jeudi 14 août 2003
Un jour le peintre Edgar Degas alla trouver le poète Stéphane Mallarmé :
- Mallarmé, j’ai des idées, mais je ne sais pas comment les écrire. Peux-tu m’enseigner ?
- Degas, on n’écrit pas avec des idées, mais avec des mots.
Educateur, ça s’écrit comment ?
Les éducateurs n'écrivent pas. Voila une assertion à laquelle il est grand temps de tordre le cou. Les professionnels du champ de l'éducation spéciale exercent en fait à partir d'un socle d'écriture permanent. Même si cette pratique n'est pas visible dans un premier temps, elle est intimement liée à l'élaboration constante d'une clinique qui bouleverse profondément ses acteurs. Rencontrer tous les jours des êtres démunis, dérangeants, hors-langage, étranges, qu'une machinerie sociale de plus en plus impitoyable rejette le plus souvent dans l'exclusion ou aux marges du champ social, conduit les éducateurs à des pratiques d'écriture d'urgence. Il faut écrire pour survivre, pour ne pas perdre la tête, pour sauver sa peau, pour conserver un minimum de sens et de cohérence dans les actes éducatifs. Écrire pour faire face au morcellement, pour tisser sans cesse du lien social. Mais aussi écrire pour n'être pas seul. C'est pourquoi l'écriture des éducateurs est individuelle, mais se réalise dans la circulation des écrits dans un collectif de travail, l'équipe et au-delà, l'institution sociale ou médico-sociale.
L'écriture des éducateurs parcourt des chemins très complexes : notes de services, mots aux collègues, cahiers de liaison, rapports de synthèse, lettres diverses et variées, écritures des projets etc... Et depuis quelques années certains éducateurs, de plus en plus nombreux ont à cœur de donner à lire leur pratique dans des articles ou ouvrages à un public élargi. 1
Pour les éducateurs l'écriture offre d’abord un enjeu clinique. Avec la parole, elle est le media qui permet d'organiser, de construire et de faire circuler une pensée sur des actes éducatifs, d'élaborer et de confronter des hypothèses et des explications, et de dégager des projets opératoires. L’écriture est un des modes de maniement du transfert, non seulement par la distance qu’elle introduit dans la relation éducative, mais aussi par les structures sous-jacentes qu’elle permet de faire surgir. En effet la clinique éducative, que j’ai définie dans mes divers ouvrages comme « clinique du sujet », opère sous transfert. Du coup il paraît indispensable de donner forme dans l’écriture à ce qui advient au cœur de la relation, faute de quoi, restant dans l’indicible, la relation tourne au narcissisme, voire à la manipulation de l’un par l’autre. Comme toute relation humaine, la relation éducative est subtile, surprenante, à chaque fois inédite. L’écriture peut permettre d’en capter les contours et la structure. Comme on embrasse un paysage du regard, franchissant un col de montagne, pour en repérer les sentiers avant d’amorcer la descente, l’écriture indique le chemin à suivre : ce qu’on appelle trop pompeusement un projet, en oubliant l’imprévu et la part de bricolage qui le constitue. Ainsi s’ouvre l’écriture comme ce « sentier de création » que saluait Francis Ponge. L’écriture comme révélateur de ce qui se joue et se noue dans la relation éducative, donne à lire à livre ouvert ce chemin partagé avec un plus faible, un plus démuni, ou prétendu tel, et que l’on accompagne, cheminant ensemble. C’est ce cheminement commun, ce qu’on nomme dans le vocabulaire de l’éducation spéciale, l’accompagnement, qui produit des fruits. L’écriture trace la carte du territoire de cette rencontre. Elle en trace, pour reprendre le sillage creusé par Fernand Deligny, l’aire et les lignes d’erre qui la parcourent. Comme le confiait Maria Montessori à un groupe de jeunes instituteurs qui lui demandaient quels ouvrages lire pour comprendre les enfants : « Apprenez à lire les enfants ». Ce qui implique que ceux-ci soient « écrits ». Cette lecture particulière de la relation éducative ou pédagogique émerge dans les signes de l’écriture. C’est le lieu d’une prise de distance et d’un détachement absolument nécessaire pour mener à bien les taches éducatives, dont le noyau dur est constitué par la rencontre avec des êtres en souffrances et qui met à mal l’éducateur dans ses représentations et ses affects.
Sur le plan institutionnel l'écriture est le maillage permanent dont se tisse le lien social. Elle perdure, fait trace, et autorise des allers-retours évaluatifs où les actes de chacun sont donnés à lire et peuvent être questionnés à la relecture des projets engagés. Les pratiques d'écriture modifient en permanence le tissu institutionnel en offrant à chacun des possibilités multiformes d'expression, qui mettent en oeuvre des rapports de pouvoir et de contre-pouvoir. L'écriture constitue de fait le laboratoire vivant où se fabrique une équipe d'intervenants éducatifs. L’important n’étant pas qu’une équipe éducative parle d’une seule voix, mais que les points de repère de l’action de chacun soient guidés par la prise de parole, et d’écriture de chacun. L’institution ainsi pensée reposant sur ce processus permanent de formalisation, au sens d’avènement de formes parlées ou écrites, n’est jamais achevée. L’écriture est le socle sur lequel s’élabore sans cesse cette institutionnalisation qui prend ses marques à la fois de la mission et du projet de l’établissement, amis aussi de la position, éthique pourrait-on dire au pus juste, de chaque membre de cette équipe. Les études sur les cahiers de liaison ou cahiers de bord mettent bien en valeur ce processus permanent d’institutionnalisation. Au-delà de la circulation nécessaire des informations dont chacun doit être tenus au courant pour pouvoir travailler au quotidien, on peut zen y regardant de plus près voir dans ces modes d’écritures profondément ancrés dans le fils des jours à quel point il s’agit à là d’un creuset où se fabrique une groupe humain dans toutes ses composantes. On y assiste à un questionnement permanent du sens de la place de chacun au sein de l’ensemble.
Sur le plan extra-institutionnel le travail d'écriture représente un autre enjeu : il s'agit de viser, dans la destination aux autres intervenants sociaux, l'articulation avec les partenaires : rapports d’activité, lettres aux organismes de contrôle etc. C’est dans ce cadre nous le verrons que se situe la lettre au juge qui fait l’objet de cette réflexion. L'acte d'écriture est donc pour le métier d'éducateur, la passerelle vers l'extérieur, le point de retour où les éducateurs, chargés d’œuvrer auprès des plus démunis, répondent de cette mission que leur confie la société.
