mercredi 19 octobre 2022
Ma praxis analytique (« Qu’est-ce que je fous là ? »)
Ce texte est la transcription de mon intervention au colloque de l’association l’@Psychanalyse, les 8 et 9 octobre à Montpellier.
Rien dans ma trajectoire vitale ne me prédisposait à devenir psychanalyste. Je savais qu’il y avait un continent psychique puisqu’il me jouait régulièrement des tours, mais mes centres d’intérêt – et cela jusqu’au début des années 2000 – furent durablement la psychosociologie des groupes et des organisations, la sociologie clinique de Vincent De Gaulejac, l’approche transdisciplinaire du philosophe et sociologue Saul Karsz, l’analyse institutionnelle de René Lourau, et la révolution culturelle du temps libre de Joffre Dumazedier.
En d’autres termes, je marchais sur une jambe, j’étais unijambiste, j’étais à « cloche-pied », animé essentiellement par la jambe marxiste si l’on veut faire un clin d’œil à la métaphore tosquellienne sur la double détermination. Je travaillais dans le social, je réfléchissais sur le social, ignorant la psychogenèse et les déterminations psychiques, comme si j’avais peur de ce que je percevais imaginairement comme du nombrilisme complaisant et narcissique.
Pourtant, à l’aube des années 2000, j’ai vécu un glissement épistémologique par lequel je suis passé des groupes humains, et de ce qui s’y passe entre ses membres, à l’étude assidue et plurielle d’une métapsychologie freudolacanienne, et dans ce même élan, j’ai compris la double détermination de l’homme, cet assujettissement aux déterminismes psychiques et sociaux, ce que le psychiatre Jean Oury appelait la double aliénation.
Il faut dire que mon changement de milieu professionnel fut moteur dans cette mutation, et c’est ce qui généra l’assomption de ce nouveau désir qui ne va pas de soi : devenir analyste ! Après douze années de purgatoire à diriger divers établissements sociaux-éducatifs, je me suis immergé dans ce nouveau terrain, mettant les mains dans le cambouis du social pur et dur, celui de la misère du monde ; en travaillant dans le champ de la Protection de l’enfance, par un retour à la base comme éducateur dans un internat éducatif accueillant à plein temps des enfants abandonnés et abandonniques, parfois très carencés et déjà abimés par les vicissitudes de la vie, et certains victimes de violence familiale.
En même temps, et à 50 ans, j’entrais dans le continent analytique sans m’en rendre vraiment compte, animé par une immense soif de savoir, une grande capacité de travail, lisant les auteurs, écrivant des situations cliniques, participant à des cartels, fréquentant divers groupes de lecture, et assistant à des présentations de malades en milieu psychiatrique. J’apprenais aussi beaucoup des enfants que je côtoyais quotidiennement, j’ai même vécu un suivi au long cours avec un enfant étiqueté psychotique. Ce fut mon socle clinique.
Et puis il y a eu mes six années d’analyse avec Pierre Hattermann, cet ami disparu, mort des conséquences de l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016. Je vous invite à lire mon texte, « l’ombre portée du disparu », vous le trouverez dans le livre « Une praxis de la psychanalyse » (pages 29 à 37), il s’agit d’un témoignage par lequel je lui rends un hommage mérité, je sais ce que je lui dois. Enfin, vous conviendrez avec moi que ce n’est pas ainsi que l’on achève son analyse, et, face à un lien transférentiel qui n’est pas dénoué, je cours le risque d’un transfert éternel. Depuis 2016, je m’en arrange.
Fin 2011, j’ai 57 ans et je romps définitivement avec le salariat, quand c’est insupportable on ne supporte plus ! Je suis animé d’un désir, celui d’intervenir sur site comme superviseur d’équipes, passant ainsi d’une hétéronomie mortifère à une autonomie libératrice. Ainsi, depuis 2012, j’ai animé des centaines de groupes. En 2015, un ami psychanalyste m’offre la possibilité de travailler à son cabinet quelques heures par semaine. C’est ainsi que j’ai accueilli mon premier « patient ». Je n’aime pas trop la terminologie de « patient » qui s’origine du monde médical, alors que je ne suis pas médecin. Le terme d’analysant est plus précis, bien que seuls certains sujets puissent y prétendre. Cela signifie que la personne est active, actrice-sujet de sa cure analytique, donc ça ne concerne pas tout le monde. Alors, faute de mieux, à l’instar de la plupart de mes pairs, j’utilise le mot « patient » un peu à regret, même si, je sais que dans certaines conditions, les séances peuvent être facteurs de soins et de réparation, comme quoi il y a une parole qui soigne.
