dimanche 24 août 2003
« L’humanisme, ce n’est pas de dire : “Ce que j’ai fait, aucun animal ne l’aurait fait”, c’est dire : “Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête, et nous voulons retrouver l’homme partout où nous avons trouvé ce qui l’écrase”. »
André Malraux, Les voix du silence (Quatrième partie, La monnaie de l’absolu, VII), Paris, Gallimard, 1951.
Le travail social désigne, particulièrement en Europe, un ensemble de pratiques professionnelles qui se dissolvent aux frontières du social et du médico-social. En France, les territoires du travail social se sont étendus et produisent des nouveaux métiers, diffus eux aussi, pour compléter des dispositifs souvent obsolètes. La gestion rationalisée de populations diversement stigmatisées s’est, petit à petit, imposée en lieu et place des prises en charge de sujets en difficulté. Nombre d’entre eux s’adressent désormais à des guichets.
L’actualité politique, hélas, confirme chaque jour cette hypothèse : du traitement des mineurs délinquants au traitement des flux migratoires. L’opacité des mesures exclue radicalement le discernement, la différence, l’altérité. C’est en ce sens d’abord que nous nous risquons, pour reprendre le thème du congrès et de cet ouvrage, aux limites de l’humain… Dans toutes pédagogies, mêmes totalitaires, l’humain, bon an mal an, résiste. Car une pédagogie reste une tentative d’élever l’homme à un niveau subjectif d’humanité. Aujourd’hui les pédagogies, les processus, s’érodent, voire disparaissent, aux profits de procédures, de gestions. En arrière-plan se rejouent des scénarios et des stratégies que le travail social, malheureusement, connaît bien : non pas résoudre les situations mais les contrôler a minima pour satisfaire prioritairement les classes moyennes. Or dans une société où la capacité de consommer est devenue une des dernières formes, exacerbée, de reconnaissance sociale, l’enjeu est de taille. « Soit nous déclarons dès maintenant la guerre à la pauvreté, soit nous nous retrouverons un jour en guerre contre les pauvres. Tel est le choix. » 2
Le travail social, historiquement, connaît bien cette dialectique subtile entre l’aliénation sociale et l’aliénation psychique, et les rejetons pervers que l’une engendre lorsqu’on méconnaît l’autre, telles, par exemple, les politiques d’insertion sociale pour un sujet que sa singularité aurait prétendument désinséré. De telles pratiques prennent alors le risque de devenir des tentatives désespérées au mieux d’adaptation au pire de modélisation, et qu’elles soient l’une et l’autre sociales ne les rendent que plus pernicieuses.
Le titre de cette contribution est, à plusieurs titres, une provocation. S’il était de bon ton d’être humaniste autour de Jean-Paul Sartre ou même de Karl Marx, l’humanisme fait figure aujourd’hui d’archaïsme. Si on laisse le qualificatif, de manière affectueuse, à quelques grands personnages disparus ou en passe de disparaître, l’humanisme est, pour la garde montante, bien ringard, ainsi en est-il pour cet élu alsacien déplorant l’inefficacité, à ses yeux, manifeste d’éducateurs spécialisés en pas grand chose, capables de ne développer que des outils de convivialité !
Les chartes Qualité, les normes ISO, dont les plus ardents détracteurs admettent l’inévitabilité dans les secteurs du travail social, signent aussi la fin d’un humanisme, la fin d’anthropo-logiques au profit d’anthropo-techniques.
L’humanisme est alors pointé comme le repli défensif de travailleurs sociaux qui, au même titre que leurs ouailles, ne sauraient s’adapter aux nécessités d’un monde en mutation. Du coup les discours des professionnels au mieux énervent au pire amusent bon nombre de décideurs. Là aussi il y a un réel enjeu : Comment se faire entendre ? Comment faire savoir ce que l’on fait ? Comment défendre un projet ? L’érosion des candidatures aux professions du travail social, la sur féminisation du secteur, démontrent s’il en était besoin la difficulté, aujourd’hui, à exalter des métiers peu valorisés et aux contours indistincts.
Lorsqu’un chauffeur de bus ou un gardien de la paix sont victimes d’une agression, cela se sait. Des représentants prennent la parole, des grèves sont décidées, des mouvements sociaux se dessinent, les journaux télévisés, les radios et la presse écrite nationale s’en font l’écho, les élus s’en inquiètent, des débats s’engagent… Lorsqu’un travailleur social trouve la mort sur son chemin professionnel, ses collègues sont émus, un entrefilet paraît dans un quotidien régional, quelques rumeurs batifolent dont quelques soupçons : « N’aurait-il pas manqué de distance ? ».
