mercredi 24 octobre 2012
Le travail a-t-il emporté Majid ? Souffrances d’un éducateur engagé et passionné… un humaniste.
« Nous ne manifestons une réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué… » Hannah Arendt, Crises of the Republic, 1969
C’était un lundi gris et humide, un de ces jours pluvieux qui vous filent un bourdon terrible. Le paysage faisait grise mine,… l’ambiance glauque de ces journées picardes qui n’en finissent pas de durer. Mais pourtant, le temps s’est arrêté pour toi mon ami Majid. Toi que je devais rappeler, un appel toujours reporté, attitude prétentieuse que nous entretenons avec la question du temps, nous qui nous savons jeunes et hors de portée de la faucheuse, ce travers de notre toute-puissance à se croire invincibles !
Un rendez-vous avec un collègue de la faculté de sociologie, annulé. Ces portables qui sonnent sans cesse à nos oreilles en nous inscrivant sans cesse dans l’immédiateté. L’information est passée. Alors au lieu de t’installer dans l’attente, tu as quitté le bistrot et avant de rejoindre femme et enfants au logis, tu es parti en sens inverse, destination la gare. Ce petit resto que tu fréquentais souvent. Tu dînes, tu règles l’addition et avant de sortir tu descends au sous-sol pour passer aux commodités dont tu ne remonteras jamais. Chute mortelle dans les escaliers ! Putain de sort absurde !!!!!!
Alors le téléphone arabe a fonctionné… Toute la communauté fut rapidement réunie en ce malheur. Le téléphone arabe, ce fameux jeu qui consiste à se faire passer un message à voix basse d’oreilles en oreilles pour faire le constat que le message de départ n’est plus le même à l’arrivée, coquin de sort… le message est demeuré le même d’oreilles en oreilles, tu étais mort.
Eberlués et hébétés, nous sommes autour de toi, service de réanimation neurologique, drôle de lieu pour des circonstances de mort clinique. Tu ne ressusciteras pas, même si nous voyons ta poitrine se soulever (respirateur artificiel)…
Maintenant que les jours se sont écoulés, que les rites du deuil nous aident à poursuivre notre route ici-bas, sans toi à nos côtés… maintenant que l’effroi du mektoub (le destin) est passé, nous cherchons à comprendre, à donner sens.
Alors voilà, Majid, depuis trois mois, je ne t’avais pas donné de nouvelles, enfermées dans mes turpitudes, mes doutes, mes angoisses, mes déceptions… Bref, cher ami, j’avais baissé les bras. Je n’écrivais même plus, à part un texte à l’adresse de Firmin dont la disparition me semblait si injuste, cet homme qui traversa la vie si discrètement, que je ne pouvais manquer un hommage, rappelant que cet homme a existé… Alors voilà, je reprends la plume. Je la reprends pour t’inscrire dans l’histoire des hommes et femmes qui liront ce texte, pour leur dire quel homme, quel éducateur, quel sociologue tu étais. Je la reprends aussi pour énoncer la question, le travail a-t-il emporté Majid ?
La question pourrait surprendre, j’en conviens mais je ne l’énonce pas de façon hasardeuse. Assommés et obsédés par l’incompréhensible, nous avons beaucoup parlé de toi, Majid… Nous nous sommes souvenus de ta résistance au régime des années de plomb d’Hassan II, cette même résistance qui t’a conduit à te réfugier, dans les années 80, en France et à y entamer un parcours universitaire. Moi, je me suis souvenue de t’avoir croisé, avant notre amitié, dans Le collectif des travailleurs sociaux de la Somme , tu nous alertais déjà sur ta souffrance au travail, victime du harcèlement et du cynisme de ta chef de service. A l’époque, tu étais sous le coup d’une mesure de licenciement dont les causes n’étaient pas clairement énoncées, sauf à dire qu’on te reprochait ton indocilité.
A cette époque tu as baissé les bras. Qui aurait pu te le reprocher ? Certainement pas moi. Je l’ai connue ta chef de service. Elle fut la « référente » d’un de mes stages, dans mon parcours de formation, la référence s’est exercée inversement à l’habitude, elle fût un contre modèle. J’ai rapidement compris que je ne souhaitais pas lui ressembler, elle l’a su, je lui ai dit. Je n’ai pas eu un bon rapport de stage !
Je crois cher Majid que notre malheur à nous, « les écorchés vifs », pour reprendre Bertrand Cantat 1 , est de ne pas pouvoir nous résigner au consensus, de pas renoncer au risque de manquer notre regard dans le miroir le matin, sauf à dire que nous pourrions rougir sans état d’âme. Mais des états d’âme tu en avais Majid. Ton métier d’éducateur spécialisé tu l’aimais tant que tu as continué à le réfléchir. Et tu as surtout accepté de venir travailler avec moi, sur la transmission des valeurs qui animent ce « métier impossible », avec cette humilité qui était la tienne à laisser la parole à l’autre pour lui signifier la place qu’il avait à tes côtés.
Nous avons souvent interrogé la dimension politique de notre travail. Nous avons fait le constat de nos engagements solitaires et non solidaires. Drôles de mot, « engagement ». Empêcheurs de penser en rond, toi, non plus tu ne te suffisais pas que du discours, tu passais à l’action et tu t’en expliquais non pour t’en excuser mais pour donner sens à l’engagement qui était le tien, entendre la parole de ceux qui n’ont plus voix au chapitre. Ceux-là, tu les connaissais bien parce que tu as appartenu au cortège des « sans voix », là-bas au bled et quand vous osiez, noble peuple marocain, dire la critique du plus grand nombre, vous signiez pour un bail sous seing privé avec tacite reconduction, ad vitam aeternam au cœur de l’enfer… El Hank.
