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Monographie de superviseur: « Je ne peux pas tout donner »

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Audrey MORFIN

mardi 20 octobre 2020

MORFIN Audrey

« Je ne peux pas tout donner »

Monographie pour la certification de superviseur d’équipes de travailleurs sociaux, Année 2019-2020,

XIXème promotion, Institut Européen Psychanalyse et Travail Social,

Montpellier

  

Préambule                                     2

Ça percute !                                     4

Ce qui insiste, l’énigme du donner                      7

Le pari du don                                 7

Le “potlatch” et le “hau” : le don et le symbole           8

Illustration d’actualité sociale : le don et la possession      10

Le Pas tout donner                                11

Le don et le dol : la jouissance et le manque             11

L’amour dans ce pas tout ça : un don actif ?             13

Bibliographie                                    16

PREAMBULE

Pour mes 40 ans, 2 amies m’ont offert le dernier album de David Bowie, « Blackstar » 1  (Etoile noire). Je ne connais de Bowie que quelques sons mais « Under pressure » duo avec Freddie Mercury et Queen fait partie du top 5 de mes chansons préférées. D’un bœuf musical, ils composèrent, par ricochet cette chanson. L’anecdote est qu’ils enregistrèrent chacun de leur côté, et leurs voix mises bout à bout donneront cette sublime chanson. Rythmiquement simple et surprenante, ces 2 voix me prennent aux tripes. 

Bowie décédera 2 jours après la sortie de Blackstar, en 2016.

En juin 2019, je me retrouve en formation de superviseuse pour un « bœuf » dans un groupe dont le chef d’orchestre dans le sens de l’origine possible de cette rencontre, est M.Rouzel. La musique et les paroles de cette rencontre durant une année sont marquées par l’écriture de ma monographie. A l’image de cette année cet écrit se construit au fil de l’eau de ma vie. Ce moment d’écriture, de rendu et de soutenance m’évoque un rite de passage. D’ailleurs je prendrai appui plus tard sur l’analyse des rites de tribus, de clans sur le sujet qui m’intéresse ici. 

Ma monographie commence par des petites histoires qui ne feront qu’une : 

« L'entrelacs de mes mots » me dira Rouzel en retour à mon premier mail. « Ornement composé de lignes courbes (et parfois brisées) enlacées les unes dans les autres » 2  définit l’entrelacs. Utilisé aussi comme garde-corps en ferronnerie, cet entrelacs de mots borne. Cette définition prend sens dans l’après coup à la relecture de cette histoire. 

 

 

 

  ÇA PERCUTE !

Sana cherchait la traduction de mon impuissance un peu retrouvée dans l’acte.

L’essai de s’agiter et d’appeler au plus haut le chef. Qui fait comme je demande qu’il fasse. 

Ce face à face avec cet homme. En claquette. Sa question du temps où il doit être transféré pour se préparer et boire son café. « Je vais être transféré demain mais je veux savoir réellement quand/camp » ce mot qui résonne en moi dans ce lieu.

J’aime le camping mais c’est pas pareil ! La violence de ce lieu et pourquoi je mets la prison en lien avec l’étouffement ? L’angoisse.

Cabbasut parle de grands brûlés. J’en ai vu un, connu un. Rose au lieu de noir, survivant à son acte de destruction pulsionnelle. 

Puis ce monsieur, pourquoi a-t-il exilé à cet âge tardif ?

Pourquoi est-il devant moi alors qu’il part demain ?

Pour savoir l’heure de son transfert.

Pour avoir des chaussures. 

Pour que je traduise.

Le brûlé m’a fait prendre cette place de celle à qui on parlerait autrement. Produit de son clivage. 

Le mur de potence de la mise à mort. Rejoint par 2 autres enfermés dans l’étranger à l’autre. Elle dit le mur des lamentations. Moi je pense aux morts des condamnés et qu’en temps de guerre, je me prendrai une balle dans la tête !

Elle est en fin de peine. Je leur dis. J’en doute aujourd’hui où la peine se transforme en vide borné où son  centre, son foyer n’est pas palpable. 

En équilibre j’écoute le son, et, qui est libre ? Le sentiment illusoire de l’être camp je parle, je « par le ».

« On lève le camp » dit Rouzel avant de nous séparer. Putain de castration!

