institut européen psychanalyse et travail social  
   N° de déclaration: 91.34.04490.34   
Lettre info

Partage Facebook
Partagez votre amour pour psychasoc avec vos amis !

REZO Travail Social
Connexion au REZO Travail Social

Musique
Lecteur de musique

Livres numériques

Textes > fiche texte

Le transfert : une réflexion

Suggérer à un ami Version imprimable Réagir au texte

Alexandra Hadjadj

jeudi 14 août 2003

Dans son écrit sur le transfert (au sens psychanalytique du terme) en institution, Rémi Sainterose conclut sa réflexion en affirmant que « le transfert en institution, en dehors de la cure analytique, c’est de l’amour tout court » (In Découverte Freudienne, Avril 1993 ).%a% A la lecture de ces mots c’est l’audace de l’auteur qui me frappe. L’audace et le courage d’avoir prononcé et écrit ce mot : « amour ». Ce mot que je pense si fort et qui se dit pourtant si bas. Derrière ce terme, si peu utilisé dans notre vocabulaire et dans notre culture professionnelle d’éducateurs spécialisés, flotte une espèce d’interdit, une sorte de honte coupable. De quelles dérives les premiers éducateurs ont-ils bien pu faire l’objet pour que le sentiment d’amour se retrouve du côté des tabous ?

Tout au plus, on se permet de laisser le terme « affectif » pénétrer dans nos discours. Celui d’ « affection » n’ayant peut être pas une connotation suffisamment professionnelle. Celui qui vient de plus en plus, à mon avis, faire l’unanimité dans notre savoir professionnel (pour peu qu’il soit empreint d’une pointe de psychanalyse), c’est le mot « transfert ». Celui là semble faire toute la différence. C’est vrai, c’est différent…l’amour on s’en défend, on le refuse, « on n’est pas là pour les aimer » entend-on souvent dans les institutions; alors que le transfert, on le « déplace », on le « manie », on le « liquide »…Pourtant, celui qui a légèrement poussé sa réflexion sur la question du transfert sait que malgré le mécanisme complexe qui s’opère, le transfert n’en demeure pas moins un amour véritable.

Aussi loin que je me souvienne de mes motivations quant à ce métier pour lequel je suis une formation, le même terme, parmi d’autres, ré-apparaît de manière redondante : l’amour. Amour du métier, amour des autres, amour des enfants, amour de mes semblables, amour de la relation d’aide, amour du contact, amour de la communication…

Exposer ces motivations lors de la sélection au concours d’entrée ne m’a pas empêché d’être admise à l’école. Peut–être justement me leurrai-je et ce serait alors dans un souci de déconstruction de mes représentations que l’on m’a admise. Mais si c’est le cas, au travers de cet écrit, je souhaiterais comprendre si la nature de mes motivations pourrait m ‘empêcher d’exercer mon métier dans une éthique professionnelle acceptable.

UNE VIGNETTE CLINIQUE

Afin de préciser le thème de cet écrit, permettez moi de relater une expérience vécue l’été dernier. Permettez-moi également de vous la livrer dans la plus grande honnêteté afin de pouvoir l’utiliser dans l’étayage de la présente réflexion. Il ne s’agit donc pas de faire l’analyse de cette situation mais plutôt d’illustrer la complexité des sentiments inhérents au transfert et au contre-transfert dans la realtion éducative, bref à la Rencontre.

J’étais animatrice pour un mois dans un centre de vacances pour adultes handicapés mentaux et/ou physiques. Parmi eux G. Il a 37 ans, sur son dossier il est décrit comme psychotique présentant des troubles autistiques. Les premiers jours du séjour, je le rencontre ainsi : du haut de ces 90 kg G. passe son temps à manger, à engouffrer tout ce qui a l’aspect de la nourriture, il boit de la peinture, il dort, il urine contre les arbres, se masturbe en public et se présente dans une grande violence envers lui même et envers les autres. Tout animateur qui décide de l’aider à attacher ses lacets de chaussures prend le risque de se retrouver une touffe de cheveux en moins sur la tête.