Enfin depuis quelques années ont peut voire des éducateurs s’adresser à un public élargi, dans des écrits où cherchant à faire savoir ce qu’ils font au quotidien, ils cherchent à faire reconnaître une profession de l'ombre. Plus largement l'écriture des éducateurs en soulevant des questions de société participe alors d'une position citoyenne. Les actes éducatifs pour prendre tout leur sens doivent être forgés au feu de l'écriture pour être communicables. Autrement, dans l'apparence, rien ne se voit de la profondeur du travail engagé dans la relation inter-humaine. De tel éducateurs organisant le mercredi une partir de foot avec un groupe de jeunes, on ne pourrait rien comprendre, et même on pensera que c’est à la portée de n’importe qui, si celui ci n’explique pas en quoi cette médiation éducative répond à des hypothèses de travail avec tel ou tel jeune en difficulté sur le plan de ses repères spatio-temporels, de ses modes de lien social etc.… Au-delà de l’activité se dessine un moyen qui obéit à la mise en œuvre d’un projet. Il faut, pour faire comprendre et sentir la complexité du travail éducatif, expliquer et expliquer encore, donc écrire et écrire encore.
Il s'agit, pour comprendre cette complexité que met en forme l’écriture en situation éducative, de repérer finement dans les différents types d'écrits, les places des interlocuteurs (scripteur et destinataire) et la contrainte des codes sociolinguistiques. L’ensemble de ces modes d’écriture est articulé. L’écriture clinique personnalisée permettant à un éducateur de soutenir ses actes, le cahier de liaison nourrissant la réflexion en équipe, les notes de synthèse servant d’appui à divers rapports etc.… C’est donc un réseau d’écritures qui constitue la toile de fond sur laquelle évoluent tous les acteurs institutionnels. Rendre compte d’une action auprès d’un jeune ou d’un groupe de jeunes met en marche l’ensemble de cette constellation signifiante dont les pièces entres en résonance les uns avec les autres. Cette démarche vise à une réelle efficacité technique. De plus les écritures éducatives, parce qu'elles mettent en scène et en jeu des observations et des décisions concernant les personnes prises en charge, procurent un pouvoir sur des populations le plus souvent en grande souffrance. Il convient d'en faire bon usage et de déboucher sur une position éthique dans les actes d'écriture. L'écriture, faute d'une telle réflexion sur sa mise au service de personnes qui souffrent, risque de produire un redoublement de l'aliénation. A qui faut-il communiquer les écrits? Dans quelle mesure et à quelles conditions doit-on parler aux usagers de ce que l'on écrit à leur propos? Quels types d'écrits faut-il mettre en oeuvre selon les interlocuteurs auxquels on s'adresse et la place que l'on occupe? Jusqu'où peut-on aller dans l'écriture ? Quelles sont les limites à ne pas franchir? Mais aussi quels sont les obstacles à dépasser? Autant de questions que l’on ne peut laisser de côté et qui se posent avec acuité dans cet exercice particulier qui consiste à écrire à un juge.
Ecrire à un juge.
Les écrits adressés au juge dans le cadre de leur exercice par les éducateurs sont régulés par le lien qui engage les interlocuteurs, scripteur et destinataire. Le placement d’un enfant ou d’un adolescent relevant de la justice est issu d’une ordonnance, comme dans les prescriptions médicales. Au nom de la loi qui le lui impose le juge ordonne le placement d’un mineur en danger moral ou physique afin qu’une institution pallie les carences éducatives des parents. La mission de l’établissement, son agrément ou son habilitation relève de cette fonction d’assistance. Dans ce cadre les éducateurs sont un des moyens de mise en œuvre de cette mission. C’est à ce titre que le juge, pour juger du bien fondé et de la pertinence du placement, demande de rendre compte de l’action menée. Posée ainsi la situation d’inter-scription entre juge et éducateur semble simple et pourtant nous allons voir qu’elle est prise dans un faisceau de paradoxes qui placent l’écriture des éducateurs devant une mission bien souvent jugée impossible. Comment faire avec cet impossible ? C’est toute la question.
Le schéma suivant rend compte de la complexité du réseau qu’engage l’écrit à un juge. Nous allons le commenter.
L’éducateur est engagé à différents niveaux :
- dans un lien de subordination à l’institution qui l’emploie laquelle est soumise à la mise en œuvre d’une mission pour laquelle elle est habilitée et financée
- dans un lien de nature clinique avec un jeune qui lui est confié et indirectement avec les parents et l’entourage familial de ce jeune
- dans un lien administratif avec le juge qui a ordonné le placement
Ces directions multiples dans lesquels sont pris les écrits obligent à la mise en œuvre de savoirs, de savoirs-faire et de savoir-être complexes qu’un auteur comme Michèle Siguier résume bien. 2
- repérage du cadre juridique dans lequel il s’inscrit ;*
- type de contrat explicite ou implicite auquel il est adossé (aide à la décision, bilan d’action…)
- prise en compte des différents niveaux de contraintes liées à l’exercice de l’écriture en situation professionnelle : elles sont liés aux règles de l’écriture, à la nature du contenu, aux impératifs de l’institution, ou aux limites du scripteur
- contraintes liées à l « l’héritage » transmis par ses prédécesseurs : certains éducateurs nouvellement arrivés « héritent » ainsi d’une bonne ou mauvais réputation de scripteur attachée à ceux qui ont exercé avant lui, ou bien liée aux impressions fomentées autour d’un service d’action éducative.
- contraintes liées aux convictions théoriques, voire idéologiques qui sous-tendent les prises de position de l’éducateur
- J’ajouterai, parce que cet auteur l’oublie en chemin, contraintes morales et éthiques liées à la relation humaine engagée avec le jeune et sa famille.
Se posent alors trois questions : Qu’est-ce que sait l’éducateur ? Comment l’a-t-il su ? Que peut-il en écrire ?