Voilà donc cette petite histoire qui pour le lecteur n’a ni queue ni tête. Je l'ai écrite en 3 bouts entre midi et 2, seule au restaurant « Tôt ou tard » durant la deuxième semaine de formation. Très mal à ce moment-là, ce fut du lâcher prise, comme cela venait. 2 bouts écrits. Le dernier le vendredi après-midi…en fin. Sana l’infirmière et Rouzel le psy sont les 2 personnages nommés. Il y a l’homme en claquettes et l’homme brûlé. Les 2 patients qui ont fait trace durant cette semaine de formation. Les 2 collègues, pairs de cette formation que je nommerai Boule et Bill. Ceux avec moi contre le mur. 

Puis il y a moi, qui écris aujourd’hui sur le canapé avec le 33 tours posthume de Bowie. Je me sens bien, ici les oreilles embarquées et les yeux conduisant mes mains à l’écriture. La mort, la vie, les camps entre les 2, l’agitation, la traduction, la parole, le « par le », «  le par quand », la violence de l’humanité et de ses systèmes dévastateurs. 

Comme j’écoute un vinyle il faut se lever pour changer de face. J’aime bien ça : participer un peu à la mise en place de la musique…Les Claquettes. La respiration. J’aime écrire, mais ce n’est pas parler. Alors j’écris parfois comme je parle !

Passe « I can’t give everything away » 3  je veux la traduction. “Je ne peux pas tout donner”. J’en fais quoi de ça encore ?!! 

Cet écrit me semble un puits sans fin ?  Là me revient en mémoire ce lieu appelé la Maison. Une maison pour des êtres en fin de vie. Un lieu où y aller est une souffrance absolue mais pourtant j’y suis bien. Elle y était bien je crois. C’est là qu’elle a lâché sa vie. Nous a lâché cette fois-ci pour de vrai. Putain de réel. 

Elle m’accompagne quand j’écris car je vois mes mains qui ressemblent tant aux siennes qui me massaient. “Je ne peux pas tout donner”. 

Quand j’ai exposé ma situation de travail dans le cadre de la formation, celle de la jeune Cathy dite Kirikou, celle en fin de peine. Ça résonnait comme un cœur qui bat dans mes oreilles et descendait dans tout mon corps. 

Cela faisait à peine 6 mois qu’elle était morte à la Maison. C’est si peu et si loin à la fois. 

Je me suis inscrite dans cette formation en février je crois, je reprenais le travail au CSAPA 4  en janvier après un arrêt de quelques mois. J'avais été « déportée » d’un service expérimental où j’avais grandement participé au projet, à un retour au service du CSAPA aux nouvelles Baumettes. Un lieu neuf où les patients sont moins présents. Où je me sens encore plus enfermée car la relation avec les sujets qui me mettent en action-réflexion me semble distanciée par ces murs blancs. Certes moins de violences visibles, moins de bruits et d’odeurs, nous ne sommes plus sur les coursives. Dans cette unité qui se veut sanitaire je nous trouve si loin de la réalité qui tape à notre porte. 

Changement de disque ; Gregory Porter 5 . « Porteur », espérons qu’il le soit et qu’il me mène à un début de port ! Car je me sens en vagabondage des mers ! Ta mère!

Bon...en fin de peine. J’ai beaucoup pleuré, je pleure moins souvent mais elle était comme lui, brûlée à vif et criant silencieusement sa fin attendue. Elle était aussi comme ce Monsieur en claquettes car ses pieds qui étaient si jolis et petits ne rentraient plus dans aucun chausson, gonflés par la mort qui dit dans le corps. Mais je me suis attelée comme pour Monsieur Claquettes à lui trouver des chaussures qui lui aillent. 

Il va falloir que je délimite ce travail d’écriture car je n’ai pas le quand ! Je fais le choix de choisir les signifiants « camp » « claquettes » « par le » et « le chef » et  « maison ».

Tout en m’essayant à faire lien avec la question de la position du superviseur, celle qui sera la mienne, du moins celle qui fera sens. 

« Je ne peux pas tout donner » disait Bowie.

  CE QUI INSISTE, L’ENIGME DU DONNER

La question du donner serait un élément qui ferait césure. C’est ainsi aussi que je le lis dans le retour de Rouzel sur ma petite histoire. 

Avant cela quelques lignes plus haut, j'avais déjà fait le choix de signifiants. Il n’en sera qu’autrement pour l’instant puisque l’après coup me fait naviguer vers le paradigme du Don.

Donner comme une énigme. De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de don  et de son action ? Qu’est-ce que donner sachant qu’on ne peut pas tout donner ? 

