jeudi 06 septembre 2007
Correspondance censurée de la nef des Fous.
(Hôpital de Volterra 19OO-198O)
« … Le fugitif ne peut pas vous dire plus maintenant prenez le télescope et mesurez les distances et regardez entre vous et moi quel est le plus dangereux… ».
« Le Fou de San Girolamo »
Mémoire d’outre-tombe, d’une humanescence avortée, sacrifiée, par les institutions dans cette instance trop catégorique du Politique. La réflexion mise en exergue dans ce manifeste d’excellence, stigmatisant une atteinte fatale à l’expression d’une libre pensée, celle d’une correspondance censurée, met l’accent sur l’acmé tragique en regard de l’algarade entre la métaphysique solipsiste de l’être et l’angoisse récurrente de sa conscience sociale. Dans ce drame universel, d’une vérité intemporelle et absolue, nous est restitué le climat d’une angoisse existentiale dont le mémorial sublime remonte à Antigone de Sophocle.
Je me permettrais d’avancer que cette lecture très prégnante, dont les échos édifiants traduisent chez moi la réminiscence de locutions psychiques très affectées, si intimes et si personnelles qu’elles ne pouvaient me laisser indifférent. P. Faugeras et J. Oury dans la perspicacité de leurs propos et la fine analyse de leurs arguments, nous révèlent en effet, dans cet aperçu très signifiant, celle d’une étude consciencieuse de psychanalystes éclairés, la teneur diffuse d’une lueur résolutive qui nous éclaire sur cet épineux dilemme :
« Le Fou a tout perdu sauf sa raison » - un peu au sens dévoilé par J. Lacan.
Pour une mise en bouche de ce texte aux vérités fulgurantes, je cite un passage mettant en évidence une réalité toujours très actuelle : « …Longtemps, et peut-être encore, le fou a été assimilé à un réprouvé et longtemps, et certainement encore, le soin et le contrôle social se sont trouvés confondus » … En effet Lacan lui-même portait un jugement très sévère sur la collusion des sciences humaines avec le pouvoir, et plus particulièrement sur la psychologie du raisonnement psycho-juridique, disant après Ganguilhem « qu’il n’y a qu’un pas de la Sorbonne à la Préfecture de police ».
Car pour le Sujet de la psychanalyse, l’homme qui ne vit trop souvent qu’enfermé dans la caverne des mots, n’a pas toujours accès au soleil de ses désirs, alors que pour le Sujet du droit on se réfère trop exclusivement surtout dans les cas litigieux et pathologiques au sujet de l’intention, de la volonté et de l’autonomie qui se doit de s’affirmer dans la parole du prévenu.
En effet, pour illustration, je rapporterais le dérisoire d’un certain discours logomachique qui très officiellement nous a donné cette information récemment dans les médias : « Ce procès est un non lieu » proclame solennelle la juridiction , ….et pourtant rétorque sur un ton suave le crâne Politique très installé par le dernier suffrage : « le crime a bien eut lieu ! » Dans ce fracas de jeu de mots aux accents d’une rhétorique populiste, dans ce propos de non sens logique qui tonitruant se proclame d’un ton très assuré, ce qui suborne un peu plus une opinion trop encline et trop résignée sur un mode passif.
Mais plutôt, voyons à présent ce que nous relate le texte de l’ouvrage présenté dans cette préface aux lettres censurées, qui elles restent à découvrir dans l’ouvrage en question.
I
« Lettres mortes »
Préface § Présentation
Patrick Faugeras psychanalyste à Alès.
Le psychiatre italien Franco Basaglia, qui fut l’un des principaux acteurs de la lutte contre l’existence des hôpitaux psychiatriques en Italie, avait coutume de dire que la première chose que l’on rencontre lorsqu’on pénètre dans un asile, ce n’est pas la maladie ou la folie mais la misère.
