samedi 08 mai 2004
Longtemps tenue à l’écart la logique gestionnaire a désormais droit de cité dans les secteurs jusque là épargnés.
En effet, depuis quelques années le secteur sanitaire, social et médico-social tend à aligner ces modalités de fonctionnement sur les principes de l’économie marchande. Cette tendance se traduit par la mise en place de toute une série de nouvelles méthodes de management- le downsizing, le benchmarcking, l’engineering voire le ré-engineering- et de moyens de contrôles contraignants- les contrats d’objectifs, les démarches qualités, les normes ISO, l’accréditation, l’évaluation individualisée des performances- dont les objectifs sont d’améliorer la qualité et d’adapter le secteur aux évolutions économiques.
Ces objectifs sont légitimes. Mais, en réalité, la logique gestionnaire cherche avant tout à transformer le secteur social et médico-social en un vaste marché où des prestataires reliés à des clients fourniraient au plus vite une prestation de service avec une rentabilité maximale.
Pour ce faire, la logique gestionnaire tente à tout prix à formaliser et à rendre transparentes les conditions d’exercice de l’activité pour contrôler le travail ainsi qu’à mobiliser les personnels, avec eux ou malgré eux afin de les rendre plus performants à la tâche. Elle ne s’intéresse qu’aux résultats du travail- et non au travail réel- elle exige qu’ils soient mesurables et quantifiables et exclue l’invisibilité, l’immatériel 1 , la prise en compte de la dimension subjective, de la différence et de l’altérité.
Malheureusement, cette logique se paie d’un fort coût humain. Ainsi, les personnes prises en charge sont instrumentalisées, réifiées, comme dans le secteur concurrentiel, on ne parle plus d’usagers ( encore que ce terme également prête à réfléchir) mais de « clients ». Ceux-ci doivent avoir « la prestation de service » qu’ils réclament et leur demande est,, dans la logique gestionnaire affaire de résolution technique d’un problème. Point d’échanges inutiles, les temps « improductifs » (pause café, entretiens, réunions ) sont traqués. Rien n’est questionné. Les personnels sont sommés de ne pas se laisser « affecter » par les problématiques des « clients », car, dans la logique gestionnaire, ce surgissement de l’intime nuit à l’efficacité, à la rentabilité et à la productivité.
L’objectif étant de réduire au maximum le temps qui sépare une question de sa réponse, un problème de sa solution, le problème devient une entité autonome détachée de l’histoire personnelle des « usagers » et du contexte dans lequel il se pose. Dit autrement, il s’agit d’apporter une réponse immédiate censée combler un besoin comme on comblerait une carence en vitamines.
Mais, face à cette logique, les professionnels butent sur un écueil et de taille : les réponses apportées ( un logement, une place d’accueil en crèche, un stage d’insertion ) ne répondent pas aux attentes des « clients ». Le logement trouvé n’est pas habité, la place d’accueil en crèche n’est pas prise, le jeune ne se présente pas au stage. Régler le problème sur le plan technique semble être sans effet. Les personnes prises en charge résistent.
La logique gestionnaire apprend à ses dépend que « l’homme n’est pas un être de besoin mais un être de désir ». Considérer l’usager comme un simple consommateur dont il faut contenter l’exigence immédiate est « improductif ». Il s’agit précisément pour le professionnel de tenir à la fois la rampe et d’accepter de perdre du temps, d’être « affecté » pour que s’établisse un travail de lien entre lui et la personne prise en charge, car c’est ce travail de lien qui est important et non la tâche ou le service à rendre afin d’amener les « sujets » à faire des choix qui les engagent.
La logique gestionnaire va donc à l’encontre des buts qu’il poursuit car en apportant une réponse toute faite aux besoins de ses « clients », elle les démet de leurs propres responsabilités envers eux-mêmes et elle les maintient dans une position infantile de satisfaction immédiate de besoins illusoires.
Quant aux professionnels, l’investigation clinique montre à quel point cette logique gestionnaire a des effets désastreux sur chacun d’eux et sur le collectif.
Ainsi, on assiste à une exacerbation des positions avec l’évaluation individualisée des performances. Les professionnels qui ont atteint les contrats d’objectifs 2 fixés sont publiquement félicités, voire gratifiés parfois « secrètement », soulignaient des responsables de service, les autres sont vilipendés et « personne ne dit mot , tout le monde y consent ». Cette évaluation met donc en tension les personnels sur le plan narcissique, elle réveille les pulsions les plus archaïques - sentiments de séduction, de jalousie, de rivalité- voire encourage des pratiques déloyales – tricheries, impasse sur ce qui fait la qualité du travail.
Comme pour les usagers, la logique gestionnaire privilégie la voie courte de la satisfaction immédiate et de fait, elle exerce une insupportable violence symbolique à laquelle les personnels participent eux-mêmes en acceptant une infantilisation des rapports dans l’échange relationnel. Elle renforce, également «l’aliénation sociale » des personnels en leur barrant l’accès à la compréhension du sens de ce qu’ils mettent en œuvre et en ne reconnaissant pas ce qu’ils font réellement.
On constate également une dislocation des collectifs de travail par destruction des solidarités et des repères communs. L’impuissance, la suspicion, la compétition règnent à tous les étages et empêchent le travail de coopération, indispensable pour construire les règles de travail et de métier. C’est le règne du chacun pour soi.