Toutes ces considérations me renvoient à la question de la légitimité qui continuera toujours à me titiller, et c’est très bien ainsi. Il ne faut pas se prendre pour le SS, le sujet sachant ! J’ai mis du temps à oser dire que j’étais psychanalyste. A l’instar de J.B. Pontalis, je craignais l’imposture. Si j’appréciais beaucoup la formule lapidaire de Lacan comme quoi « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même », édulcoré peu de temps après par le rajout des « quelques autres », le jour où j’ai reçu ma première patiente en 2015, je ne m’y sentais pas trop autorisé et encore moins par moi-même. Il faut rappeler que l’analysant voulant devenir analyste est seul face à l’assomption de ce désir : devenir analyste, et cette idée s’est imposée à lui comme une évidence, comme elle s’est imposée à moi, pris dans l’imbroglio du transfert des mômes.
J’avais passé six années sur le divan, deux à trois fois par semaine, selon mes finances, et huit années à fréquenter des groupes de travail, à lire les auteurs, et si c’est mon analyste et quelques autres professionnels qui m’ont mis à cette place, puis les « patients » que j’ai reçus, et certains au long cours, cela ne donne pourtant pas une autorisation d’exercer, mais qui pourrait en donner une ? Certainement pas l’Etat, qui ne pourrait avec légitimité légiférer les modalités de cette relation si singulière ; et le singulier c’est ce qui fait exception. Peut-on, doit-t ’on légiférer l’exception ? Alors, c’est pour cela que s’il y a des diplômes en psychanalyse - et mêmes des doctorats-, il n’existe pas de diplômes de psychanalystes.
Voilà qui renvoie à l’idée de « la passe », cette dernière dévoyée par les post-lacaniens de la Doxa, car elle ne se réduit plus qu’à une commission d’agrément par lequel un jury d’experts se prenant pour le grand Autre, vérifie si le passant connait bien son catéchisme lacanien. Je caricature à peine ! Il existe d’autres façons de faire « passe ». Le passant, dans ce processus qui le mènera métaphoriquement du divan au fauteuil, pourrait organiser un séminaire ou un cartel, écrire des articles ou des livres, intervenir dans des colloques, diverses manières d’une mise à l’épreuve de ce que le « je » du « passant » peut engager dans l’acte de transmission de la praxis psychanalytique. Si peu à peu, j’ai accepté de me présenter comme psychanalyste, sur ma plaque il est indiqué « psychanalyse » et non « psychanalyste », pirouette empruntée à Joseph Rouzel, afin de détourner ce sentiment d’imposture un peu dérangeant. Pourtant, je sais maintenant que là où il y a de la psychanalyse, il y a un psychanalyste, c’est-à-dire un « sujet supposé savoir » et des transferts entrelacés, celui de l’analysant, capable de vous appeler en pleine nuit de désarroi, et celui de l’analyste, appelé maladroitement contre transfert, un transfert que l’analyste ne saurait ignorer, car, qu’il le veuille ou non, il est agi par lui.
Evoquons les séances : un observateur invisible dirait qu’il s’agit de conversations où l’on parle de tout, ça pourrait même être ennuyeux, enfin, la parole est libre et sans entraves. C’est ce que Tosquelles appelait la déconniatrie : « Racontez tout ce qui vous passe par la tête ! ». Dans l’espace clos et secret du cabinet de psychanalyse, une parole duelle se déploie à travers le temps des séances, de 45 minutes à une heure, c’est ma temporalité, en synergie avec ce hors-temps de l’inconscient entre deux séances par lequel le travail continue, à l’insu des deux protagonistes qui vont certainement rêver. Le sujet-analysant peut découvrir peu à peu ce qui l’a entravé et déterminé, lui permettant peut- être pour la première fois de parler en son nom propre, de dire « je », c’est ce que Lacan appelait « l’effet-sujet » ; quand le sujet de l’inconscient rencontre enfin l’étranger qui vit en lui
La psychanalyse est une praxis, ce mouvement itératif entre le vécu, la pratique et la pensée. La praxis, c’est l’action, c’est faire, et ce faisant se faire ; c’est la pratique théorique de Louis Althusser, et, selon Lacan, ce qui permet de transformer le réel en symbolique. La psychanalyse est un champ pluriel marqué par les divisions, les replis identitaires, le patriotisme d’organisation, et certaines associations psychanalytiques sont de véritables sectes vivant dans le fantasme de la forteresse assiégée avec des regroupements annuels à huis clos !