I
Le Parlement italien vota en 1978, dans un contexte politique difficile, la loi 180, autrement dite loi Basaglia, qui décrétait la fermeture définitive des asiles psychiatriques existants. Cette situation exceptionnelle en Europe notamment par sa radicalité eut, entre autres, pour effet immédiat de rendre manifeste aux yeux de la population la plus large et la moins informée, cette misère que paradoxalement les asiles étaient censés contenir et dissimuler mais qu’en fait, ils ne cessaient de sécréter.
Cette misère ne saurait, en effet, être due, limitée et comprise par les seules conditions socio-économiques des internés, même si la plupart d’entre eux étaient et sont issus des milieux défavorisés. Elle ne saurait l’être non plus par les seules conditions morales ou idéologiques, même si la folie est l’objet d’une stigmatisation et d’un rejet que n’ont connus et ne connaissent que de très rares pathologies, stigmatisation et rejet qui poussèrent parfois jusqu’à concevoir et mettre en œuvre son extermination pure et simple. Cette misère ne peut non plus être considérée comme la conséquence de la seule pathologie, même si cette dernière a quelques fois des effets dévastateurs sur le psychisme des personnes qui en sont touchés.
Au-delà de ces multiples déterminants, cette misère est d’abord et essentiellement l’effet du phénomène asilaire et de la répression institutionnelle à laquelle les internés étaient et sont soumis. Longtemps, et peut-être encore, le fou a été assimilé à un réprouvé et longtemps, et certainement encore, le soin et le contrôle social se sont trouvés confondus.
Lorsque donc la loi Basaglia fut votée et que l’on ferma presque aussitôt l’asile de Volterra, ancienne ville étrusque au cœur de la Toscane, traditionnellement vouée au travail de l’albâtre, fut retrouvée parmi les 50000 dossiers cliniques archivés par l’administration une immense correspondance « retenue, interceptée, censurée… » qui émanait essentiellement des internés mais aussi de leurs familles. La loi, en effet, voulait que tout échange épistolaire soit soumis au regard et à l’aval des responsables administratifs et médicaux..
L’hôpital de Volterra est né, en tant qu’asile, en 1904 lorsque fut publié, sous l’autorité du Royaume d’Italie, le premier texte de loi délimitant et garantissant les droits des malades mentaux, consacrant ainsi de fait la naissance de l’asile. Cette loi dont l’esprit fut plus influencé par des doctrines juridiques que par des considérations d’ordre médico-social renforçait la reconnaissance de l’état de dangerosité potentielle du fou à son encontre ou à celle des autres et eut pour effet d’accentuer l es méthodes répressives et carcérales déjà en vigueur.
Par ailleurs du point de vue scientifique, l’école dite anthropologico-positiviste, dont les chefs de file étaient alors Benedetto Croce et Cesare Lombroso, exerçait une influence prépondérante ; C. Lombroso, par exemple était convaincu que les comportements de l’individu ou groupes ethniques dépendaient de caractères biologiques, qui ne pouvaient donc être modifiés. « Pris » par cette idéologie positiviste qui limitait la tâche de la science à systématiser et à ordonner les phénomènes observés, il alla jusqu’à étudier les crânes des fous en utilisant les mêmes techniques que celle qui sont employées pour l’homme de Neandertal. Et Luigi Scaglia, qui fut le premier médecin directeur de l’asile de Volterra, dès sa fondation en 1900 et ce pendant trente ans, publia lui-même, après un traité de psychiatrie en syntonie avec les idées du moment, des études de phrénologies portant, notamment, sur la longueur des doigts de la main chez les déments.
II
Mais parallèlement à ces conceptions organicistes dont l’objectif avoué était de corréler les troubles mentaux à des lésions anatomo-pathologiques ou à des phénomènes d’ordre biochimiques, à des dysfonctionnement du système nerveux ou circulatoire ou à des anomalies héréditaires, se développait partout ailleurs la conception d’un traitement de la maladie mentale, appelée « cure morale ». Alors qu’en Europe, était de plus en plus reconnue et affirmée l’importance de la clinique de la maladie mentale, c’est-à-dire de la relation avec Le malade, l’Italie, campée sur ses positions organicistes, paraissait scientifiquement quelque peu rétrograde.
