jeudi 03 octobre 2002
(Copie à Monsieur Le Garde des Sceaux.)
Monsieur Le Ministre de l’Intérieur,
J’ai 53 ans. Je suis psychanalyste et formateur en travail social. Mais à 15 ans, pour un acte très grave : délit de vagabondage, j’ai connu la prison, à Paris et en Belgique. Je crois que ça aurait pu mal tourner, si au-delà de buter sur des barreaux et des matons, je n’avais rencontré un homme, procureur du Roi belge et retrouvé espoir dans le lien social. Aussi presque 40 ans plus tard je vous dis : ne jetez pas des enfants en prison. Ce qu’attendent les jeunes, tout jeune, c’est de rencontrer des adultes à qui parler. Certains commettent des actes répréhensibles, font peur aux braves gens ? Il ne s’agit pas d’excuser, mais au contraire de les rendre responsables : qu’ils puissent répondre de leurs actes. Qu’on les sanctionne, mais intelligemment. Qui aime bien, châtie bien : encore faut-il commencer par aimer ! L’appareil de la loi ne manque pas de ressources en matière de sanction et de réparation. Le raisonnement qui veut que d’abord on enferme et ensuite on éduque est aberrant et produit la plupart du temps une confirmation de la haine des jeunes pour la société.
Je vous le dis : ne jetez pas des enfants en prison. Depuis tout temps toute société a eu peur de sa jeunesse. Allons nous continuer ainsi, versant dans la barbarie la plus rétrograde, là où les moeurs et la vie en société moderne exigent des inventions de civilisés ? Jugez-en plutôt : voici quelques citations parmi d’autres :
- Notre jeunesse est mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect pour les anciens. Nos enfants d’aujourd’hui ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce, ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. Ils sont tout simplement mauvais.
- Je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays, si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible.
- Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut être loin.
- Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas capables de maintenir notre culture.
Propos d’actualité. Or la première citation est de Socrate (470-399 av. J.-C.) ; la seconde d’Hésiode (720 av. J.-C.) ; la troisième d’un prêtre égyptien (2000 ans avant J.-C.) ; la quatrième date de plus de 3000 ans, elle a été découverte sur une poterie d’argile dans les ruines de Babylone… Vous me direz : mais j’aime la jeunesse, je veux juste mettre à l’écart les fruits pourris. C’est ainsi sur un fond de haine, de stigmatisation et de ségrégation de la jeunesse que vous avancez. Faire des paquets entre les bons et les mauvais ne change rien à l’affaire.
Les mesures que vous prônez nous les connaissons tous dans le champ du travail social. Vous avez la mémoire courte. Ce mode de traitement des jeunes délinquants, considérés comme « tordus » et qu’il faut « redresser » a un nom : les bagnes d’enfants, édulcorés au fils des ans en « maisons de redressement » ou « de correction » etc. Ils ont fait des milliers de morts en France et garni les rangs de la pire truanderie, à partir de 1850. D’autre part ces mesures ont une fonction : rassurer les nantis, les petits maîtres du jeu politique. Bref poudre aux yeux et barbarie. Enfermer des enfants est un aveu d’impuissance sur les capacités de notre société à envisager de façon démocratique les questions d’éducation.
Vous faites du vélo avec les policiers, vous voulez réhabiliter les représentations sociales des agents du maintien de l’ordre. Fort bien ! Il était temps. Mais allez jusqu’au bout, faites-en autant pour les milliers de juges d’enfants, d’enseignants, d’animateurs, d’éducateurs qui ont accumulé un savoir-faire dont vous ne tirez pas profit. Ce que cherchent les jeunes, tous les jeunes, parfois en le manifestant de façon dérangeante ou dans le passage à l’acte, ce sont des adultes à qui parler, je le redis. Les éducateurs, que ce soit de la protection Judiciaire de la Jeunesse ou de l’éducation spécialisée, travaillent depuis des dizaines d’années à des alternatives viables et vivantes de prise en charge des jeunes difficiles. Ils le font dans l’ombre, à bas bruit. Ils n’ont ni le temps, ni l’envie de convoquer la presse lorsqu’ils montent sur un vélo. Venez partager une soirée d’internat, un moment de camp, une heure d’atelier avec eux vous serez étonné de découvrir qu’il y a des moyens autrement plus efficaces de traitement de la délinquance que l’enfermement. Aller à New York, c’est bien, mais il y a chez nous des ressources laissées en souffrance. Là où vous vous entourez à juste titre d’experts en tous genres sur l’insécurité, pourquoi ne pas écouter un peu ceux qui ont développé depuis des décennies un savoir-faire qui, s’il ne profite pas à la communauté, nous renverra tout droit à marcher dans l’histoire à reculons.
Monsieur le Ministre de l’Intérieur, soyez moderne et efficace, n’envoyez pas des enfants en prison, sauf à vouloir faire leur malheur et produire une classe de jeunes un peu plus dangereuse, un peu plus violente, qui aura un peu plus la haine. Les jeunes parce qu’ils sont l’avenir de la Nation, doivent être traités comme des partenaires responsables : c’est la seule voie d’accès à la citoyenneté. Que certains taxés de « sauvageons » par un de vos malheureux prédécesseurs soient mis au ban de la société ne peut représenter une issue pensable dans notre société. Ce n’est pas d’enfermement qu’ont besoin nos jeunes les plus durs, ni d’excuses, ni de pitié, mais d’une certaine fermeté bienveillante en face d’eux. L’autoritarisme n’est pas l’autorité ; la rigidité n’est pas la rigueur ; l’enfermement n’est pas la fermeté. Car tous n’auront pas la chance, comme j’ai pu l’avoir tout jeune, de trouver un adulte à qui parler vraiment. J’ai côtoyé trop de jeunes, au cours de ma carrière d’éducateur, habités par le désespoir et jetés dans les voies de la haine la plus sombre, pour savoir que l’éducation est le seul chemin pour permettre à un enfant de grandir. Et s’il ne veut pas ? Et s’il rue dans les brancards ? A nous adultes de faire preuve d’imagination, sans nous réfugier dans de vielles recettes dont l’histoire nous enseigne qu’elles conduisent toujours au pire.
Joseph ROUZEL, psychanalyste, éducateur, formateur en travail social, écrivain, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social.
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bien dit!
mikelepicard
mercredi 19 novembre 2008