Donner « pas tout ». 

Il apparaît pour moi de l’Amour dans le donner.

Rouzel me renvoie à la phrase de Lacan disant que : «  L'amour c’est donner ce qu’on n a pas à quelqu’un qui n’en veut pas  » 6

Mon hypothèse serait que dans le Donner qui serait pas tout, je parle aussi d’Amour. Parler est un don qui fait acte d’amour. 

Le pari du don

Le don sonne comme un mot tabou. Il y aurait de la suspicion dans le don dans une société occidentale où l’économie de marché capitaliste est le fondement. La consommation d’objets, de services, sous couvert d’équilibre du marché capitaliste, tend à annuler la dette puisqu’on achète. On ne doit rien…on en devient propriétaire. Le système nie la dette symbolique. Ceci pourrait   s’étendre à la vie sociale où les valeurs y seraient marchandes. C’est ainsi que «  ces valeurs marquent d’un signe négatif les valeurs propres au don, à savoir la surprise, le spontané, l’excès, le déséquilibre  »  7

Dans le don il n’y aurait pas d’échange marchand. On parle de don gratuit. Il ne s’agit pas non plus de troc, où il y a un échange d’objet ou de service que je dirais utile, directement dans cet échange non différé. 

Lorsque j’énonce mon énigme ici ou là, j’entends quelque chose comme « c’est louche de penser donner ». J’ai comme l’impression d’une tension, d’un rejet de l’emploi de ce mot mais aussi d'un acte religieux liant le croyant à Dieu. 

Comment circule l’idée du don dans nos sociétés occidentales ? Dans nos institutions ? Dans notre quotidien ?

L’essai sur le don de Mauss est un livre de référence sur le paradigme du don. Publié en 1925, Mauss est l’un des fondateurs de l’anthropologie  sociale. Il va suivre une méthode de comparaison et d’études en Polynésie, dans le Nord-Ouest Américain, entre autres. Mauss va choisir l’étude des droits et les systèmes organisés autour du don dans ces tribus, clans. Ce choix peut être interprété comme une recherche au plus “pur”, sans “artifice” dans les relations humaines.  Il s’agit des économies qui ont précédé les nôtres. Ce travail ne porte pas sur l’individu mais sur «  des collectivités qui s’obligent mutuellement, échangent et contractent  » 8  

Les chefs de ces clans, tribus peuvent être l’intermédiaire de ce don. Ils échangent des biens et richesses mais aussi «  des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses … ». 9  

Ce système de prestations dites totales, par Mauss, sont volontaires bien que dans le fond elles sont  obligatoires sous  «peine de guerre privée ou publique» 10 Retenons cette question de l’obligation de donner qui fait énigme dans mon histoire de départ où il y aurait quelque chose qui s’impose à soi.

Le “potlatch” et le “hau” : le don et le symbole ?

Dans les tribus du Nord-Ouest Américain Mauss va approfondir les processus liés au  «potlatch»  qui signifie «nourrir», «consommer». 

Comme en Polynésie, le potlatch est symbolisé par un système de cadeaux contractuels qui relèvent de l’honneur et de l’obligation de rendre ces dons. La chose donnée porte en elle l’esprit du donateur, un pouvoir spirituel, une âme :  «le hau»

L’échange par le don est un échange d’«âmes», incarné par l’objet ou le rite. Refuser de donner serait comme refuser une alliance. L’alliance donnée lors d’une cérémonie de mariage en serait une illustration. Ce serait donner comme un bout de soi, “le  hau ”...

Ce que Mauss a soutenu il me semble, c'est que si le don s'inscrit à l'intérieur d'un collectif qui fonctionne sur la mutualisation des ressources, il devient un élément parmi d'autres d'une spirale d’échange. Il devient l'appartenance à un groupe. Ce qui différencie le don de la charité. 

Le don circule ainsi que la dette mais aussi l’identité sociale que l'on reçoit. Ce  potlatch  porte un  hau , comme développé plus haut. Cet esprit du don circule avec l'objet ou les mots eux même. La circulation du don est essentielle. Cette transmission comme conséquence de la circulation du don est aussi fondatrice d’une identité propre au sujet. Cette identité se nourrit du h au  du don et la dette inhérente à celui-ci.

L’identité du sujet est toujours fragile et en voie de construction. C’est la relation à l’autre qui va faire grandir le sujet. 