Cependant, en Italie et plus particulièrement à Volterra, parallèlement et apparemment à l’encontre des orientations scientifiques de Luigi Scabia, était mis en œuvre un traitement idéologique et institutionnel de la folie. En effet, en Italie, se diffusait, à partir d’une critique de l’asile auquel on reprochait son côté carcéral et son isolement de toute vie sociale, la pratique plus qu’empirique des colonies agricoles dont l’une des plus célèbres fut celle de San Giacomo della Tomba, à Vérone. Le professeur Tanzi écrit en 1905 dans son traité de psychiatrie : « Les bons asiles possèdent une colonie agricole…Le travail plus particulièrement au grand air ragaillardit les malades mentaux, les rend plus calmes, plus satisfaits d’eux-mêmes. En plus d’être un facteur d’hygiène et de calme, l e travail peut-être aussi un moyen de soin. »
A Volterra, et sous l’influence de L. Scabia, la transformation d’une « hygiène de l’isolement » en « hygiène de la liberté », comme le préconisait en 1920 le psychiatre français Edouard Toulouse, qui souhaitait que la pratique de l’hospitalisation des malades mentaux soit distinguée de la pratique de l’internement, va se trouver subordonnée à l’organisation telle que L. Scabia pensait arriver à intéresser la plus grande partie des internés. Le travail, dans le traitement des malades mentaux pouvait, du moins selon cette conception, revêtir un double intérêt : un intérêt hygiénique et rééducatif – si le malade était arraché à sa passivité aboulique, s’il s’intéressait à une activité pratique (les colonies agricoles, l’ergothérapie, et autres activités), il ferait un grand pas, sinon vers la guérison, du moins vers la stabilisation de la maladie- mais aussi un intérêt moral – le travail supposé être la condition de la liberté du malade, dans le cadre de l’institution asilaire. Car si cette conception, d’une part amenait à reproduire dans l’enceinte de l’hôpital, une organisation qui mimait en quelque sorte la vie du « dehors », en créant ateliers, commerces, métiers et autres modes d’échanges, allant même jusqu’à frapper monnaie – autant d’activités qui n’étaient pas sans procurer de substantiels profits à l’administration-, d’autre part, elle ne mettait aucunement en question l’institution asilaire en tant que telle, pas plus, bien au contraire, qu’elle ne favorisait un dépassement de la séparation entre institution et société, entre dedans et dehors. Paradoxalement l’abolition des barrières à l’intérieur de l’asile, ou la liberté de circulation des malades, ou la place accordée au travail, au lieu d’abolir la distance entre institution et société ne faisaient que l’accentuer, ne serait-ce qu’en mettant en évidence l’homologie entre l’institution et la société. Rapprocher ou comparer, c’est reconnaître la différence.
Mais encore, bien au-delà ou bien en deçà de ces conceptions ou principes touchant à la pathologie et aux organisation sociales et politiques, plus ou moins utopiques, plus ou moins idéologiques, par l'isolement maintenu, l’asile concrétise le « rejet aux confins de cela même où nous aurions pu aussi bien nous reconnaître ». L’asile concrétise non seulement la volonté de méconnaître la coappartenance de la folie et de la raison, d’ignorer leur commune nature tout autant que leur dépendance réciproque mais aussi la volonté de refuser à la folie sa possibilité, la possibilité de nous spécifier en notre humanité. Délier la folie, par exemple, comme cela se passe aujourd’hui sous le règne de la technologie, de la maladie mentale, alors qu’elles ont appartenu jusqu’alors à la même « unité anthropologique », c’est priver l’homme d’une part de vérité de lui-même, qui le constitue en propre.