Ce qu’il sait sur le jeune lui provient de trois sources différentes, des rapports le concernant qui le suivent dans le dossier, et de ce que peuvent lui en dire ses collègues de l’équipe, de ce qu’il a appris dans la relation au jeune et à ses proches. Les rapports sont souvent des poupées gigognes de rapports produits à partir d’autres rapports, ils reprennent souvent des « on dit » ou « on a entendu dire ». Quant aux dires tenus par les membres de l’équipe ou le jeune lui-même, ils sont évidemment teintés d’une subjectivité qu’on ne saurait gommer. Enfin c’est à partir de son propre ressenti, et de ses interprétations en fonction de ses convictions propres que l’éducateur se met à la tache d’écrire. L’erreur serait de penser que l’on puisse parvenir à une quelconque objectivité dans le rapport au juge. Prendre en compte cette constellation de subjectivité en rendant à chacun ses dires est peut-être le moyen le plus juste, sinon le plus simple, d’ouvrir la voie à une écriture responsable, au sens de « répondre de … ». Le jeune m’a dit que… Il a parlé à tel collègue en ces termes. Lors d’un entretien avec les parents j’apprends que… Lors d’une discussion d’équipe Mr ou Mme untel propose que… Finalement, en tant que référent du jeune, après discussion en équipe je soutiens que… Ainsi faisant dans son rapport (dans toute l’équivoque du terme) au juge l’éducateur-scripteur ne se dédouane pas de sa propre position, pas plus qu’il ne fait l’économie des positions toutes aussi subjectives des divers sujets engagées dans l’action. Il s’agit alors de restituer, de façon rigoureuse la nature des propos : jugements, interprétations, impressions, faits vérifiés… mais tout autant l’origine subjective des ces différents éléments. Malheureusement on voit trop souvent dans les rapports aux juges des assertions vagues : on pense que…, l’équipe se demande si…, quant ce n’est pas carrément le véhicule de racontars : nous avons entendu dire que…, il se dit dans le quartier…
Les équipes de la PJJ sont régulièrement parcourues par un questionnement jamais clos. C’est dans les années 70 que cette agitation est parvenue à son apogée. Un groupe de travailleurs sociaux, dit « groupe rapport » militait alors pour que les écrits et rapports remis à la justice soient communiqués aux familles. Certes cette réflexion plutôt animée ne faisait qu’anticiper le droit européen qui veut qu’en matière d’écrit les premiers concernés soient tenus au courant. Mais les juges d’enfant pour leur par estimaient que ces écrits constituaient des pièces du dossier. Ce qui a été oublié dans l’affaire, même si cette démarche par d’un noble sentiment, et a eu le mérite d’engager ouvertement une réflexion qui restait jusque là dans l ;’ombre, c’est le sens de cette communication. De quel lieu, à partir de quel repérage de sa fonction et de sa mission l’éducateur peut-il engager cette mise à ciel ouvert de ses écrits ? Il ne s’agit pas de tomber dans une démagogie de bas étage comme on le voit faire parfois chez certains, mais de préciser au plus près ce qu’on vise à travers la communication des écrits aux parents et au jeune. Du coté du jeune il me semble qu’il s’agit de l’inscrire dans un processus de responsabilisation. Travailler avec un jeune un écrit qui parle de lui, ne vise pas à déboucher sur des compromis pour lui faire plaisir, mais à le confronter, sans complaisance, à ce que personnellement l’éducateur peut penser de ce qu’il fait. Cela entre donc dans le cadre d’un acte éducatif. L’écriture s’y présente plus largement comme une médiation où la rencontre est première. Au même titre que dans toute autre activité. C’est aussi l’occasion pour l’éducateur de situer le sens de son action dans les limites où elle se déploie. L’éducateur apparaît comme lui même soumis aux règles de l’institution et à la loi qu’il peut alors transmettre, du lieu de sa propre castration pourrait-on dire. C’est un travail qui concerne le transfert. Trop souvent les éducateurs se laissent parer d’une aura de toute puissance, dont évidemment ils retirent quelques bénéfices secondaires de jouissance et d’une prise de pouvoir abusif, mais qui nuisent gravement à la relation que, pour exercer auprès d’un jeune, ils ont le devoir de soutenir d’un point de vue éthique. La voie de la relation éducative vise en toute circonstance à ce qu’un sujet s’assume comme responsable de ce qui lui arrive. « Responsable, mais pas coupable » fait écho une de nos anciennes ministres de la santé, dont il faut saluer le courage. L’acte éducatif qui relève, comme je l’ai désigné ailleurs d’une « clinique du sujet » 3 , se justifie de cette transmission inter-humaine de la responsabilité. Jacques Lacan écrit à juste titre que « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables ». L’éducateur est en position de transmettre et de soutenir cette responsabilité d’un point de vue éthique, là où le juge a lui à la soutenir du point de vue de la morale sociale. Là encore l’éducateur n’est pas en situation de juger des actes mais d’accompagner un sujet à en construire le sens, quelle qu’en soit la nature : que le jeune ait été victime ou coupable d’actes qui transgressent la loi pénale. En ce qui concerne la relation aux parents et un travail sur les écrits, il s’agit de ne pas perdre de vue que la place d’éducateur n’est pas celle de juge. Il a à rassurer et soutenir les parents dans leur fonction parentale, quels que soient les actes qu’ils aient commis ou dont leurs enfants se sont rendus coupables, et qui peuvent tomber sous le coup de la loi pénale. Faute de ce repérage on voit parfois fleurir d’étranges stratégies tout à fait rocambolesques où, ne sachant comment dire ce qu’il pense à des parents, un éducateur se saisit de l’occasion d’un courrier ou d’un rapport à un juge, en espérant que celui-ci leur fasse part de ce point de vue. Inutile de dire que la manœuvre est inentendable et qu’elle se perd dans les méandres, mais elle plonge les écrits dans une confusion dignes de la tour de Babel. Ce n’est qu’au prix de la distinction très fine des places de chacun qu’un éducateur peut engager un travail qui ne sort pas du cadre éducatif, autour des écrits tels que le rapport à un juge.
Venons-en aux autres axes de ce schéma. Je n’insisterai pas sur la dimension de subordination qui lie l’éducateur à la mission de l’institution. Ses écrits engagent l’ensemble de l’institution. La mise à ciel ouvert d’écrits, produits dans le cadre du service, dans la communication à l’extérieur à des partenaires est toujours problématique. Les directions trop souvent frileuse sont pétrifiées par une peur bleue de laisser apparaître ce qu’elles peuvent considérer comme un désordre ou ce qui pourrait être jugé comme défaillance. On assiste alors bien souvent au détour des courriers aux juges à une rectification des écrits éducatifs, une mise au pas, qui tente de gommer dans une langue de bois aux aspérités bien lissées, toute expression qui témoignerait d’un engagement ou d’une prise de position trop soutenus. L’éducateur ainsi « corrigé » se laisser déposséder de ce qui engage sa propre responsabilité au profit de compromis de façade.