Pour autant, pourquoi vouloir dans « l’atout pris » croire que pour être soi-même il faudrait échapper au don et par ricochet à la dette ? A mon sens, c’est une illusion. 

L’obligation de donner parait être sous tendue par l’idée que “ le pari de l’alliance et de la confiance, et concrétiser ce pari par des dons qui sont autant de symboles de ce pari premier. Ou rebasculer dans la guerre” 11   Autrement dit, le don est le symbole de la guerre pacifique, un compromis par une alliance de paix ou de guerre. 

“Cette ambivalence qui explique que les dons obligatoires obligent en étant obligeant, qu’ils soient à la fois remède et le poison, le bienfait et le défi” . 12

Avec Monsieur Claquettes et ma quête désespérée à lui faire don de chaussures, qui font la paire...comme un repère. J’y vois comme un don symbole d’accueil. Une protection. “Etre bien dans ses baskets!” Ou encore un “calumet” de la paix en temps de guerre. L’idée aussi d’apaiser quelque chose chez Monsieur Claquettes et chez moi (dans le sens de recherche de la « paix ») dans ce lien social étrange entre lui et son nouveau lieu de passage, une prison française. Un lien dotant plus complexe du fait de la barrière de la langue et sa clandestinité. 

Ainsi, ce don n’a rien de charitable. “ Il est bien, nous précise Mauss, don agonistique, rivalité par le don ; une autre forme de la guerre donc ; la guerre continuée par d’autres moyens comme il a été dit du politique, ce parfait équivalent élargi du don”. 13

Illustration d’actualité sociale : le don et la possession

Me vient ce proverbe Maori que cite Mauss : 

« Ko Maru kai atu, Ko Maru kai mai ka ngohe ngohe. »

« Donne autant que tu prends, tout sera très bien ». 14

Ce drôle de proverbe détonne dans notre contexte social actuel.

Les politiques sociales pour qu'elles soient acceptables et non humiliantes doivent faire cet effort lié aux recherches de Mauss. Il s'agirait d'y voir des dons fait aux pauvres comme des contre-dons rendus collectivement du fait du travail et des salaires des travailleurs. En 1945, est créée la Sécurité Sociale et le régime des retraites, issus du programme du Conseil National de la Résistance. A la Libération un système de don obligatoire et universel apparaît. 

Il ne s’agit pas de hasard que cela s’organise dans l’après-guerre. Nous avons vu ceci en abordant l’obligation de donner comme moyen d’existence propre au sujet, pour éviter de se détruire dans l’affrontement aux semblables comme par exemple en temps de guerre. Le don échappe au risque de l’agression.

 La remise en question de cette « solidarité dite nationale » cette année passée, avec des luttes et manifestations dans le pays, nous aiguille bien de la pensée que l'on se fait de la circulation du don. Avec la remise en question de l’État providence depuis plus de 20 ans, le don n'y échappe pas. Nous sommes dans l'idée de la charité et de ce fait, dans une dette perpétuelle. Donner, recevoir et rendre, se traduit différemment lorsqu'on parle des riches dirigeant qui diront plus : Consommer, acheter, picorer ! Le gros du festin leur reviendrait car nous serions en dette perpétuelle vis à vis du capital. 

L'anonymat du donateur, par exemple, permet d'échapper à cette dette, comme par l’impôt. Notons l'acte fort du gouvernement désigné par le président Macron qui a supprimé l’impôt sur les grandes fortunes (ISF).  Symboliquement ce « don des plus riches » disparaît et laisse entrevoir quelque chose dans la solidarité qui ne serait pas leur affaire. Le mouvement des gilets jaunes sera balayé par des « petits dons » ou plutôt l’aumône... Amen !

Avec le discours qui culpabilise, cher à nos religions, nos gouvernants nous laissent en dette vis à vis de la dette publique qui se creuserait…et cela arrange bien ! 

Concrètement et rapidement, le don du fruit du travail, la cotisation sociale, est donné à une caisse commune, qui est donnée par le partage et la notion universelle à des retraités, eux même ayant donnés…Obligatoire, libre, intéressée, cette action autour d’un don et répartition collective a surtout un “ hau ”...celle du CNR. D’où l’enjeu de la lutte sur cette dette comme héritage symbolique. 

Ce “praxis” comme théorie de l’action ou de la pratique est aussi la démarche de Marcel Mauss, ceux en quoi il serait l’héritier de Karl Marx. 