Ici, tu as cru au pays des droits de l’Homme… Il est vrai que les années 80 ont rimé avec abolition de la peine de mort, les radios libres, la censure moins coercitive même si elle a emprunté des voies plus in sinueuses… Les émissions culturelles ou de débats en deuxième ou troisième partie de soirée… à des heures de petites écoutes. Les débats politiques pipés, déjà « Les nouveaux chiens de garde » 2 ou « Pas vu pas pris » 3 . Mais il est vrai que cette France n’avait plus rien à voir avec celle de Giscard et sa clique qui renvoyaient les personne immigrées au pays, « un chèque de 10000 francs et tu n’y reviens plus » !!! La France bien que républicaine avait son roi… François.
Les décennies ont passé mon cher Majid et nous avons constaté ensemble l’effondrement des banlieues rouges, la perte de confiance dans le syndicalisme et la désyndicalisation qui, comme le rappelle Christophe Dejours 4 , ont, plus que tout ouvert, l’espace à une forte tolérance aux malheurs sociaux. Et parce que les syndicats n’ont plus été en capacité de transmettre la parole des salariés. Ils ont causé une langue que nous ne maîtrisions pas toi et moi, celle des intérêts de carrière politique, médiatique… bref pour reprendre les propos de notre « sociologue préféré », il s’agissait de gagner en capitaux symboliques et demeurer les dominants.
Seulement voilà, en France s’opposer ne te coûte objectivement pas la vie mais subjectivement tu peux y laisser ta vie, et il n’y a même pas condamnation pour homicide ! Tu peux tuer à petit feux… en France, aujourd’hui, en plein vingt et unième siècle… en 2012.
Le 8 octobre 2012, Majid, cela faisait un mois que tu étais en arrêt de travail. Tu avais déposé plainte contre ton employeur pour harcèlement moral. Tu vivais seul cette situation d’humiliation, de culpabilité, de doute et de dépression, de l’incompréhension, « Le déni du réel du travail constitue la base de la distorsion communicationnelle. Il est en général associé au déni de la souffrance dans le rapport au travail . » 5 , pour citer de nouveau les travaux de Dejours. Le 8 octobre, cette chute au bas d’un escalier, la féroce banalité du quotidien, descendre des marches et ne plus jamais les remonter, de quoi sommes-nous étonnés ? Si ce n’est de dire l’effroi qui nous a traversés tous, nous tes amis qui t’aimions tant. A quoi pensais-tu mon ami ? Par quoi étais-tu préoccupé pour ainsi chuter ? Jamais cher Majid, je ne le saurais, jamais… et de ce savoir là aussi, je dois faire le deuil. Toi qui fut si pudique, jusqu’à ne pas nous déranger avec tes soucis.
Oui, jusqu’au bout cher Majid, tu auras assumé cette place insoutenable, celle de demeurer intègre et dans ta vérité, la seule, l’unique… ton humanité.
Ton employeur peut maintenant se tranquilliser, il fait l’économie d’une procédure !
Ensemble en juin 2010, nous nous sommes laissés embarqués par cinq étudiants en formation « éducateurs spécialisés », dans l’aventure de l’éducation des enfants des rues de Casablanca. Grâce à eux, nous nous sommes encore plus rapprochés toi et moi, nous avons fait la connaissance d’un éducateur incroyablement ressemblant à l’engagement qui est le notre… la disponibilité pour recevoir l’autre et sa douleur, l’autre et son mal à être au monde, l’autre et ses joies, l’autre… cet éducateur, c’est Youssef. Ces discussions passionnées au « Café de France », à Casa sur les avancées et les hésitations des politiques sociales marocaines. Notre envie de monter une formation pour les éducateurs à partir de la culture du pays accueillant… tous ces rêves.
Je t’avais, un samedi, fait courir à travers le souk de l’ancienne médina. Il me fallait un cartable en cuir sans lanière, une lubie de fille ! Tu avais été si gentil et patient. Tu en avais profité pour m’emmener sur les lieux de ta très modeste enfance mais heureuse avec tous ces anciens copains que tu m’as présentés. Tu m’as aussi, ce jour, fait l’honneur de me présenter à tes trois meilleurs amis avec qui tu avais tenté de résister à la folie du vieux roi, l’un d’eux l’avait payé de nombreuses années de détention. Il n’en était pas sorti indemne, on voyait dans ses yeux, des pleurs.
Le dimanche je te rejoignais au souk du roi où de nouveau je t’avais fait courir à travers les allées envahies d’articles diverses et variés et nous avions enfin mis la main sur ce cartable qui maintenant me suit partout (et sans lanière). Tu l’avais très bien négocié ! Ton sens du lien social…
Avec le cœur serré, je te quitte ici mon bel ami avec qui j’ai mille souvenirs, comme tous ceux qui t’ont fréquenté, rencontré, croisé,… J’ai eu envie de pleurer en écrivant ces mots de colère, d’amitié, de regret, de tendresse,… tout à l’heure j’ai croisé Abdou (un autre éducateur engagé, un autre sociologue), il me dit « je pense tous les jours à Abdelmajid, et je ne réalise pas, il est vivant… ». Il a raison Majid, tu es toujours vivant, la preuve, je suis en train de t’écrire.
Laurence Lutton
Noir désir, Les écorchés in « Veuillez rendre l’âme (à qui elle appartient) », 1989
Yannick Kergoat, Film documentaire, 11 janvier 2012, Epicentre film
Pierre Carles, Film documentaire, 18 novembre 1998, Cara M
Christophe Dejours, souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale , éd. Du Seuil, 1998
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Mais que tout cela est ennuyeux
Minh
jeudi 13 décembre 2012