C’est une nuit que je l’ai réellement Rencontré alors que je faisais fonction de veilleuse. Une nuit sans sommeil, une nuit de violence et d’agitation incontrôlables accompagnées de toutes les déjections corporelles imaginables. Peur et souffrance de son côté. Peur et étonnement du mien. Peur de sa violence, peur pour lui, peur qu’il ne parvienne pas à trouver le sommeil, peur qu’il passe de mauvaises vacances. Etonnée par cet adulte psychotique qui malgré ses accès de violence me fait l’effet d’un nourrisson perdu, désolé et apeuré. Etonnée également par cet autiste qui ne parle pas mais qui comprend et exécute aussi sec toutes les consignes orales qu’on lui donne (va te coucher, habille-toi…)

Désespérée, je cherchais le moyen de capter son attention, de lui signifier qu’il n’était pas seul, bref de communiquer… C’est dans ses yeux qu’il m’a semblé trouver tout ce qu’il ne pouvait dire. Cette nuit là, ainsi que tous les moments que nous avons passés ensemble par la suite, il est resté le regard pendu au mien comme un nouveau-né. Moi qui pensait que les autistes fuyaient le regard…

Excédée par son comportement qui réveillait toute la chambrée, la directrice me propose de le faire dormir dans ma chambre de veille. « C’est hors de question » ai-je répondu devant G. Résultat : nous avons passés, par la suite, G. et moi même, une grande partie du séjour à faire des siestes dans l’herbe au soleil. En psychanalyse on dit que, chez les autistes, le rejet crée la demande…Cette nuit là, j’ai suivi son regard intriguée, cela semblait l’apaiser. Et ce n’est que lorsque, ne tenant plus, j’ai enfin trouvé le sommeil, qu’il l’a trouvé également.

Cette nuit-là j’ai fait une hypothèse : c’est l’insécurité qui le rend si agité. Peut être que si quelqu’un acceptait de prendre soin de lui de manière « suffisamment bonne » (cf. l’expression de Winnicott), il pourrait passer de meilleures vacances.

Comment prendre soin d’un autiste sans s’en approcher ? Personnellement, je ne sais pas faire autrement. Et comment s’approcher de quelqu’un sans prendre le risque d’y engager ses affects, ses sentiments ?

Les jours qui ont suivi j’ai continué à coller mon regard à celui de G. Pas seulement mon regard mais aussi mes mimiques, mes gestes, ma voix. Bref, miroir visuel et acoustique cherchant à étayer mes actes par de la théorie, je me disais qu’en adaptant au mieux mon attitude à la sienne (telle la mère dans les premiers moments après la naissance de l’enfant), il atteindrait peut être une sécurité suffisante pour passer de bonnes vacances. Puis, au fur et à mesure je me désadapterai afin d’envisager une séparation.

Outre l’ambition prétentieuse et les risques que comportaient une telle attitude, j’oubliais un paramètre : le cadre temporel dans lequel se déroulait la situation (1 mois).