Et finalement, la question des retraites est aussi un enjeu qui n’est pas assumé par le système capitaliste, qui vise à la non dépendance des individus, qui ramène à la possession et non au don. Car l'essence même du donner est la position de dépendance à l’autre.

Je ne connaissais pas Mauss qu’il me reste à découvrir encore dans ce qu’il a influencé dans le champ des sciences sociales. Il élaborera le concept de “fait social total” qui introduit la dimension pluridisciplinaire dans le regard porté sur des phénomènes sociaux et l’humain. Et qui intéresse aussi le travail social au quotidien et le travail de supervision. 

Nous sommes dans l’obligation de donner. D’où vient cette obligation qui semble intrinsèque au sujet pour exister ? Et L’amour ? Donner quelque chose qu’on n’a pas ? Obligé de donner ce qu’on n’a pas...n’est-ce pas ce qui fera que “ça” circule...

   LE « PAS TOUT » DONNER

M’y voilà, ou pas ! Dans ce qui fait le cœur de ma petite histoire. J’ai tenté par des apports théoriques dans un premier temps d’y voir plus clair sur la dimension du don, du donner d’une manière disons globale, sociale. Parce que c’est dans le social et je dirais même le Politique que se vit la supervision. 

L’éprouvé du donner dans l’instance clinique est à l’œuvre pour l’analysant et le superviseur. Cela pourrait circuler entre les sujets. Que faut-il pour que ça circule ? Qu’en est-il de la position du superviseur dans le Donner et le pas tout donner ? Mais qu'est ce qui symbolise le don dans la supervision ? Quel objet en est le support, le révélateur ?

Le don et le dol : la jouissance et le manque

Nous naissons comme un don à nos parents, pris dans leur désir. En naissant nous nous donnons malgré nous. Mais pour exister à notre compte nous ne voulons rien en savoir. Gérard Pommier présente la thèse que le don est l'objet du refoulement.

Ce refoulement originaire est nécessaire à l’existence “ il faut donner pour éviter de se donner, de se détruire dans l’affrontement aux semblables” 15 .  “ L’enfant en tant que cadeau porte quelque chose d'excédentaire dans la jouissance qu’il apporte à ses parents” 16 .  C’est pour échapper à cette position d’objet, que la pratique du potlatch est une obligation, c’est à dire donner pour éviter de se donner. La chose donnée, objet symbolique qui comme sorti de soi, permettrait un déplacement dans ce risque de division du sujet. A chaque rencontre d’un autre, se répéterait ce risque de captation de l’autre. Ce serait en donnant que nous existons aussi et pas seulement comme objet de jouissance de l’autre. 

L’objet du don est aussi pris dans la jouissance. Donner est “ Abandonner à quelqu’un sans rien demander en retour quelque chose que l’on possède ou dont on jouit 17 .

Freud posera le concept de jouissance comme désir inconscient. Cette notion pose la question de la relation à l’objet qui passe par des signifiants inconscients. Par le jeu de l’enfant exposé par Freud par le « for-da », une bobine apparaît et disparaît et ces deux syllabes accompagnent ce jeu. L’enfant symbolise au travers du jeu de la bobine, la disparition et le retour de sa mère.  « C’est le lien de l’opposition de deux syllabes du langage avec la répétition de la perte et de l’apparition de l’objet désiré, plaisir et douleur, qui peut définir la jouissance » 18   Si la jouissance est l’étoffe du langage, lui-même manquant, la jouissance est ainsi intriquée au manque. Le manque propre à notre être, puisque sujet divisé par notre désir et le désir de l’autre. 

Rouzel nous dit  “le jeu met en scène deux dimensions, que l’on a déjà trouvé dans Totem et tabou : la perte, la disparition, la séparation, mais aussi la représentation de la perte, ce que Lacan nommera “le meurtre de la Chose”. La chose est incarnée à la fois par le père de la horde et par la mère toute-puissante. La chose est cette jouissance toute qui nous comblerait totalement si elle pouvait exister. Inutile de dire que cette jouissance nous est soustraite : il en manque un sacré morceau.” 19  

Le manque serait pris dans la question du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, concepts développés par Lacan en tant que privation, frustration et castration. C’est aussi de ces mouvements-là dont il s’agirait dans ma petite histoire. Le donner qui ne serait “pas tout donner”, pris dans ces mouvements. Le réel de la mort. La privation infinie, le symbolique de mes dons de présences, absences, agitation, parole… et l’imaginaire par l’appel au chef, la consolation, et la fin de peine… l’action de donner serait du côté de la castration, puisque pris dans la dimension symbolique de l’objet perdu.