Mais aussi, nous détournant de ce qui nous regarde, nous perdons « ce rapport à cette vérité de soi-même » (Michel Foucault, La folie comme absence d’œuvre), attribuant et remettant à l’autre fou ces peurs et autres angoisses qui naissent sous nos pas lorsque notre rapport au monde soudain vacille. Le traitement de la folie dans son évolution, semble suivre le cours du rapport que nous entretenons à nous-même, plus exactement à cette part d’ombre qui accompagne et vient recouvrir, inéluctablement, nos entreprises, y compris les plus rationnelles.
III
La misère que produit l’asile ne tiendrait donc pas tant à la répression et à la violelnce qu’inévitablement il exerce mais tiendrait plutôt au partage qu’il opère et au renoncement qu’il impose. Il opère un partage, non seulement en isolant le fou de la communauté mais surtout en déliant la folie de sa possibilité proprement humaine. Lorsque la folie devient maladie mentale, et sous couvert de soin à apporter à une pathologie, l’asile s’arroge le pouvoir, comme toute institution totalitaire , de gérer la globalité de la vie du patient, matériellement et moralement, n’hésitant pas à se substituer aux grand appareils idéologiques. Comme si, n’envisageant le sujet que sous un seul profit, l’asile imposait ce profil au sujet et à tout autre comme son seul visage, à partir de quoi il va se² proclamer apte à gérer cette nouvelle entité, quelque peu monstrueuse, qu’il contribue à créer.
Le caractère totalitaire d’une institution, dont l’asile psychiatrique n’est qu’un exemple parmi d’autres et qui ne peut être représenté et limité aux murs qui l’enserrent, pourrait donc tenir essentiellement à ce partage, à ce clivage qu’elle produit et impose au cœur de l’humain, l’obligeant à se détourner d’une part de lui-même sans laquelle pourtant il ne peut se concevoir et dont il ne peut se défaire sans se perdre. Et la pratique de la censure va révéler toute sa violence lorsque, face à la volonté exprimée par les patients, à travers leurs écrits, de faire tenir ensemble les visages multiples de leur être, elle oppose, rappelle, réinscrit l’obligation de ce renoncement.
Le caractère totalitaire de l’asile se trouve renforcé par une certaine pratique de la censure de la correspondance qui ne se limite pas à filtrer, à caviarder un texte jugé licencieux, outrageant ou supposé livrer des informations qui doivent rester secrètes mais une pratique de la censure qui opère une interception à l’insu du sujet, le laissant sans écho, sans adresse, sans réponse et de ce fait possiblement exposé à l’effroi face au risque de sa propre déliaison.
Au-delà donc de cette misère qui se donne immédiatement à voir, ne serait-ce qu’à travers les corps défaits de ceux qui errent, ou à entendre à travers ces derniers appels désespérés avant que le silence et l’oubli ne les absorbent, au-delà de la répression, plus ou moins manifeste qui traite le fou comme un exclu ou un réprouvé, s’exerce une violence dont la radicalité semble d’autant plus grande qu’elle serait moins apparente. IL ne s’agit pas de cette violence que toute institution s’instaurant ou s’affirmant impose au monde, disqualifiant les personnes et leur corps, effaçant tout trace d’appartenance sociale, contraignant à l’uniforme et à l’indifférence. Il s’agit ici d’une violence autrement plus destructrice, que cette correspondance censurée nous permet non seulement de percevoir mais aussi de concevoir, c’est celle qui par privation de tout rapport à l’Autre opère de fait la destitution de toute subjectivité. C’est une violence insidieuse parce abritée non pas derrière la nécessité d'un secret qu’il s’agirait de taire, pouvant révéler exemple des pratiques institutionnelles inavouables, mais abritée plutôt derrière ce que l’on pourrait appeler « la bonne conscience », celle qui, convaincue de savoir ce qui est bien pour l’autre, est à même de justifier la pire des exactions, priver le sujet de sa propre possibilité.