Les repas avec G. étaient un vrai calvaire pour les animateurs et les autres vacanciers qui partageaient sa table. En voleur très futé de pain et de café , G. était imprévisible. Si l’attente se faisait trop longue entre les plats, il arrachait les cheveux de son voisin. La façon dont il se nourrissait et dont il se saisissait des aliments me faisait l’effet d’un immense gouffre qui ne demandait qu’à se remplir après une longue période de privation. Devant cette sensation insupportable, j’entrepris de passer quelques repas à ses côtés en conservant l’attitude « contenante et adaptée » que je cherchais à avoir le reste du temps. Les repas se passèrent légèrement mieux. G. volait moins et n’utilisait pratiquement plus la violence. Le reste du temps il nous montrait à quel point il prenait plaisir à « méditer » au soleil près des arbres, à quel point il était capable de rire et de sourire et incapable de s ‘inscrire dans une quelconque activité…. Au quatrième ou cinquième repas, alors que beaucoup de sourires s’étaient échangés et que le repas s’était bien passé pour tous, G. me fixa droit dans les yeux et approcha ses deux mains de mon visage, signe habituel d’arrêt de mort pour quelques uns de mes cheveux. Je ne sais pourquoi je n’ai pas eu peur ni pourquoi j’ai légèrement incliné ma tête en avant à son contact, mais c’est avec une grande surprise que je l’ai senti déposer un baiser délicat au sommet de mon crâne. Devant ce geste qui représentait une première pour G. depuis le début du séjour, je n’ai pas su mettre mon affectivité de côté. Même le fait de me dire que j’étais prise pour une autre, que ce baiser se trompait d’adresse comme c’est le cas dans le transfert (mais nous y reviendrons) n’y a pas fait grand chose.

A partir de ce moment, l’affection s’est faite grandissante entre nous. Ses régulières effusions de tendresse à « mon » égard m’ont toujours beaucoup étonnée. Pour exemple : un soir, suite à un coup de téléphone personnel m’annonçant une mauvaise nouvelle, je décidais en réaction d’aller m’aérer dans le parc du site qui nous était alloué. Quelle ne fut pas ma surprise de sentir, dans ma lancée, la main de G. attraper mon bras pour le retenir. Le regard attendri et le sourire entendu, il a enveloppé ma main dans les deux siennes et m’a invité à m’asseoir sur l’herbe près de lui. A ce moment-là je n’ai pas trouvé l’intérêt de poursuivre ma « promenade cathartique » et je suis restée là. Cependant je ne savais plus de quel côté se trouvait l’empathie, le soin et le transfert. Serait-ce possible, comme le dit Lacan que le contre-transfert soit simplement une autre façon de désigner le transfert ?

Quelques jours plus tard, suivant mon idée et les conseils de la Directrice je décidais de commencer à préparer la-dite séparation. Mes tentatives d’approche de discussion concernant la fin du séjour se sont soldées par de la violence de sa part. Alors j’accompagnais mes mots par une distance physique plus importante tout en respectant la sienne. L’avant veille du départ G. a passé la journée collé à moi, grandes embrassades et éclats de rire étaient au programme. Je n’ai pas pu, pas su m’éloigner, me déplacer. Le lendemain matin jour du départ, G. s’est levé, m’a accueilli avec un petit sourire et m’a serré fort contre lui puis je suis partie m’occuper d’autres vacanciers. Une demi heure plus tard, je l’ai vu qui était toujours assis sur le banc sur lequel je l’avais laissé. Pour un agité permanent cela m’a semblé étrange. Je me suis approchée de lui et pour la première fois depuis le début du séjour je l’ai vu pleurer. Tristesse, déchirement et culpabilité se sont mêlés en moi. En fin de journée, nous avons accompagnés les vacanciers à la gare. G. est monté dans le train. A partir de ce moment là, je n’ai aucune idée de ce qui s’est passé pour lui. Mais je sais que, pour ma part, je suis restée sur le quai douleur poignante et sensation d’arrachement passif dans le corps.

Au terme de cette expérience, outre la souffrance et ce que cette situation m’avait révélé de mes propres problématiques qui restaient à gérer, je me suis fait la réflexion suivante : le transfert (au sens analytique) je sais à peu près ce que c’est, j’ai même une petite idée de ce qu’il est recommandé d’en faire, mais en ce qui concerne le contre-transfert, il y a quelque chose qui me dépasse…

Vous l’avez peut être compris, la réflexion que je mène ici concerne davantage la question de ce que l’on appelle en psychanalyse le « contre-transfert » plutôt que celle du transfert. (Nous reviendrons plus tard sur une définition plus détaillée de ce concept).