L’illustration de Lacan par le  «pas toute» 20  qui est en rapport avec la question de la jouissance, plus exactement  la jouissance féminine qui ne serait “pas toute” dans la  « jouissance phallique »  et qui serait autre et  « puisse être située sur ce sans-fond de manque qui la lie au langage », 21   pourrait éclairer notre chemin sur le « pas tout donner »...   Lacan   dit “ une jouissance supplémentaire” . “ Vous remarquerez que j’ai dit supplémentaire. Si j’avais dit complémentaire, où en serions-nous ! On retomberait dans le tout.” 22  

La jouissance comporte un don et un dol, une souffrance et il y a quelque chose de non paritaire dans l’échange. C’est en ce sens que l’on se rapproche du pas tout donner, dans ce pas tout, il y a ce vide. 

C’est ainsi que le « pas tout donner » est empreint du désir de part et d’autre. Comme la parole, le don ne peut être que manquant  et c’est en cela qu’on ne peut pas tout donner. Et c’est bien ce que fait la vie. D’où le désir de donner, encore et encore. 

Si nous revenons à comment circule le don dans la supervision? C’est la parole qui parce qu’elle est manquante qui va être l’objet de la symbolisation du don. Pour que ça circule il y faudrait de ce « pas tout donner », une place vide. Le jeu du taquin, pris comme illustration par Rouzel, aide la compréhension. Ce jeu est constitué de chiffres sur des pastilles carrés à déplacer dans un carré un peu plus grand. Pour que cela bouge, cela se déplace, il y a une case vide. Et les déplacements sont possibles. Notons que ce trou est aussi pris dans ce cadre plus grand. La parole qui circule dans l’espace de la supervision peut faire déplacement dans le discours. Y compris celui du superviseur.  « L’espace de supervision permet un déplacement du Sujet Supposé Savoir (SSS), un transfert du transfert. Il s’agit, que ce soit chez le travailleurs social ou le superviseur de se déplacer de cette place illusoire où l’autre le loge. Cet autre aurait les clés de ses ennuis (…) Il s’agit bien de ce SSS, de s’en déloger, pour laisser la place vide, à savoir la laisser fonctionner comme tiers, comme le souligne Lacan. » 23

Vivre l’expérience du don renvoie à la perte, au renoncement, et au renoncement ultime… 

L’amour dans ce pas tout ça : un don actif ?

Jean Paul Ricoeur sur un texte va mettre à l’honneur le thème de l’amour dans la conception que je dirais “au fil de l’eau” chez Lacan.  Lacan dit encore que l’amour est une tentative de capturer l’autre dans soi-même. L’amour rend fou, l’amour est un véritable suicide, l’amour est du côté de la pulsion de mort.” 24

Commençons par le début et la fin, la naissance et la mort. Ce qui est du vivant.

Lacan, que je préfère écouter parler que lire, me fait rire. Je ris aussi de rien n’y comprendre ! En tout cas, Lacan en mode 33 tours à la Bowie m’a pas à pas conduite à sa lecture. Ceci est à entendre dans les 2 sens, le lire via quelques-uns de ses Séminaires et dans la lecture qu’il a de la vie… et de la mort ! 

Dans la conférence de Louvain il parle :  “la mort est du domaine de la foi, vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien sûr. ça vous soutient. Si vous n’y croyez pas est ce que vous pouvez supporter la vie que vous avez !” 25 hurle-t-il .  

“Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira”  silence…” est ce que vous pourriez supporter cette histoire ?”  Silence...“ néanmoins ce n’est qu’un acte de foi” “le comble du comble c’est que vous n’en n'êtes pas sur !” 26 Boom il tape sur la table sur lequel il s’appuie debout. 

Ce qui m’impacte dans ce que Lacan parle est comment c’est parler. Dans ses haussements de voix, accélérations et ralentissements, ses silences, ses bruits qui entourent la parole, j’y traduis le supportable dans l’insupportable du réel qu’est la mort. Et ce sont bien ses petits trous dans le discours qui nous le rappellent...

Il existe des lieux où l’on meurt comme l’hôpital, institution dans laquelle je travaille (elle-même dans l’institution prison…). Mais on y soigne aussi. Toutes choses sont empreintes de vie et de mort. Ce qui nous donne l’élan ? Le désir et l’amour ?