Face aux difficultés d’une jeunesse enclose dans des zones urbaines périphériques aux horizons bouchés, il arrive qu’un Ministre, par exemple de l’Intérieur, se déplace. Il rencontre les élus locaux, les différents corps de police, quelques hauts fonctionnaires et parfois quelques personnalités du monde associatif. Des fois il passe même un peu de son précieux temps avec une Brigade Anti Criminalité pour percevoir les difficultés de leur quotidien et apporter quelques moyens supplémentaires. Il ne rencontre pas de travailleurs sociaux, il ne partage pas une de leurs journées de travail. Il ne se fait pas le relais, dans les médias, de leurs difficultés et encore moins de leurs savoir-faire. Il ne glorifie jamais les services qu’ils rendent à la nation. Il creuse encore un peu plus le fossé entre eux et lui et participe ainsi de leur isolement de plus en plus périlleux.
Aujourd’hui, la pénurie d’infirmières amène nombre d’entre elles à pouvoir négocier, dès le premier poste, leur salaire. Cette même carence conduit la plupart des établissements hospitaliers à recourir à diverses primes de recrutement et d’embauche. Dans les secteurs sociaux et médico-sociaux, le manque de travailleurs sociaux qualifiés et diplômés permet d’embaucher des personnes non-formées, non-qualifiées, ou de recourir aux nouveaux métiers sous-payés, aux personnes détentrices de licences prétendument professionnelles. Les formations initiales et continues des travailleurs sociaux, dévalorisées, sont ainsi, encore un peu plus, mises à mal.
C’est un euphémisme de dire que les politiciens de droite comme de gauche se préoccupent peu de soutenir (financièrement) ou de développer les initiatives en matière de travail social. Le néolibéralisme rend un peu plus manifeste, à l’échelle de la mondialisation, le désengagement des Etats au profit d’initiatives privées. La plupart des Etats riches sont déjà « […] partisans d’une réduction de l’appareil d’Etat et des domaines dont il a la charge, ainsi que d’une diminution de son rôle dans les affaires des gens [pour]logiquement que l’Etat s’aligne aussi sur le secteur privé dans le domaine du contrôle de la population. » 3
Dès lors quelles sont les alternatives des professionnels du travail social ? En 1998, la revue Esprit évoquait trois scénarios possibles : « La première vision donne lieu à une refondation de la conception réparatrice du travail social ; la seconde en fait l’âme d’un mouvement social naissant ; la troisième cherche à repenser la médiation sociale. » 4 Pour notre part, nous discernerions, aujourd’hui, quatre tendances.
La première se dessine à travers les tonalités si particulières de la formation des directeurs (CAFDES) : promouvoir essentiellement une gestion rationalisée des établissements, ce qui ne serait pas gênant en soi si cela ne se faisait inévitablement au détriment d’une autre vision politique du social.
La seconde s’exprime à travers des symptômes connus et bien actuels du travail social : usure du personnel, mobilité réduite, difficultés, voire incapacités, à se mobiliser, entre autres. Il s’agit d’une position de repli où les professionnels essayent de faire le mieux avec le moins. Cette situation, à terme, nourrit toutes les formes de déploration.
La troisième tente de réinvestir l’espace du social en participant à des actions militantes, mais de manière souvent paradoxale. En effet ces formes de militantismes qui affleurent aujourd’hui sont extrêmement critiques à l’égard des travailleurs sociaux perçus souvent comme des agents incompétents, parfois irrespectueux, d’un Etat répressif. Il reste aussi éminemment suspect qu’un travailleur social devienne porte-parole des exclus. Le travailleur social est alors sommé de choisir son camp. Si les actions militantes ont le mérite de politiser le débat et si le travailleur social se doit d’avoir une vision politique de son travail, il n’est pas sûr qu’il y parvienne en changeant simplement de place.
La quatrième est, presque par nécessité, une utopie. Le travail social se perd dans sa nomination 5 . Car le terme même permet à lui seul de prendre en compte près d’un million de travailleurs sociaux, en France. Mais il ne les fédère pas ! Les corps professionnels sont englués dans des logiques et des enjeux différents. Il n’est pas si sûr que les 3 à 400 000 aides à domicile se sentent proches des éducateurs spécialisés et de leurs diverses préoccupations. Pourtant les uns et les autres participent d’un travail du social, au même titre que les enseignants (souvent isolés), les associations de parents, les bénévoles du secteur caritatif, etc. Et là, cela commence à faire beaucoup de monde préoccupé d’éducation non dans une définition restrictive réservée à l’ infans , mais dans sa définition humaniste celle où le chemin, comme dit le poète Machado, se fait en marchant. Cela rejoint une proposition faite par Jacques Ladsous, vice-président honoraire du Conseil Supérieur du Travail Social, lors de l’Université d’été du Travail Social et de la Formation (Soulac, 25 au 29 août 2002) 6 : celle d’organiser en 2004 non pas des Etats Généraux du Travail Social, mais des Etats Généraux du Social. Alors, peut-être, nous pourrons sortir d’un « entre-nous » illusoire et passer de la déploration à l’exploration 7 .