Parlons de la formation du psychanalyste, faite des formations de l’inconscient. Outre ma cure analytique, dans mon apprentissage de psychiste, j’ai puisé dans diverses sources, et cet éclectisme m’a permis de faire des choix et de ne pas m’enfermer dans une pensée unique. Après quelques années de fréquentations de diverses instances de « l’Ecole de la Cause », je suis redevenu un électron libre, ayant peu de goût pour le culte des chefs et les systèmes pyramidaux. J’y ai fait cependant de très bonnes rencontres et j’ai découvert le monde de Lacan en lisant plusieurs de ses séminaires, accompagné de pairs et d’un « plus-un ».
Adhérer à l’@Psychanalyse, c’était pour moi la possibilité d’une inscription symbolique auprès de personnes avec qui j’avais des affinités, et la création de cette association est ce que j’attendais de ses fondateurs après l’expérience éphémère de « Psychanalyse sans frontières ». Une association est un dispositif pour soutenir un certain rapport à la psychanalyse. Être membre de l’assoce, c’est pour moi être un membre actif, même si je suis loin de Montpellier. C’est être dans « l’agir », avec la possibilité d’échanger, de déployer des idées, de participer, d’être partie prenante, de prendre part, c’est-à-dire oser prendre parti, au-delà des consensus mous. C’est la possibilité de faire partie d’un groupe tout en gardant son identité, voire son étrangeté légitime, pour paraphraser le poète René Char. En outre, et si j’ai adhéré dès le départ à cette association d’obédience lacanienne, je ne prétends pourtant pas être lacanien, même si je sais O combien Lacan a augmenté et approfondi la pensée freudienne. Chez Lacan, j’ai envie de dire « que j’y ai fait mon marché », j’en ai retiré ce qui m’aidait dans ma compréhension de la psychanalyse, conscientisé que cela se confondait le plus souvent avec ce que j’y comprenais, c’est-à-dire, ce que, en langage lacanien, j’avais pu « attraper » ! D’où mes réticences à l’égard de son ultime enseignement…
Cependant, Lacan ne représente pas toute la psychanalyse. Peut-on ignorer les enseignements de Winnicot, de Bion, de Klein, de Ferenczi, et même certains concepts de Carl Gustav Jung ? Ne voulant pas m’enfermer, j’ai fait le choix de l’éclectisme. Si je devais me définir comme analyste, et ce serait forcément réducteur, je dirais que si je suis d’orientation freudolacanienne, je suis aussi un hétérodoxe car je n’ai aucun goût pour la pensée unique. Par amitié pour le regretté Jean Oury, je dirais bien que je suis « ouryen » (et non « ou rien » !), sans me vouer pour autant au culte de la personnalité du « Grand Jean ».
Quelques mots sur ma pratique en cabinet laquelle ne m’occupe que quelques heures par semaine. Cette activité ne se fonda pas dans un but lucratif, même si elle m’apporte un complément de revenus. En 2015, il s’agissait surtout pour moi d’aller au bout d’une longue démarche impliquante, une bonne décennie étant nécessaire pour générer un analyste débutant. Tout au long de ce processus, il y a eu, chevillé au corps, un désir de transmission, transmission d’une posture à tenir, un savoir « être avec », à travers l’invention de mon propre style ; et dans cette transmission il n'y a pas seulement la transmission d’un corpus théorique, il s’agit de transmettre une praxis, celle qui consiste à accueillir « ce qui ne va pas », et peu à peu, au fil des séances, permettre au sujet d’advenir à son désir inconscient : « Wo es war, soll ich werden » énonçait Freud.
Pour cela, je viens de le dire, j’ai mon style. Il me semble que le cadre analytique, avec son théâtre ritualisé et à huis clos, induit trop souvent un manque de réciprocité. Avec un sujet en analyse de façon régulière et durable, l’analyste que je suis, sous l’influence de mon transfert vers l’analysant, s’efforce de réduire cette dissymétrie laquelle, me semble t’il est un frein à l’avènement du désir du sujet. La réduire renforce l’alliance thérapeutique et la confiance réciproque. Voici encore des signes de mon hétérodoxie, et si elle est liberté, elle n’exclue pas la rigueur, qui ne signifie pas rigidité. Ainsi, pour exemple, ayant rêvé d’une analysante, il m’est arrivé de lui raconter mon rêve et de le décrypter avec elle, mais elle n’est pas n’importe qui : Il s’agit d’une analysante que je rencontre chaque semaine depuis trois ans et qui a toute l’étoffe d’une future analyste.