Dans mon histoire, j’évoque la fin de vie de ma mère. Je l’écris avec mes mots. 

Pour que ça se parle, cet insupportable, je l’associe au lieu comme un potlatch et à son hau qui y habite. 

En voici un bout “La Maison de Gardanne est un établissement de soins palliatifs. L’architecture, la communauté, le désir du sujet dans ce groupe de personnes, les douleurs, le prendre soin, la « nourriture », le rapport au corps…ont été pensés. 

La présence de l’humanité fait corps dans des équipes présentes et absentes à la fois. Un don tout cela, pris dans le langage. La parole y est essentielle ainsi que la créativité. La mort est bien là, ce dol inhérent à notre venue au monde. Comme le lien à la vie, à l’amour et au don. La cuisine ouverte sur la salle à manger est le lieu de circulation de don. Les café et petits gâteaux sont en libre-service et gratuits. Les familles peuvent manger avec les personnes accueillies, c’est gratuit. L’institution donne. Nous recevons, ce qui dans nos codes est plus difficile qu'il n’y paraît. Puis nous rendons, parfois. Une boîte où l'on peut déposer des lettres, mots, images, et aussi argent, est présente. Il y a quelque chose du rendu possible qui est comme un fondement de ce système qui fait équilibre. Cette intimité et dignité face à la maladie aident en tant que la vie et la mort sont liées. Accompagner la mort comme on accompagne l’entrée dans la vie est une noble mission. 

Ces dons, je parle du point de vue de la famille du malade, pourraient ramener à la dette symbolique. Je n’y vois pas quelque chose de la dette. Il s’agit plus pour moi, d’un don qui crée une mise en contact. Le don est le contact avec la vie La vie avec ses excès. La Maison n’est pas un tout. Ce don nous le ferons circuler à notre tour, dans son esprit...avec l’amour…

Ces murs soignants et cette institution vivante dans l’accueil des mourants, m’évoquent  la psychothérapie institutionnelle. 

Dans le film  La moindre des choses 27 , le réalisateur nous fait voyager dans la vie de tous les jours à La Borde, clinique psychiatrique fondée par Jean Oury, sur les pratiques de la psychothérapie institutionnelle. Je me souviens de cette scène du quotidien, de cet éducateur qui coupe la barbe à cet homme vivant à La Borde. Il est bien vivant ! Cette scène est prenante, tant par les corps présents et absents, que par la parole qui entoure le soin. Le monsieur barbu dit « aie aie » alors même qu’il n’a pas encore été touché. Ça parait si douloureux. 

Pourtant son visage apparaît sous sa masse de poils. Cela ne change rien à son Être mais cela change tout à son Existence. Comme le soin du corps fait aux mourants…”

Dans le soin au plus près du néant, de quoi s’agit-il si ce n’est de l’amour qui opère dans le transfert ? 

Revenons sur ce texte de Ricœur “  Mais, avant de tirer les conséquences de cet engluement de l’amour dans le narcissisme et de concevoir cette autre forme de relation à l’objet que sera le désir, Lacan s’acharne et tente de sauver l’amour. On assiste en effet à une sorte de dernier sursaut avec l’affirmation d’un autre amour, amour qu’il nomme alors “amour dans sa forme achevée”. Et de ce fait, il ébauche deux alternatives à l’amour passion : la première tournera autour de l’idée de pacte ; la seconde de celle de don actif, de l’amour comme don actif” 28

Dans la supervision, n'amène-t-on pas cette amour, et le plus souvent inconscient, que l’analysant porte aux personnes qu’il accompagne...aux participants de l’instance clinique, au superviseur… : nous pouvons parler du transfert. 

Lacan disait «  L'amour c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas  » 29

Aimer est donné ce que l’on n’a pas. Aimer c’est reconnaître son manque et le donner à l’autre, le placer dans l’autre, qui n’en veut pas. Ce n’est pas donner ce que l’on possède, des cadeaux, des biens, c’est donner quelque chose que l’on ne possède pas, qui va au-delà de soi-même. Assumer sa “castration”, quelque chose de sa position féminine…

« Je suis mort parce que je n’ai pas le désir,

Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder,

Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner ;

En essayant de donner, on voit qu’on n’a rien,

Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner,

Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien,

En voyant qu’on est rien, on désire devenir.