Le dernier axe concerne la relation entre le juge et l’éducateur et met en perspective le point d’aboutissement des écrits. La difficulté rencontrée ne tient pas tant à la nature de cette relation qu’à ce qu’on y projette d’imaginaire. Cette présence de l’imaginaire est patente dans les deux autres axes : relation à la hiérarchie, au jeune et à sa famille, mais elle est d’autant plu criante ici qu’elle fait l’objet de beaucoup d’ambiguïtés et de malentendus. La dimension de l’imaginaire, c’est au psychanalyste Jacques Lacan que nous en devons le concept. Il a forgé celui-ci au détour de ce qu’il a nommé le stade du miroir. Un enfant jusqu’au 7/8 mois a une représentation morcelée de son corps et de son environnement. Les mots de l’Autre, et de façon primordiale la mère, sont le lieu à partir duquel ils construit dans la relation inter-humaine, ses représentations Jusqu’au cet âge elles se présentent en miettes. Le stade du miroir est ce moment inaugural de la naissance du moi. Se voyant dans un miroir, ou tout autre objet réfléchissant qui en fait office, ses perceptions éclatées sont réunies, coagulées en une unité qui l’appareillent à une image de son corps, précise Lacan, comme une orthopédie. Fort de cette image que désormais il prend pour soi, il peut engager un certain type de lien social, un peu plus stabilisé, mais tout autant aliéné à autrui. En effet cette image qui constitue l’origine du moi n’est qu’un montage imaginaire qui engage l’enfant dans ses relations aux autres à se faire du « cinéma » sur lui même et ses semblables. C’est donc aussi l’origine de la rivalité et de l’agressivité envers autrui. C’est cela qui met le petit Saint Augustin dans une colère noir devant le spectacle de son frère puîné appendu au sein de sa mère, ce sein dont il vient d’être sevré. Le mot qui jaillit dans
Les Confessions
où il en rend compte c’est celui d’
invidia
que l’on traduit un peu trop vite par envie, oubliant la force étymologique du mot. L’
invidia
c’est ce que l’on voit chez l’autre et dont on s’imagine avoir été privé. C’est ce même imaginaire que met en scène ce petit apologue. Deux ramoneurs sont sur un toit. Chacun a pour tache
de ramoner un conduit et il est convenu qu’ils se retrouvent en bas de l’immeuble une fois le travail terminé. Le premier gratte son conduit et en ressort noir comme du charbon. Le second a à faire à un conduit qui vraisemblablement n’est pas utilisé et il arrive en bas blanc comme neige. Quel est celui qui va se laver ? Evidemment celui qui est propre. Tirant son image de son « semblable », il la déduit de façon toute imaginaire. L’imaginaire est ainsi une composante permanente des relations humaines. Par contre on peut voir que cela nous joue certains tours et nous cause bien des déboires. Pour rétablir la vérité il faut en passer par une autre dimension, celle du symbolique, c’est à dire au sens large, le langage, que chaque sujet réalise dans la parole, ou l’écriture. Il faut que les deux ramoneurs se parlent pour qu’ils rétablissent la réalité de chacun. En effet au stade du miroir une troisième composante vient nouer chez le petit d’homme le réel du corps et l’imaginaire, c’est le symbolique, sans doute ce qu’il y a de plus spécifique chez l’être humain. Le symbolique, autrement dit dans son sens le plus large le langage, inscrit et attache l’enfant dans une lignée générationnelle par son nom. A partir de cet enracinement dans le langage il est constitué comme être parlant, comme « parlêtre », pour reprendre le néologisme inventé par Lacan, voire comme « parlécrit » si j’en crois une expression inventée par Daniel Sibony. . Il faudra attendre encore quelques mois pour que l’enfant grandisse et devienne actif vers 15/16 mois en prenant la parole en son propre nom. Jusque là l’enfant est parlé. Si l’imaginaire qui constitue le fond des relations humaines, sur un mode qui sommes toutes si l’on en croit les découvertes de l’éthologie animale, n’a rien de spécifique à l’espèce, le symbolique engage dans un processus constant d’humanisation.
Ce petit détour par la psychanalyse nous servira de socle pour penser les difficultés rencontrées par les éducateurs au détour de cet exercice d’écriture, souvent jugé périlleux, qu’est le rapport ou le courrier à un juge. On peut le voir, je me décale sérieusement de ce que le plus souvent on met en avant comme argument quand on tente de cerner la nature de cette difficulté : les éducateurs ne savent pas écrire. C’est bien évidemment non seulement un profond mépris pour ceux qui exercent ce métier, mais de plus cette attitude, qui court depuis des lustres comme un leitmotiv, témoigne d’une profonde méconnaissance des compétences requises pour l’exercer. Tous les éducateurs ont été recrutés à un haut niveau scolaire, après le bac pour certains, et ce qui se dessine depuis quelques années, c’est même un niveau universitaire bien repéré : licence et maîtrise. Rappelons que les éducateurs de la PJJ sont pour leur part recrutés au niveau de la licence. On peut déplorer que cette relevée du niveau scolaire par la sélection fasse barrage à des personnes ayant moins de bagage et pourtant qui feraient d’excellents éducateurs, mais on ne peut pas crier haro sur le baudet en matière d’écriture chez les éducateurs. Ajoutons à cela que la confrontation pendant deux ou trois ans (selon les allègements) à divers exercices d’écriture liée au savoir-faire professionnels (rapports de stage, dissertations de psychopédagogie, mémoires, recherches, études de cas cliniques…) a forcément engagé le futur éducateur sous les fourches caudines d’une écriture professionnelle bien ancrée. La difficulté est donc ailleurs. Elle se dévoile dans le lien qui unit l’éducateur et le juge. Mais on l’a vu, de la même manière qu’elle se révèle dans la relation à la direction, au jeune et à son entourage familial. Cette relation de travail, balisée par une mission à accomplir est le plus souvent gravement entachée par la dimension imaginaire que nous venons de décrire succinctement. Cet imaginaire fonctionne de part et d’autre, notons-le. L’éducateur s’imagine des choses sur le juge, comme le juge sur l’éducateur. En tant que formateur d’éducateurs je rencontre cette question surtout du coté éducatif, c’est donc sur cette expérience que je fonde ma réflexion. Récemment je travaillais avec un groupe d’éducateurs en cours d’emploi à l’Ecole de Travail Social de Fribourg, en Suisse La discussion tournait justement sur l’écriture du rapport au juge. Plusieurs arguments étaient avancés pour tenter de cerner ce qui fait obstacle. « Au juge, on n’ose pas écrire ce qu’on pense, il nous juge » « De toute façon il ne tient pas compte de ce qu’on écrit, c’est formel » « Le juge il téléphone