Je désire donc travailler ici la question des affects positifs(l’amour particulièrement) qui sont en jeu dans la relation éducative et ce en tant que personnes accompagnant d’autres personnes.

La position que j’adopterai tout au long de cet écrit concerne l’intérêt que nous avons à donner à la reconnaissance et au plein emploi de la dynamique transférentielle et contre-transférentielle car ce sont des points d’ancrage précieux dans toute prise en charge visant le soin et l’éducation de personnes en difficultés. Mais pour cela, il faut savoir de quoi l’on parle. Dans cette perspective, j’aborderai les questions du transfert, du contre-transfert, de la rencontre, du cadre de cette dernière, de la « bonne distance » à adopter au sein de celle-ci et enfin j’en viendrai à une re-formulation de la problématique de cet écrit en exposant la position qui est :

L’amour dans la relation éducative, une question …

…De transfert

1). Définition et conception

Bien que souvent considéré comme un moment capital dans la prise en charge de personnes en difficultés (nous verrons pourquoi), la question du transfert reste un terrain collant et glissant sur lequel on hésite parfois à s’aventurer. En effet, c’est justement parce que le transfert peut potentiellement exister dans toute relation et que l’on ne peut jamais s’en débarrasser qu’il peut devenir embarrassant. Cependant, Rémi Sainterose, cité plus haut, insiste particulièrement sur le fait que la référence au transfert est ce qui peut se faire de mieux dans le type de prises en charge qui nous concernent. En effet, selon ce même auteur, une grande partie de notre travail serait réalisé si nous accordions davantage d’attention à l’élucidation des aspects transférentiels générés par les prises en charge d’enfants en difficulté. Ce concept psychanalytique mérite donc que l’on s’y intéresse particulièrement afin de comprendre de quoi il s’agit réellement.

Le transfert désigne généralement le processus psychologique par lequel des désirs inconscients et infantiles viennent s’actualiser dans une relation présente. Par cette définition, nous comprenons qu’en psychanalyse le sujet accorde une importance éminente à son thérapeute. Dans cette perspective, le transfert relève d’une double erreur : erreur sur la personne et erreur sur le temps.

Nous allons voir comment ces éléments se déclinent d’une part dans la cure analytique (puisque c’est dans ce contexte particulier que la notion de transfert a été conceptualisée), et de quelle manière il entre en jeu dans la relation éducative, d’autre part.

2). Le transfert dans la cure analytique

*. La découverte du transfert

C’est Freud le premier qui a conceptualisé le phénomène transférentiel. Son humilité lui a permis de comprendre que les élans amoureux manifestées par ses patientes hystériques ne lui étaient pas destinés. Néanmoins; auparavant, sa formation initiale de biologiste l’avait amené a évoquer la question du transfert sur le plan neurologique. Ainsi, dans « L’Esquisse », il explique que le processus de remémoration dépendrait d’un transfert de quantité d’un neurone à l’autre. Puis, dans ses travaux sur le rêve Freud précise que le rêve ne serait que le « substitut d’une scène infantile modifiée par le transfert dans un domaine récent » (in « l’interprétation des rêves » ) . De la même manière, dans la cure, Freud va s’apercevoir que ses patients s’adressent à lui comme ils auraient pu le faire avec leurs objets d’investissement infantiles (en général, les parents) et que les affects associés (de l’ordre de l’amour et de la haine) restés inconscients vont devenir conscients. C’est sa patiente Dora qui va le mettre sur cette voie de réflexion. Par cette expérience Freud va énoncer qu’un des objectifs de la cure est de « démasquer » le transfert au même titre que les autres phénomènes psychiques inconscients. Ainsi, le transfert serait une copie des tendances et des fantasmes dont la caractéristique est de remplacer une personne connue antérieurement par la personne de l’analyste. Cette nouvelle édition fantasmatique est éveillée et rendue consciente par les progrès de la cure.

Par cette conceptualisation du transfert, Freud met en lumière d’une part le caractère répétitif du transfert ainsi que son caractère paradoxal.