La pratique de la censure médico-administrative n’est bien évidemment pas spécifique à l’asile de Volterra, tous les hôpitaux psychiatriques se sont peu ou prou, sous des motifs les plus divers, arrogés ce droit-là. Chaque fois la correspondance a été censurée, interceptée, retenue pour le « bien des malades », c’est-à-dire selon des représentations de la folie où viennent s’amalgamer et s’ordonner, sous l’égide de convictions plus ou moins humanistes, arguments scientifiques et moraux, croyances et préjugés. Cela pourtant ne suffit pas pour prendre toute la mesure de la violence de cette interception, encore faut-il, parce que l’interception implique l’absence de toute réponse et le silence sur son exercice, considérer qu’elle est méconnaissance totale et annulation pure et simple de l’effort gigantesque, souvent ingénieux, de la tentative subjective du fou écrivant, sinon de guérir de sa folie du moins de l’élaborer. Comme si ces lettres étaient l’expression d’un ultime effort pour assurer une subjectivité sur le point de s’effondrer, un ultime effort pour faire tenir ensemble ce qui menace, encore et toujours, de se défaire et pour cela un ultime effort pour participer encore de cette communauté des hommes qui ne cesse de disparaître à l’horizon.
IV
Ne pourrait-on pas entendre la question de F. Kafka : « Comment retenir un être par de simples mots écrits sur du papier ? » non seulement comme une interrogation adressée à Milena sur le pouvoir des mots à retenir cet autre qui se détourne mais encore comme une question qui’il se pose sur le pouvoir de l’écrit à retenir de ce que de lui-même échappe, et qu’en l’occurrence, il appelle l’être ? Et plus fondamentalement ne pourrait s’entendre par ailleurs une possible consubstantialité entre l’autre et soi-même, à savoir que l’autre auquel je m’adresse est aussi celui, comme en miroir, à partir duquel je me constitue ?
Quel que soit le destinataire affiché d’une lettre, du plus familier, du plus modeste à la plus haute autorité, la censure n’empêche pas simplement et concrètement que la lettre parvienne à ce destinaitaire, elle prive de fait de tout rapport à l’Autre. Car l’adresse est toujours, non pas incertaine ou approximative mais plurielle. Ou plutôt l’adresse est toujours une et plurielle, le destinataire n’ étant pas seulement celui qui, interpellé, pourrait répondre, serait-ce par le silence, il est aussi d’abord et par ailleurs le représentant d’une communauté, la communauté de ceux qui ont, par exemple, la raison en partage et qui, par conséquent, pourraient attester ou pas de la raison de l’écrivant.
L’adresse est une et plurielle parce que la demande est elle-même multiple, s’écrit sur plusieurs plans, mais aussi appelle et invoque de multiples renvois dont le trajet précisément définit et spécifie une communauté. Le destinataire est toujours un autre, et ce de diverses façons : si de nombreuses lettre demandent explicitement un destinataire qu’il en appelle à d’autres, parents, amis, édiles, autorités, il est aussi un Autre à qui il est demandé d’attester de la raison, de la cohérence, de la bonne foi du sujet écrivant ou de l’injustice du sort qui l’accable. Sous les demandes explicites, qui parfois soudainement surgissent au cours du propos ou se brisent sur le tranchant d’une misérable réalité, les lettres en appellent à un Autre il est attendu une reconnaissance, l’attestation d’une adéquation ou d’une conformité, ultime appel, ultime fil retenant encore à la communauté des hommes. Le terme de correspondance porte cette double acception sémantique, évoquant à la fois l’idée de communication mais aussi l’idée d’analogie, de conformité : être en adéquation avec…
Plus fondamentalement l’Autre est, pour le sujet, ce miroir censé lui restituer ou lui assurer une image de lui-même quelque peu tenue, rassemblée, vraisemblable, un miroir dans le reflet duquel le sujet pourrait encore saisir quelque chose de lui-même avant de s’effondrer oui de se réfugier définitivement dans les plis de la folie.
En privant effectivement et structurellement du rapport à l’Autre, la censures s’avère opérer une destitution véritable de toute subjectivité, ignorant l’importance de son effort elle l’abandonne à la plus grande des détresses.