à mon directeur et si j’écris de travers, je me fais taper sur les doigts ». Quelques variantes annonçaient au contraire fièrement « le juge il est cool, il suit toujours ce qu’on propose ». Les rapports qui émanaient de ces positions étaient évidemment frappés d’un excès en deux sens contraires. Soit l’on voyait un retrait subjectif de l’éducateur dans son écrit (« le juge me juge ») : il s’en tenait à l’énoncé de quelques faits enrobés dans une « sauce à la langue de bois » ; soit il s’épanchait (« le juge est cool ») en considérations où s’étalaient aussi bien de vagues impressions personnelles que des rumeurs. Point n’est besoin d’une longue analyse des contenus pour se rendre compte que la relation entre ces deux partenaires, éducateur et juge, est faussée. Le juge n’est pas en situation de juger le travail de l’éducateur, pas plus que de se soumettre à ses directives. Il y a beaucoup d’imaginaire dans l’air ! Pour rétablir l’ordre et installer chacun dans sa place, il faut retrouver la fonction sous couvert de laquelle chacun s’exprime. Autrement dit cela réclame de mettre à l’épreuve l’imaginaire qui ne peut manquer de se dévoiler, comme dans toute relations mettant en scène une autorité, comme une resucée de positions infantiles : l’autre est plus ou moins que moi. Cette épreuve exige d’en passer par des dispositifs symboliques. Il n’est pas mauvais de se remémorer la mission d’un juge d’enfant et de repérer finement ses prérogatives. C’est en effet à cette fonction que s’adresse l’écrit à travers la personne qui l’occupe. L’ordonnance de placement définit également très clairement ce qui revient à faire à l’institution. Il n’est pas mauvais dans le même temps de se souvenir de la mission qui engage le personnel d’une institution et de renouer avec une définition de la fonction éducative qui y participe, afin de s’assurer, comme on le dit d’une cordée en montagne. Evidemment ce repérage de type administratif que certains malheureusement considèrent comme abstrait ne saurait suffire, il faut y ajouter une mise en perspectives des personnes qui occupent ces fonctions, juge et éducateur pour comprendre comment chacun y joue son rôle. C’est bien souvent sur ce point que le bât blesse. Combien d’éducateurs et de juges se donnent la peine de se rencontrer pour se parler et se mieux connaître. Combien d’institutions inventent des espaces de médiation où le judiciaire et l’éducatif peuvent se côtoyer et s’étayer l’un l’autre. Faute de cette volonté de part et d’autre d’apprivoiser la place de l’autre, on ouvre la porte à des rivalités ou des confusions de bien bas étage, dont ce sont toujours les usagers qui font les frais. Il me souvient d’une expérience que j’ai vécue, de rapprochement entre ces deux places de juge et d’éducateur. Elle s’est déroulée il y a une quinzaine d’année au Centre Psychothérapique de Saint Simon à Toulouse. A l’invitation de Rémy Puyuelo, le directeur par ailleurs psychanalyste, ont été organisées des réunions mensuelles avec le juge Chaillou, alors qu’il était en poste de juge d’enfants à Toulouse. Ces rencontres houleuse au début ont débouché sur un authentique espace de travail, où autant le juge que les éducateurs ont pu, une fois l’imaginaire reposé, mieux repérer ce qu’ils attendaient les uns des autres. La dimension incontournable de la loi a été humanisée. Le juge a acquis une connaissance indispensable du travail subtil opéré au quotidien par l’équipe éducative. Quant aux éducateurs ils ont appris à descendre du piédestal où ils estimaient loger et à partir duquel ils pensaient tenir dans leur mains la destinée d’un enfant qui leur était confié. Cet espace de médiation a débouché sur une mise en perspective des places des interlocuteurs, à travers un travail de type clinique sur des cas de jeunes mais aussi d’une élaboration théorique sur le concept de loi. Sur la loi nous avons pu ainsi dégager une différence entre l’application de la loi pénale sur laquelle viennent buter des parents ou des jeunes, et la mise en œuvre d’une loi symbolique qui constitue le fondement de la socialité, dont le paradigme que dégage la psychanalyse repose sur l’interdit de l’inceste : cette perspective est celle dans laquelle les éducateurs opèrent. Ce travail commun a permis aux éducateurs d’être beaucoup plus clairs face aux divers passages à l’acte des jeunes. Le passage à l’acte relève de deux modes de traitement qu’on ne saurait opposer, et qui, au contraire sont complémentaires. Il s’agit de remettre dans les mains du juge ce qui constitue une transgression de la loi pénale : atteinte aux personnes ou aux biens. Cette passation à la justice libère l’espace d’intervention éducative. L’éducateur peut alors soutenir le jeune dans sa confrontation à la justice, mettant en acte ainsi ce qu’il en est de l’assertion : tous égaux devant la loi. Et d’autre part il peut accompagner le jeune dans un questionnement qu’on pourrait qualifier d’éthique sur le sens de son acte. Jugement et sanction d’un coté ; élaboration subjective de sens de l’autre. En aucun cas l’éducateur n’a à faire faire l’économie de cette confrontation à la loi pénale. Les dénégations que j’entends souvent : « mais ça ne sert à rien, les juges s’en fichent ; ils font un petit sermon et relâchent les jeunes… » sont indignes. Si les juges n’ont pas à juger le travail des éducateurs, les éducateurs n’ont pas non plus à juger le travail des juges, chacun agissant, il faut partir de ce présupposé, « en son âme et conscience », pour reprendre un adage qui court dans l’enceinte judiciaire, mais que l’on peut également entendre dans tout autre espace, où ce qui est en jeu, comme je l’affirmais plus haut, c’est la responsabilité des sujets, quelle que soit la place qu’ils occupent. Ce travail jamais achevé, sans cesse à remettre sur le métier, de repérage des places, dans les textes qui les assoient , mais aussi dans des rencontres partenariales qui les font vivre, sont de nature à ouvrir un espace d’écriture où chacun peut, de sa place, prendre place.
Ce travail est à accompagner pour les éducateurs d’un questionnement sur les deux autres axes : éducateur-direction ; éducateur-jeune et famille. Là encore il s’agit de repérer les places de chacun, ses prérogatives mais aussi ses obligations. C’est un travail relationnel qui constitue la tache essentielle de la fonction éducative que cette mise en lien permanent. Au-delà, pour déployer mon schéma de départ jusqu’en ses conséquences ultimes, il faudrait également envisager les articulations autour des écrits (surtout des éducateurs) entre le juge et le jeune et sa famille. Mais ceci est une autre histoire qui ne relève pas du travail éducatif, ce serait à des juges de s’exprimer sur ce point.