Par ailleurs, l’absence d’espaces de paroles ne nuit pas seulement aux collectifs, elle fragilise, également, les personnels, elle annihile leur capacité à penser, les rend indisponibles subjectivement à la souffrance des usagers « il n’y a plus rien à faire avec cette famille, elle a une mentalité d’assisté » et favorise donc le développement d’une pensée opératoire, fonctionnelle, dans le traitement des situations des usagers. La peur s’incruste dans les relations et empêche la capitalisation des compétences, la reconnaissance au travail 3 . Elle exacerbe la crainte de ne pas pouvoir agir à temps ou celle d’être tenu responsable en cas de problèmes ( l’adolescent qui fugue, l’enfant qui se blesse, l’usager qui se suicide ), celle de ne pas être à la hauteur, de ne pas pouvoir élaborer un projet « quoi que je fasse, je suis disqualifiée, je me sens de plus en plus incompétente ». Chacun est ainsi renvoyé à sa solitude et à sa responsabilité individuelle.
Des cadres empêchés d’assumer leur fonction de « holding » 4 .
Dans la logique gestionnaire, les cadres ne sont nullement épargnés. Plus isolés que les autres, ils sont constamment malmenés et parfois accusés de tous les maux. Ils font eux-mêmes souvent les frais de cette logique : ils peuvent être empêchés d’appliquer les règles institutionnelles, par exemple à l’égard d’un salarié fautif afin d’éviter une traduction de l’association devant les prud’hommes, contraints de composer avec les injonctions paradoxales de la direction et de mobiliser les personnels sur les objectifs à atteindre. Des objectifs qu’ils jugent eux-mêmes abstraits et sans lien avec le travail réel. Ainsi, ils participent malgré eux à la discréditation du travail réel et le fossé se creuse entre les personnels de terrain, aux prises avec le travail réel, engageant leur identité dans la qualité de leur travail et les cadres (notamment les « jeunes managers » formés à la logique gestionnaire), trop occupés à remplir des tâches de gestion et à démontrer que leur service peut fonctionner avec moins d’effectifs. Car, dans la logique marchande, un bon gestionnaire est celui qui sait travailler avec moins d’effectifs. Les cadres ne peuvent de ce fait plus assumer leur fonction de « holding ». Or il est indispensable qu’ils occupent une fonction tierce, évitant ainsi aux personnels de se laisser happer par les problématiques ou tenter par une instrumentalisation des usagers.
Enfin, apparaît une souffrance éthique, lorsque les personnels sont contraints de réaliser des actes qu’ils réprouvent, à prendre des décisions qu’ils répugnent, voire infliger à autrui ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur inflige : proposer un hébergement à de jeunes mineurs étrangers dans des hôtels incontrôlables où le pire peut arriver, faute de places dans des structures adaptées (foyer ou famille d’accueil), tricher sur leurs stastistiques en inscrivant des actes non réalisés parce qu’il leur est impossible de tenir les critères quantitatifs mis en place par la direction, faire manger plusieurs personnes âgées en un temps record ou encore être obligés de respecter un temps défini à l’avance pour changer les couches sales de personnes handicapées profondes.
Ces attitudes provoquent une souffrance éthique à l’égard de l’idéal de soi et vis-à-vis d’autrui à qui on inflige une injustice. « Ne pas prendre quelques minutes pour changer la couche d’une personne handicapée ou ne pas prendre le temps de parler avec la personne âgée, c’est déjà de la maltraitance ». Avoir conscience de faire du mauvais travail mine l’estime de soi, l’identité de métier est attaquée et, au-delà, la santé car faut-il encore le rappeler, le rapport au travail est un facteur de santé mentale. Ruiner ce rapport laisse la porte ouverte à toute une série de troubles psychopathologiques (troubles musculo-squelettiques, détresse psychologique, violences, épuisement, tentative de suicide).
Résister aux tentatives d’instrumentalisation des personnes prises en charge relève de l’éthique du travail sanitaire social et médico-social. D’abord, en prenant conscience collectivement que le système ne nous est pas imposé de l’extérieur mais que nous le faisons fonctionner. Et, ensuite, ne pas céder sur ce qui fait la qualité du travail social et médico-social et qui constitue l’une des règles de métiers. Les personnels du secteur-social et médico-social ont, en effet, fait le pari du sujet. Il s’agit donc de faire valoir, dans des espaces de paroles institués, l’importance du travail de lien (n’en déplaise aux ingénieurs du social) qui permet de donner ou redonner du sens à des existences singulières, à la parole des sujets, à partir des points d’insertion de ce qui les font souffrir dans la réalité, afin de les accompagner dans l’espace social pour qu’ils puissent y trouver leur place et inventer leurs propres réponses.
M-F Custos-Lucidi
Travail & Humanisme
Psychologue –Consultante
spécialisée dans la clinique du travail
06-86-32_81-17
1 Article ASH N° 2320 Juillet 2003: reconnaître le travail invisible
2 Les contrats d’objectifs évaluent les résultats du travail et non le travail réel c’est-à-dire, l’engagement subjectif mobilisé, la qualité du travail, les efforts déployés pour s’adapter chaque fois aux situations singulières.
3 Article ASH N° 2320 Juillet 2003: reconnaître le travail invisible
4 Article ASH N° 2301, 7 mars 2003: Les responsables du secteur sanitaire et social à l’épreuve du transfert
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