Désirant devenir, on vit. » 30       

René Daumal Mai 1943

BIBLIOGRAPHIE

DAUMAL René,  Poésie noire, poésie blanche , Gallimard, 1954.

DICTONNAIRE de la langue française,  Le Petit ROBERT , Seuil, 2012.

CHEMANA Roland et VANDERMERSCH Bernard , Dictionnaire de la Psychanalyse,  Larousse, 2003.

LACAN Jacques, Séminaire livre VIII,  Le transfert , Broché, 1960

LACAN Jacques, Séminaire livre XX,  Encore , Texte établi par Jacques-Alain Miller, Points Essai, 1972.

MAUSS Marcel,  Essai sur le don, Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques.  Introduction de Florence Weber, Puf, 1925.

OURY Jean,  La psychose, la mort, l’institution , Broché, 2008.

POMMIER Gérard,  L’amour à l’envers essai sur le transfert en psychanalyse , Puf, 1995.

ROUZEL Joseph , La supervision d’équipes en travail social , Broché, 2007.

ROUZEL Joseph,  le quotidien de l’éducateur spécialisé , Dunod, 2004.

AUTRES 

Articles :

BASUALDO Carina , Pour une psychanalyse du don , Revue du Mauss, 2008/2, pages 145 à 164.

CAILLE Alain,  Marcel Mauss et le paradigme du don , Revue Sociologie et sociétés, 2004, pages 141 à 176.

RICOEUR Jean-Paul , Lacan, l’amour , Revue Psychanalyse, 2007, pages 5 à 32. 

Discographies:

BOWIE David, Album vinyle  Blackstar , Label Columbia records, 2016.

QUEEN, Album  Hot space , single “ Under pressure ”, Label Emi, Elecktra Records, 1982.

PORTER Gregory, Album vinyle  Take me to the alley , Label Blue Note Records, 2016.

Filmographies:

WOLFF Françoise, film  Lacan parle , Conférence à l’université catholique de Louvain, 1972.

PHILIBERT Nicolas, film  La moindre des choses , 1996.

POMMIER Gérard,  Le don et sa symbolisation d’un point de vu psychanalytique , Colloque filmé du Centre culturel international de Cericy, Mauss vivant, 2009.

ALMODOVAR Pedro, film  Douleur et Gloire , 2019.

Remerciements :

A ma maman, pour son courage,

A mes fils, Thibaud, Hanalei et Tao, pour leur sourire

A Hafid, pour son amour poétique

A Johanna et Annabel, pour leurs regards

A Mme Lépine Marie, pour l’impulsion et à M.Rouzel Joseph pour ses dons de métaphore.

1  David Bowie, Album “Blackstar”,2016

2  Dictionnaire le Robert, 2012

3  Bowie, titre chanson album Blackstar, 2016

4  Csapa : Centre de soins,  d’accompagnement et de prévention en addictologie au Centre Pénitentiaire des Baumettes. Le Csapa est une unité fonctionnelle du Service médico-psychologique régional (SMPR) qui dépend de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille. Educatrice spécialisée depuis 2006.

5  Porter, album “take me to the alley”, 2016

6  Lacan, Séminaire livre VIII : le transfert, 1960

7  Basualdo, Pour une psychanalyse du don, 2008

8  Mauss, Essai sur le don, 1925

9  Ibid., page 69

10  Ibid. page 89

11  Alain Caillé,  Marcel Mauss et le paradigme du don, 2007 

12  Ibid

13  Ibid

14  Mauss, Essai sur le don, 1925, page 222

15  Gérard Pommier, le don et sa symbolisation d’un point de vu psychanalytique, 2009

16  Ibid

17  Le Robert, dictionnaire, 2012, page 288

18  Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, p204

19  Rouzel, le quotidien de l’éducateur spécialisé, Dunod, page 30

20  Lacan, Séminaire livre XX, Encore, Essais, page93

21  Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, Page 206

22  Lacan, Encore, page 94

23  Rouzel, La supervision d’équipes en travail social, p231

24  Ricoeur, Lacan l’amour, Psychanalyse, 2007

25  Lacan, conférence de Louvain, vidéo

26  Ibid

27  Nicolas Philibert, La moindre des choses, 1996

28  Ricœur, Lacan l’amour, Psychanalyse, 2007

29  Lacan, Séminaire livre VIII : le transfert, 1960

30  Daumal René, Poésie noire, poésie blanche, 1954, Donné par Rouzel Joseph, mail sur le travail de la monographie, 2020

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