Mais pour soutenir cette dimension relationnelle qui débouche sur des écrits, d’un autre coté l’éducateur a tout intérêt à entretenir la « machine a écrire », notamment dans des exercices de type ludiques, et à intégrer chaque écrit dans la constellation qui l’abrite. Les modes d’écritures des éducateurs sont multiples, écrits cliniques, écrits administratifs, écrits du quotidien etc., On assiste là à toute une série d’emboîtements où les différents genres se côtoient, mais aussi se nourrissent l’un l’autre. Il apparaît évident qu’une prise de note quotidienne, ou un travail d’élaboration permanent de la pensée dans l’écriture, la participation à la rédaction de projets, la présentation écrite de synthèses, et au-delà, pour certains, la publication d’articles dans des revues professionnelles du secteur tels que Lien Social ou ASH, alimentent largement et la pratique de l’écriture et ses retombées dans le champ qui nous occupe du rapport au juge. L’écrit au juge est donc à considérer dans cette constellation extrêmement complexe qui constitue le champ de l’écriture professionnelle des éducateurs.
La « machine à écrire » des éducateurs.
J’ai toujours considéré que l'écriture, au-delà de sa transmission (et souvent de sa mise au pas) à l'école d’éducateurs ou à l'université, au-delà des écritures des clercs et des savants, pourvu qu’ils s’en emparent et la fassent à leur main, offrait aux professionnels du champ social un tremplin pour mettre en forme leurs actes et les communiquer. A condition de prendre la mesure d'un certain nombre de contraintes, l'écriture en situation professionnelle peut vite se révéler une source d'enrichissement personnel et collectif. Faire savoir ce que l'on fait en l'écrivant et en le communiquant, lui donner une forme perceptible pour tout un chacun, est la condition dynamique d'un renouvellement permanent des savoir-faire.
Il existe un certain nombre de travaux sur l'écriture des éducateurs, sur le versant de l'ethnologie ou de la sociologie, 4 ou bien de manuels explorant le « bien écrire ». Mon dernier ouvrage offre la particularité d'être construit de l'intérieur de la pratique, là où le mouvement d'écriture épouse les nécessités liées à l'exercice d'un métier difficile, dans toutes ses dimensions. 5
L’écriture des éducateurs offre cette particularité : on dit qu’elle n’existe pas. Je me suis demandé pourquoi on profère une affirmation que la réalité dément. Je crois que cette image d’Epinal que se trimbalent les éducateurs repose sur une illusion : l’éducateur serait dans l’action et d’autres (le juge par exemple) dans la réflexion, dans la parole ou l’écrit. On pense pour eux ; on écrit à leur place ! C’est sans doute un état de fait dont ont hérité les éducateurs. En effet, ce métier est issu d’une lignée de pères fondateurs qui eurent d’emblée le souci de produire du texte, un peu à la façon des religions, les tables de la loi en quelque sorte. Ce que l’on voit à l’œuvre chez les pionniers comme l’abbé Plaquevent à Toulouse, ou le Professeur Lafon à Montpellier, c’est l’écriture de chartes de bonne conduite des éducateurs et des institutions. Une écriture de l’idéal auquel ils doivent se conformer. Les éducateurs se sont donc de fait dès le début trouvés aliénés à l’écriture des « maîtres ». Diverses enquêtes ont montré que les écrits des éducateurs ont longtemps été « corrigés » dans ce sens. Leurs observations, leurs projets, leurs réflexions cliniques sont d’abord au service, non des populations, mais des « maîtres penseurs et censeurs ». 6 On assiste ainsi au cours de l’histoire à des successions d’aliénation de l’écriture. L’écriture « brute » des éducateurs n’est pas vraiment prise en compte. N’apparaissent au grand jour, que ce soit dans les rapports d’activité des établissements ou les projets pédagogiques, que les « reprises en main » de cette écriture par les directions, ou les experts que sont les psychiatres ou les médecins-directeurs, ce que je dénomme « les maîtres ». Ces « maîtres » sont éclairés successivement par divers discours savants. Dans un premier temps le discours religieux et médical. Dans un second le discours « psy ». Aujourd’hui c’est le discours économique et managérial, donnant la main à un bas usage de la sociologie, qui assure la mise au pas. Dans tous les cas il s’agit pour les éducateurs de se couler dans le moule. Nous pouvons lire ainsi des vagues déferlantes d’écrits d’éducateurs « à la colle » des discours savants, sans que rien ne transparaisse de ce qui fait la spécificité de l’acte éducatif au quotidien. Car une seule question concerne les éducateurs : peuvent-ils dire et écrire ce qu’ils font et qui ne se voit pas ? En laissent-ils le soin à d’autres : chef de service, psy, direction… ? Ou bien considèrent-ils que c’est avant tout leur affaire, que nul ne peut écrire à leur place ? Alors - et je soutiens cette position depuis des années - les éducateurs peuvent inventer un langage qui leur soit propre pour faire savoir ce qu’ils savent et savent faire. Bien sûr qu’il y a du jargon éducatif : c’est vrai de toute langue de métier. C’est vrai aussi du langage de la justice. Des mots comme médiations, accompagnement, relation, projet … balisent le champ de l’éducation spéciale. Encore convient-il - ces mots-là - de les réveiller là où l’usage les endort dans une langue de bois, encore convient-ils de les faire chanter. L’écriture est un formidable réveilleur de mots endormis : soit qu’on en remonte la filiation étymologique (accompagnement : à l’origine, qui partage son pain tout en cheminant vers un but), soit qu’on les acoquine à d’autres d’une façon inusitée (« aboli bibelot » de Mallarmé), soit qu’on tourne autour pour les faire résonner (raisonner). Dans cette écriture qui reste à inventer si on la veut désaliénée des savoirs savants, il me semble que l’on peut faire flèche de tout bois. Les ressources de la chose écrite sont multiples : littérature, roman, poésie, mais aussi cinéma, théâtre, bd. … Il y a beaucoup à apprendre de ceux que je nomme « les artisans de la lettre ». Je donne n’importe quel rapport sur les prisons pour tout Jean Genet. J’oublierai volontiers un traité de psychopathologie pour Marguerite Duras. Rimbaud m’en apprend plus sur la rage de vivre des adolescents que le docteur Duprat dans son traité sur « La criminalité dans l’adolescence. Causes et remèdes d’un mal actuel » daté de 1909 et heureusement