En ce sens, un travail social humaniste est – comme le démontre Charles Ségalen dans cet ouvrage – un travail social chercheur d’hommes, non pas seulement de l’homme en son humanité mais aussi des ponts qui permettent de relier les hommes entre eux. Ces ponts, nous l’avons déjà évoqué 8 , ont pour nom les rites d’accueil, d’hospitalité, de rencontre, d’initiation, de séparation, … Car « A trop maltraiter les rites, à les évincer sans cesse, nous sommes arrivés à une situation paradoxale où l’homme est de plus en plus présent sur terre en même temps qu’il s’en absente.[…]Le sacré ne semble plus être là où nous l’avons trouvé pendant deux millénaires, notre espèce est menacée mais l’urgence des réponses ne relève pas de l’unique domaine de la biologie ni de la croyance dans le seul génie de l’homme. Nous nous devons d’inventer de nouveaux rites si nous voulons survivre. » 9
Notre hypothèse est que le travailleur social, artisan du bord, devient, dans nos sociétés de la modernité avancée, de l’hypermodernité ou de la surmodernité diraient d’autres, un des derniers passeurs 10 . Il développe – souvent comme Monsieur Jourdain faisait de la prose – des rituels propices tant à restaurer le lien social qu’à redonner du sens à une existence singulière. Il y a là un réel et trop méconnu savoir-faire. Cette vision du travail social pour poétique qu’elle apparaisse à certains, est aussi résolument engagée dans sa prise en compte des altérités. C’est aussi pourquoi l’humanisme dont il est question ici se distingue de l’humanitaire. L’action des travailleurs sociaux n’est pas comparable à celles – tout à fait méritantes au demeurant – de Sœur Thérésa ou de Lady Diana ; elle n’est pas réparatrice, voire salvatrice ; elle donne du sens à la parole du sujet. C’est aussi pour cela qu’ a contrario des deux icônes évoquées, elle est rarement spectaculaire et il y aurait même tout lieu de s’en méfier si elle le devenait.
Car « Un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres êtres avant l’amour-propre » 11 . L’humanisme du travail social pourrait alors devenir un rempart aux modes qui se démodent (Jean Cocteau), aux idéologies dominantes, aux tentatives perceptibles d’instaurer un post-humanisme 12 ou de prôner la fin de l’Histoire 13 , une résistance aux formes actuelles et pernicieuses d’occupation des esprits.
Strasbourg, 8 septembre 2002
1 Educateur spécialisé, anthropologue, formateur (IFCAAD – Association Régionale d’Alsace des Formations au Travail éducatif et social – 67300 Schiltigheim). Dernier ouvrage paru : Rites de passage, rites d’initiation. Lecture d’Arnold van Gennep , Québec, Presses de l’Université Laval (col. Lectures), 2002.
2 Susan GEORGE, Le Rapport Lugano , Paris, Fayard, 2000, p.339.
3 Susan GEORGE, op.cit. , p.124.
4 La rédaction, « Trois scénarios », dans : Esprit « A quoi sert le travail social ? » , Paris, mars-avril 1998, p.265.
5 La proposition de lui substituer les vocables « Intervention Sociale » et « Intervenants Sociaux » est encore pire à nos yeux.
6 Belles journées de réflexion qui, confirmation de nos propos, réunirent péniblement quatre vingt personnes !
7 Pour reprendre une expression de Georges Balandier, lors du congrès « Aux limites de l’humain ». Les travailleurs sociaux ne sont-ils pas les explorateurs privilégiés de ces « nouveaux nouveaux mondes » qu’il évoquait ?
8 Notamment dans :
- « Déplacements et métamorphoses du sacré », dans : Armand TOUATI (Dir.), Penser la mutation , Antibes, Cultures en mouvement, 2001.
- « Les rites : nouveaux marqueurs de différences ? », dans : Armand TOUATI (Dir.), Différences dans la civilisation , Antibes, Cultures en mouvement, 2002.
9 Pascal DIBIE, La tribu sacré , Paris, Grasset, 1993, pp. 255-256.
10 Thierry GOGUEL d'ALLONDANS, Le travailleur social comme passeur. Procès anthropologiques et pratiques du travail social , Paris, Téraèdre (col. L’anthropologie au coin de la rue), à paraître mars 2003.
11 Claude LEVI-STRAUSS, Mythologiques ***. L’origine des manières de table, VII, 3 , Paris, Plon, 1968.
12 Peter SLOTERDIJK, « Conférence au Château d’Elmeau », Le Monde , mercredi 29 septembre 1999.
13 Francis FUKUYAMA, « Une post-humanité enfin libérée des entraves de l’Histoire », dans : The National Interest , n°56, été 1999, Washington DC. Extraits publiés dans Le Monde des Débats , juillet-août 1999, nouvelle formule n°5.
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