Alors que toute énonciation est déjà exposition au risque de la cohérence et de l’incohérence « …ce que souffle la folie et qu’écrit la raison » écrit René Char, -ce qui peut parfois rendre la parole si difficile-, l’exclusion doublée de censure contraint tout énoncé à forcer son trait, oblige à une rhétorique visant à la fois à capter l’autre, que ce soit par la plainte, la menace ou la séduction, mais aussi à faire preuve de raison. Qu’elle soit implorante, menaçante, voire méprisante, cette rhétorique qui double, enveloppe, conditionne le propos, autant d’artifices voulant émouvoir l’autre, conditionne le propos, autant d’artifices voulant émouvoir l’autre et en appeler à l’Autre, est de fait une réponse trouvée à la nécessité faite au sujet d’avoir à attester en permanence de l’arrimage de l’énoncé, et donc du sujet, au réel. Clamer son innocence, prouver sa raison, convaincre de sa bonne foi ne suffit pas encore, il faut de surcroît montrer, démontrer ce qui d’ordinaire irait de soi, parce que l’enjeu de cette performance linguistique n’est pas seulement l’effet explicitement attendu, sortir, mais une compétence psychique qui, attestée, protègerait le sujet d’une déréliction radicale ou d’un effondrement.
Mais la censure laisse cette correspondance sans réponse, renvoyant ainsi leurs auteurs à une attente infinie, sans objet, sans bords, sans limites, une attente infinie que le rituel quotidien de l’asile ne peut que renforcer, et le moindre détail, le plus infime dérangement de cet ordonnancement s’enfle de façon démesurée avant de disparaître ; comme si dans le hors temps et le hors lieu de l’asile, il était le lointain écho d’un
V
événement possible. Une attente vide, blanche, creuse, où le sujet, suspendu dans l’espace et le temps, est exposé à la terreur de l’infini et d’une déliaison radicale qu’aucune réponse ne viendra border ou retenir.
Mettre cette correspondance en circulation, après qu’elle en ait été empêchée, ne se justifie pas simplement du souci de réparer les effets de la violente manifestation de la tout puissance du pouvoir, ni non plus d’une quelconque volonté dénonciatrice mais d’ abord exprime le refus de participer dès lors que cette correspondance nous est accessible, à un effacement, un oubli volontaire qui reviendrait à affirmer que rien n’a eu lieu, recouvrant pour toujours ces paroles modestes du peuple des exclus. « …arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de disparaître de l’histoire sans laisser de traces. Les muets. Ils étaient et ils sont plus grands que moi. » écrit Albert Camus dans le Premier homme.
Mettre cette correspondance en circulation, c’est peut-être faire en sorte qu’elle trouve un destinataire, peut-être même leur destinataire, c’est-à-dire celui qui, se sentant concerné en propre par ces appels lancés par-delà les murs par-delà le temps, se tourne vers le monde. Se reconnaître destinataire serait se mettre en rapport ou en correspondance ? Se reconnaître destinataire serait-ce permettre qu’une lettre reste en circulation afin que se déplient, que se déploient ses multiples adresse, serait-ce, finalement, admettre qu’en excluant l’autre on se prive d’une part de soi-même, cette part qui justement est celle de notre possibilité ?
Mais ces lettres méritent surtout d’êtres connues parce que, à travers leur étrangeté, leur loufoquerie parfois, leur gaieté comme leur tristesse, s’y expriment non sans lyrisme ou légèreté, la misère quotidienne mais aussi les émotions, les joies et les souffrances, qui font la texture et, pour peur que l’on y soit attentif, au cœur même de la détresse, la dimension poétique de l’existence humaine.
Les quelques lettres « interceptées, censurées, détournées, perdues, interdites… », ici présentées résultent d’un choix tout à fait arbitraire parmi des milliers de documents. Le seul critère retenu par les collègues italiens C. Pellicano, R. Raimondi, G. Agrimi, V. Lusetti, M. Gallevi, qui ont exhumé cette correspondance, a été d’exclure de leur choix les documents écrits en période de guerre. Cette correspondance s’étale de l’année de 1900 lors de la création de l’asile, jusqu’aux années 1970, peu avant sa fermeture.