oublié. Je n’exclue pas les mises en écriture de type scientifique, mais sans en faire une exclusive. Et dans ce domaine, je crois qu’on gagnerait plus à explorer des formes mineures telles que fournies par l’ethnologie sur les écrits d’observation clinique 7 , que de vouloir singer les écrits savants d’autres sciences dites « humaines », où l’appareillage de problématiques, hypothèses, notes critiques etc, noie plus le poisson qu’il ne le fait chatoyer dans la lumière. C’est que l’écriture des éducateurs n’a pas pour vocation de jouer la comédie sur la scène universitaire en tant que telle : il s’agit plutôt d’attraper des poisons volants ! La première fonction de cette écriture, dont je répète qu’elle est en grande partie à inventer, est la mise en scène d’une clinique de la relation humaine. Comment en rendre compte ? Comment faire ressentir aux interlocuteurs (tutelles, directions, collègues, parents, juges…) qui légitimement attendent ce « compte-rendu », la subtilité de la relation éducative et ses conséquences pour les personnes en termes de changements possibles ? Comment en évaluer toute la portée au regard des projets des institutions et de la mission qui leur est confiée ? Pour répondre à cette question j’ai posé comme postulat que l’écriture de la pratique soit issue d’une pratique de l’écriture. Autrement dit, il n’y aurait pas d’écriture spécifiquement éducative, toute forme d’écriture mettant en jeu des invariants : relation entre les interlocuteurs (adresse qui règles les places des « inter-scipteurs », ce que j’ai largement développé dans l’adresse au juge), règles de composition de la langue écrite (code, syntaxe, orthographe), modalités d’inscription et de circulation des écrits. Mon idée est la suivante : plus le scripteur est à l’aise avec ces trois contraintes (adresse, règles, inscription), plus il peut en jouer. Où apprendre (ou réapprendre) cette compétence, mais aussi ce plaisir d’écrire ? Sans doute dans des espaces dérivés des ateliers d’écriture littéraire 8 où ce qui est exploré c’est avant tout le plaisir de la langue, à partir de la matérialité des mots, et ensuite seulement sa mise au service d’une écriture dite professionnelle dans toutes ses variations, la lettre ou le rapport au juge n’étant qu’une pièce de ce « patchword » 9 . Autant dire que cela pose un sérieux problème de formation. Autant en centre de formation que sur le terrain on assiste à la prise de pouvoir des experts, sociologues, économistes, managers… Mais devant cet état de fait on ne peut demeurer dans la plainte stérile : les éducateurs n’y sont pas pour rien. Qu’ont-ils fait savoir de la longue pratique des relations humaines qui constituent le fondement de leur profession ? En effet les éducateurs à se coltiner « la misère du monde » en internat, en milieu ouvert, auprès d’enfants ou d’adultes en souffrance, ont acquis un savoir-faire et un savoir-être indispensables, à partir de ce que Michel Chauvière dans un bel article de Lien Social, nommait justement « la sphère clinique du social ». Mais comment en tirent-ils un savoir et comment le font-ils savoir ? C’est là que le bât blesse. Un savoir ne prend effet comme repérage d’une profession que dans la mesure où il devient transmissible et transférable. Il ne suffit pas pour lui donner bonne contenance de l’habiller, voire le travestir, dans des habits savants. La transmission d’un savoir professionnel relève d’une alchimie subtile, où certes sont mis à l’œuvre des savoirs universitaires, mais où surtout ce qui constitue le creuset où se forge ce savoir, c’est l’éducateur même en tant qu’humain rencontrant d’autres humains en souffrance. C’est le sens même de la formation, c’est à dire de la « mise en forme » d’un professionnel, processus qui se distingue de l’acquisition des connaissances de base, dont la fonction revient à l’Ecole et l’Université. Conçue comme telle, la formation, n’est jamais achevée et l’écriture participe au plus haut degré, avec la parole, de cette « mise en forme » de la pratique. La formation est au sens propre, permanente. Il n’existe malheureusement pas de terme en français pour désigner ce processus jamais terminé. La langue allemande dispose, elle, d’un concept tout à fait précieux : gestaltung : production incessante de forme. On pourrait peut-être ici convoquer un vieux mot de notre langue : le formage, qui a donné ensuite le mot fromage, au sens de prise dans une forme. Il faut avouer que les pratiques de formation s’inspirent beaucoup plus du formatage (imposition de formes machiniques) que de la subtilité artisanale du fromager, où il faut savoir composer avec la matière vivante pour fabriquer un produit qui n’a rien de standard. N’en déplaise aux ronds de cuir voulant imposer des normes européennes ! Le modèle de formation auquel je me réfère dans ma pratique de formateur c’est celui du compagnonnage (même famille étymologique qu’accompagnement !). Si pour ma part en tant que formateur je résiste de toutes mes forces, avec quelques collègues, au formatage opéré par l’Université sur les savoirs professionnels, j’invite aussi les éducateurs à donner à lire ce qu’ils font au quotidien. C’est ce que j’ai tenté modestement dans mes ouvrages en étayant le métier d’éducateur, que j’ai exercé pendant de nombreuses années, sur la psychanalyse. Pour en dire et en écrire un peu plus. Il n’est pas inintéressant de noter que l’on reprochait à Freud de faire des romans de ses cas cliniques. Ce que Freud n’a pas manqué de prendre pour un éloge. A quand des « romans » d’éducateurs ? 10 Finalement il vaudrait peut-être mieux qu’un juge reproche à un éducateur de « faire un roman » dans un rapport, ce qui indique un haut niveau d’écriture, plutôt, comme je l’entend trop souvent dans des discussion avec des juges d’enfant, qu’il se désole de n’y rien trouver en termes d’appui pour assurer son exercice et ses décisions. Ou encore, comme on l’entend également, d’avoir à faire à un galimatias, un jargon informe, un mixte genre salade russe de miettes de savoirs savants issus de la sociologie ou de la psychologie que les éducateurs ne se sont pas appropriés…Trouver les mots justes pour dire ce qu’ils font voilà tout l’enjeu de l’écriture des éducateurs, car comme le rappelait Mallarmé à Degas, c’est bien avec des mots qu’on écrit et pas avec des idées et encore moins avec des idéologies, c’est à dire des idées toutes faites.