Voilà ce que je fais depuis 2015, animé d’un désir, le désir de l’analyste, désir du désir de l’autre, et ça me fait associer avec la question ontologique tosquello-ouryenne : « Qu’est-ce que je fous là ? ». Voilà une question essentielle à laquelle je ne me déroberai pas. Je suis un professionnel de la relation d’aide qui se fout pas mal de la neutralité bienveillante. Les « patients » du cabinet, « je roule pour eux », je les soutiens, il m’arrive même et de plus en plus souvent de les « réparer », enfin…de leur redonner le sourire et foi envers une vie qui vaudrait la peine d’être vécue, comme quoi une certaine forme d’intervention analytique n’est pas étrangère au soin.
Pour comprendre, il faut contextualiser : la moitié de mes patients sont des psychistes qui sont salariés d’un établissement public psychiatrique situé en Haute Savoie. Cet établissement, à l’instar de beaucoup d’autres, connait une grave dérive managériale où s’impose en force une quantophrénie mortifère, s’illustrant par l’obsession gestionnaire, le culte de l’obéissance, la mise au pas des équipes, et le diktat d’une Direction paranoïaque et violente, au détriment de la prise en soin.
Il faut dire que majoritairement, les Directions d’établissements psychiatriques ne se démènent pas pour le bien-être de leurs patients, ni de leurs professionnels. Ce n’est pas leur problème que l’hôpital soit hospitalier. Ils travaillent pour les ARS, pour le ministre de la Santé, et pour l’optimisation de leurs ratios de fonctionnement ; et ces énarques de la santé publique qui ne connaissent rien à la psychiatrie tiennent à garder leur place de chiens de garde, comme les appelait le regretté Pierre Bourdieu.
Résultat : dans l’impossibilité de travailler, les psychologues d’orientation analytique vivent une souffrance éthique intolérable, et beaucoup d’entre-eux ont démissionné afin de ne pas continuer à être complices d’un établissement qui dans le meilleur des cas, ne pratique plus qu’une psychiatrie vétérinaire.
Autres résultats : hémorragie de certaines catégories de personnel et fortes difficultés de recrutement, durée moyenne des hospitalisations incroyablement courte pour favoriser le « turn over » des patients (mais une schizophrénie, ça demande plus que 21 jours !), fort taux d’absentéisme, recrudescences des pratiques d’isolement et de contention, et un nombre inquiétant de suicides de patients dans certains services.
Alors, j’accueille en supervision des psychologues en très grande détresse, leur santé à un moment fut même engagée, et j’en parlerai plus longuement dans un prochain texte. En outre, des séances d’analyse, avec d’autres professionnelles, se transforment actuellement en consultation de souffrance au travail, comme quoi, et selon l’adage, il faut vivre avec son temps, même si, à l’instar de l’écrivain Henry Miller, je dirais que c’est le temps des assassins . Il s’agit d’une période marquée par le nihilisme thérapeutique et le culte de l’évaluation. La psychiatrie contemporaine se caractérise majoritairement par une négation de l’orientation relationnelle du soin psychique, substituée par la psychopharmacologie, l’éducation thérapeutique et la généralisation des pratiques coercitives. Nous sommes dans le primat de la thèse neurobiologique : l’être humain se réduirait à un cerveau, une machine à traiter de l’information, et si nous logeons toutes les causalités dans le cerveau, cette option scientiste réduit l’être parlant à un organe mutique.
La folie n’existe pas et les maladies mentales seraient des maladies comme les autres : cette banalisation annonce la mort de la psychiatrie si les professionnels ne réagissent pas unanimement et notamment les psychiatres.
Aujourd’hui hégémonique, la thèse neurobiologiste prétend s’imposer à toute conception relationnelle des soins, à la psychanalyse et à tous ceux qui y puisent une orientation humaine telle que la psychothérapie institutionnelle. Cette nouvelle cérébrologie soutenue par les ARS, légitime la mise sous tutelle administrative des pratiques de la parole, elle postule le tout neuro, et la médicalisation outrancière de la maladie psychique, afin d’engraisser Big Pharma !
Comme le disait Jean Paul Sartre à la fin de sa vie : « On a raison de se révolter ! »
Serge DIDELET
Mots-clés : double aliénation, passe, désir de l’analyste, transfert, praxis analytique, soin psychique, souffrance au travail, hétérodoxie, psychiatrie, peste managériale, cérébrologie .
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