moi encore un détour par Sigmund Freud, il est rare en effet, dès qu’on touche un problème important de la vie de l’amour et de la mort, il n’en ait pas dit quelque chose qui puisse être pour nous un instrument de pensée.
Je suis allé à la pêche dans « Psycho pathologie de la vie quotidienne, » là ou quelques souvenirs m’appelaient. (NRF, Gallimard, 1997).
Freud raconte l’histoire de ce médecin, (c’était peut-être lui-même ) qui pressé de se rendre à un rendez-vous galant, expédie sa visite à une vieille dame, sa patiente. Il rédige une ordonnance à la hâte, et court rencontrer celle qu’il désire. Le lendemain matin aux aurores, il est réveillé par le souvenir de sa prescription - c’était de la belladone, bella dona, la belle dame – qu’il se remémore avoir ordonné à dix fois la dose normale. Il court chez sa patiente qu’il craint d’avoir tuée…pour constater que le pharmacien avait rectifié son erreur. ( pp 214,-215)
Un autre médecin, grand Professeur, soigne un ami qui va de plus en plus mal sans qu’il en trouve la cause ni le moyen de le soigner. Il lui propose d’être hospitalisé dans une clinique. Son ami lui fait remarquer que cette clinique est spécialisée dans les accouchements. « Ça ne fait rien dit le Professeur, « Ici on peut très bien assassiner, (umbringen) - il voulait dire héberger (unterbringen) - tous les types de patients.
En partant, le Docteur dit à l’infirmière : je ne sais pas la maladie qui l’emporte, mais si ça tourne mal, une bonne dose de morphine abrègera ses souffrances.
Le médecin avait donc assumé la tâche de tuer son ami - tâche que le malade lui avait demandée quelques jours plus tôt. (pp 144-145).
* Ce texte a déjà été publié sur le site Oedipe.org. Nous remercions l'auteur de nous l'avoir confié. (J. ROUZEL)
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