L’écrit au juge inscrit l’éducateur dans une position de témoin et d’accompagnant dans sa vie d’un jeune qu’on lui a confié. Se poser comme compagnon de route pour un plus jeune qui a besoin, pour un temps, pour cheminer, de s’appuyer sur l’épaule d’un plus âgé, se faire le témoin d’un être en devenir, riche d’une belle promesse de moissons futures, qui comme tout un chacun essaie d’avancer sur le chemin de sa propre vie, voilà ce qui pourrait engager l’éducateur sur ce « sentier de création » qu’est l’écriture comme dit Francis Ponge. Alors, à partir de ce type d’écrits, il y a quelque chose à défendre de la noblesse d’un métier, de son éthique et de sa pratique. C’est bien avec des mots qu’on écrit, comme le rappelait Mallarmé au peintre Degas. Mots pour maux… telle est le déplacement que visent les écrits des éducateurs, y compris dans des modes d’écriture qu’on juge un peu trop rapidement « administratifs », comme les rapports, alors qu’ils engagent des prises de décisions qui peuvent s’avérer vitales pour un jeune ou une famille.
Joseph ROUZEL
Ce texte est paru dans un ouvrage collectif dirigé par Jean-Luc VIAUX, Ecrire au juge , Dunod, 2001.
Biographie sommaire.
Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé, Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur. Diplôme en ethnologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime l’Institut Européen «Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales.
Ouvrages de Joseph ROUZEL
"Les obstacles à l'écriture" in Jean-Luc Martinet et col., Les éducateurs aujourd'hui, Dunod, 1993.
Parole d'éduc. Educateur spécialisé au quotidien. Eres, 1995 .
Ethnologie du feu. Guérisons populaires et mythologie chrétienne. L'Harmattan, 1996.
Le travail d'éducateur spécialisé. Ethique et pratique. Dunod, 1997. (2ème édition augmentée en 2000)
"Sortir du trou bleu", in Charles Gardou et coll., Les professionnels auprès des personnes
handicapées, Eres, 1997.
Le quotidien dans les pratiques sociales. Théétète, 1998.
L 'acte éducatif. Clinique de l'éducation spécialisée. Eres, 1998.
“ Le temps du sujet ”, in Les usagers de l’action sociale , L’Harmattan, 2000.
La pratique des écrits professionnels en éducation spécialisée , Dunod, 2000.
Du travail social à la psychanalyse , Editions du Champ Social, 2001.
« Monsieur le juge je vous fais une lettre… » in Ecrire au juge , Dunod, 2001.
Psychanalyse pour le temps présent . Amour obscur, noir désir. (Eres 2002)
Le transfert dans la relation éducative (Dunod, juin 2002)
Direction de collections.
Joseph ROUZEL a créé et dirige deux collections.
* Chez Erès (Toulouse) : L'éducation spécialisée au quotidien (16 ouvrages parus) ;
* Aux Editions du Champ Social (Nîmes) : Psychanalyse (3 ouvrages parus).
Participation à des revues.
Joseph ROUZEL a publié environ 200 articles dans diverses revues du champ social ou psychanalytique. Il participe également à la rédaction des revues suivantes:
VST (Vie Sociale et Traitement) (Paris), Empan (Toulouse), Tabula (Montpellier).
e-mail : rouzel@psychasoc.com
Sur le Web : création et animation d’un site :
« Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC) : http//www.psychasoc.com
Joseph ROUZEL
330, Bd. Pedro de Luna (Cabinet)
34070 Montpellier
tél. : 04 67 07 39 23 (cabinet)
04 67 07 02 30 (IRTS, jusqu’en juin 2002) Portable : 06 66 84 55 67
1 Pour preuve, la collection « L’éducation spécialisée au quotidien » que j’ai créée en 1995 aux éditions Eres, est aujourd’hui riche de 17 ouvrages.
2 MichèleSiguier, « Faire rapport au juge », Les cahiers dynamiques , n° 10/12, mars 1998.
3 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé. Ethique et pratique , Dunod, 2eme édition, 2000.
4 Voir par exemple Pierre Delcambre, Pratiques d’écriture des éducateurs spécialisés . Presses Universitaires du Septentrion, 1997.
Ou Jacques Riffault, Penser l’écrit professionnel en travail social , Dunod, 2000.
5 Joseph Rouzel, L a pratique des écrits professionnels en l’éducation spécialisée , Dunod, 2000.
6 Sur ce point on peut se référer à Martine Fourré : « La fonction de l’écrit : une fonction absente des la pratique sociale. », Empan , n°12, octobre 1993, p. 92-94.
7 On pourra lire par exemple l’excellent travail d’Emilia Marty, Les enfants de l’oubli , Dunod, 1966, présentant diverses monographies d’institutions du point de vue d’une l’ethnologue, de plus non dépourvue d’humour.
Les travaux de Thierry Goguel d’Allondans, ethnologue, éducateur et formateur à Strasbourg, sur les processus éducatifs et pédagogiques comme rites de passage, sont de la même veine et ouvrent des perspectives tout à fait prometteuses.
Jean-François Gomez, éducateur et directeur d’un Foyer d’hébergement pour adultes handicapés, a aussi ouvert la voie en éclairant la dynamique institutionnelle à partir de la notion de rites au quotidien, en prenant appui sur la pratique des récits de vie, illustrée en France par Gaston Pineau. J.F. Gomez, Le temps des rites , Desclée de Brouwer, 1999.
Je pense ici également aux écrits de Daniel Terral, réunis dans Traces d’erre et sentiers d’écriture, Eres, 1996, qui sont issus de la pratique des cartes de lignes d’erre inaugurée par Deligny, et qui produisent une écriture quasiment topologique du savoir-faire éducatif.
8 Voir par exemple Alain André, Babel heureuse. L’atelier d’écriture au service de la création littéraire , Paris, Syros, 1989.
9 Cette trouvaille a jailli récemment dans le cadre d’un atelier d’écriture mené avec des éducateurs spécialisés en formation. Dérivé du fameux « patchwork » , ouvrage composé à partir de morceaux d’étoffes, il dit bien combien l’écriture « native » des éducateurs est caractérisée par l’art du fragment dont Roland Barthes a pu dégager le sens. L’écriture des éducateurs fait partir de ces écritures ordinaires, dont l’école d’anthropologie de Toulouse, sous la direction de Daniel Fabre, a bien repéré la structure. Passer d’un écriture ordinaire à une écriture extra-ordinaire, au sens propre, comme dans un écrit adressé à un juge, exige une gymnastique et un déplacement non négligeables.
10 C’est chose faite avec l’excellent roman, D’ailleurs. L’institution dans tous ses états de mon camarade Jean-François Gomez (Eres, 1997). L’auteur y met en scène la fugue d’un jeune autiste et montre comment cette disparition travaille les professionnels qui en ont la charge.
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