L’asile de Volterra, cette nef des fous, est aujourd’hui laissé à l’abandon comme le furent naguère la plupart de ses occupants. Et si les traces de la vie que partagèrent, à une certaine époque, plus de 4800 patients sont encore visibles, comme si les lieux avaient dû être quittés précipitamment, son état actuel semble refléter cette gangrène de la répression asilaire qui ronge depuis toujours tout rapport à la folie.
Post Scriptum de Jean Oury le 31 Janvier 2007.
« Infra-histoire d’une Humanescence ».
Des milliers de lettres. Et les agents, consciencieux, minutieux, bien ordonnés. De l’écriture redevenue « traces », rangées dans les archives de purgatoire, attendant le destinataire absolu, transcendant : le Dieu inaccessible de la Bureaucratie, le Maître invisible du « Château » pour « philosophasser » (comme le dit Jules Vallès).
Tout ce qui s’est passé dans le Monde, les guerres mondiales, l’incessante internationalisation des violences, des génocides, des tueries organisées, n’est que brise invisible pour la subjectivité enfermée, oubliée, « asilée » dans le hors temps. « J’en prends soin(de mes vêtements) le plus que je peux parce que ce seront ceux avec lesquels on m’enterrera ».
Travail d’historien ? Traduction, recollection des missives par Patrick Faugeras. Extraction logique de phrases emprisonnées. Les corps enfermés, retenus ; et les âmes qui sont restées accrochées au fil des lettres, des phrases, des respirations. Impressionnant murmure, et des gestes se répètent jusqu’à gesticulation dernière.
VI
S’agit-il « d’intrahistoire » comme le dit et le répète Unamuno. Pendant que les « héros » paradent et que le sang coule pour des intérêts inavouables, il y a ceux qui restent là, personnes recluses, qui passent d’un siècle à l’autre, à l’arrière, au fond, sans avenir, loin des bruits assourdissants de la quincaillerie mondiale.
Cet exercice de recueil me semble proche du travail d’Arlette Farge, historienne vouée au XVIIIème siècle, en particulier dans ce livre admirable et subtil : « le bracelet de parchemin ». Cet abord de l’histoire, loin de ces naïvetés du « présentisme », me semble en harmonique avec ce qui est présenté ici de ce qui reste de Volterra.
Voici quelques phrases d’Arlette Farge, bien qu’il soit toujours risqué d’extra ire d’un ensemble… : « La lettre est mémoire, l’acte de solennisation d’un instant présent qui sera vite passé dès qu’il sera lu par son destinataire. Elle est aussi le tombeau des mots écrits venus à notre attention d’aujourd’hui…Comme une incantation, un résumé puissant de sentiments forts qui ne demandent qu’à être entendus, une supplique qui se veut convenable … » Et encore : Les mots portés révèlent bien des ruses et des manquements, des désobéissances aussi, et l’ensemble de ces actes est autant de réponses rebelles (ou détournées) au monde de l’ordre et du droit »…
Le travail de Patrick Faugeras est bien de l’ordre de l’Histoire, tout en s’inscrivant dans une démarche « politique »vraie ; de dénonciation de l’oppression, du maintien sournois d’un ordre social que par clivage et exclusion.
Mais il faut souligner que toute cette « inhumanité » - si ce terme a encore une quelconque valeur – ne vient pas de l’Hôpital, ni de la colonie agricole, ni des cellules, ni des contentions…Ce ne sont là qu’arguments, syntaxe sociale d’une violence objective, positiviste. Hors de l’Hôpital : la rue, les souterrins, la montagne. Rien où se tenir ; « Ariels » de pacotilles qui disparaissent même s’ils ne « s’attachent » pas « quelque coin de ciel ». Ce qui qui sourd à travers ces pauvres lettres, de soumission, de politesse mielleuse, d’abandon de toute certitude, c’est une sorte de diagrammatisme, de ce qui perdure en deçà et au-delà de Volterra.
Heureusement, enfin, ces lettres bloquées, rangées, « volées », ont trouvé leur destinataire en Patrick Faugeras, le déchiffreur. Elle se rangent, retrouvant dignité ; reprise de la pure inscription en noble écriture, argumentant l’invisible. Mais toute vie s’est éteinte. Preuve d’inanité, de complicité poussiéreuse, de raisonnements sordides de marionnettes d’une pseudo science : le crâne plus gros, plus petit ; et les doigts des mains trop longs…Un positivisme dégénéré, déjà ! Les questionnaires et l’homogénéité ne sont pas loin. Sainte Transparence s’est attaquée à l’opacité du singulier. Retour subtil d’une sorte d’onto-théologie dévergondée !…
Ce travail minutieux se range du côté de quelques explorateurs. Ne serait-ce que Jules Vallès, dans « Le tableau de Paris » en 1882. « Le temps de la philosophasserie est passé » dit-il. « Il s’agit de peindre la ville comme elle est, et de la mouler avec ses bosses et ses creux, les reliefs de chair et de bois, sans trier les glorieux et les parias »…
Mais tout ceci est déjà articulé dans la présentation de Patrick Faugeras, conjuguant le « hors temps », « l’attente infinie », « le hors lieu »…Et le « Sens », « transcendant toute signification », pour toucher le silence, le vrai silence. « L’asile de Volterra, dit-il, cette nef des fous, est aujourd’hui laissé à l’abandon »…
Pourquoi ne pas citer ici, encore, ces variations sur « l’intrahistoire » de Miguel de Unamuno : « Les vagues de l’histoire, avec leur rumeur et leur écume qui reflète le soleil, roulent sur une mer continue, profonde, beaucoup plus profonde que la cape qui ondule sur une mer silencieuse et au bout de laquelle jamais n’arrive le soleil. Tout ce que racontent chaque jour les journaux, l’histoire tout entière du « moment présent historique », n’est que la surface de la mer, une surface qui se gèle et qui cristallise dans les livres et les registres…Les journaux ne disent rien de la vie silencieuse de millions d’hommes sans histoire qui, à toute heure du jour et dans tous les pays du globe, se lèvent sur un ordre du soleil »…
VII
Relisez donc ces quelques lettres « interceptées , censurées, détournées, perdues, interdites », gages d’un travail incessant « d’immortalisation », à contre-courant des « idéologies »…. S’il en est encore temps !
Nota Bene : A propos de la conception qu’on pensait résolument dépassée d’un certain positivisme, d’une onto-théologie égarée, un peu au sens où l’entendait le divin Spinoza : « La volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance » , ne peut-on déplorer une certaine actualité qui renoue incessamment cette approche de la pathologie, en place et lieu même d’un pouvoir instauré, « irresponsable » . De fait cela s’appelle : « Repeindre la souillarde » et persister « plus crétin que moi tu meurs ».
MOMO.
Glossaire :
Humanescence : concept emprunté à Bergson pour distinguer dans notre humanité la genèse d’une essence vitale, entendue ici plus particulièrement dans le devenir d’une conscience vivante en gésine, en mouvance incessante.
Bibliographie :
1°/ -Arlette Farge « le bracelet de parchemin ». L’écrit sur soi au XVIIIème siècle(Bayard 2OO3).
2°/- André Gide : allusion à une strophe de son poème dans les « nouvelles nourritures » : « léger comme Ariel je meurs si je m’attache à quelque coin du ciel »
3°/- Jules Vallès : « Le tableau de Paris » (Editions de Delplhes 1964)
4°/- Miguel de Unamuno dans « Unamuno » d’Alain Guy (Editions Seghers 1964)
Références :
« Lettres mortes » ouvrage publié aux éditions « Encre § Lumière ». Présentation, traduction et photographies de Patrick Faugeras. Post Scriptum de Jean Oury.
VIII
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