*. Le caractère paradoxal du transfert

Le paradoxe du transfert réside, selon Freud, dans le fait qu’il est à la fois inévitable et qu’il s ‘oppose comme résistance au progrès de la cure. Transfert comme résistance donc, mais si l’analyste parvient à faire découvrir au patient le sens de son transfert, il devient le plus puissant auxiliaire de la cure.

Puisque le transfert implique des affects liés aux objets d’investissement infantiles, il peut se manifester de deux manières :

· Le transfert négatif qui engage des sentiments hostiles à l’égard de l’analyste, constitue une résistance de fait.

· Le transfert positif qui engage des sentiments amoureux à l’égard de l’analyste, constitue une résistance composée d’éléments érotiques refoulés.

Nous en revenons ici à la question de l’amour à proprement parlé. En effet, comme cela a déjà été évoqué dans l’introduction, Rémi Sainterose ainsi que nombre d’auteurs tel le Dr Sicsic nous rappellent, à l’instar de Freud, que, bien que l’amour (ou la haine) qui se manifeste dans le transfert soit une réédition des réactions infantiles, il reste néanmoins un amour véritable. Par conséquent, l’amour favorise l’action de l’analyse en facilitant les relations mais il est aussi un obstacle. Déjà nous comprenons que c’est le refoulement du sens que le transfert prend pour le patient qui fonde, en partie, la résistance dont il est question. Mais nous verrons, plus loin, en quoi l’amour est également un obstacle à la cure.

*. Le transfert : une répétition (mais pas seulement…)

Nous avons vu que le transfert a une tendance spontanée à se réaliser à partir des imagos parentaux. Dans son écrit sur la dynamique du transfert, Freud précise que cette dynamique implique largement les parties inconscientes des complexes infantiles. En effet, la vie sexuelle infantile est organisée par le complexe d’Œdipe et nous savons a quel point ce complexe revêt une fatalité insatisfaisante pour l’enfant. Ce sont les modalités sur lesquelles se termine cet amour caractéristique de la période infantile qui tendent à se répéter régulièrement. Freud compare ces modalités à des clichés d’imprimerie. Ainsi, toute relation affective ultérieure tendra à reproduire toujours et encore un des clichés acquis au cours de l’enfance. En bref, nous sommes marqués à tout jamais par nos premiers objets d’amour et c’est parce que nous avons dû y renoncer qu’inconsciemment nous désirons les retrouver. Dans cette perspective, nous comprenons que si les enfants d’institution sont concernés par le transfert c’est parce que ce dernier est lié au fonctionnement même du psychisme. Par exemple, l’étude du transfert chez les enfants en état d’abandon que nous recevons en CMPP fait régulièrement apparaître l’existence d’une vie affective perturbée durant la petite enfance. Je comprends également ce sentiment de tendresse maternelle que je ressens régulièrement face à ces enfants, adolescents, adultes avec qui je travaille et qui insistent dans leur rapprochement à mon égard.

Néanmoins, considérer le transfert comme une simple répétition du passé n’est pas suffisant et serait bien restrictif. C’est Lacan qui, de par son apport linguistique à la psychanalyse, a introduit du nouveau dans la question du transfert tout en restant au plus prés de la conception freudienne. Il a pu dégager la notion de transfert de la simple relation duelle et d’une pure et simple répétition du passé. Dans son séminaire sur le transfert, il énonce le fait que : « la voie de l’analyse ne peut jamais répéter le mouvement de développement de la névrose ». En effet, le maniement du transfert implique que l’on résolve les choses dans le mode d’organisation où elles sont actuellement. Pour envisager ce maniement il faut s’arrêter un bref moment sur la question du langage et du signifiant.

Pour Lacan, c’est le langage qui fait qu’un sujet peut exister en tant que tel. Le sujet n’existe qu’à la condition de se représenter entre deux signifiants. Par conséquent, il se réduit lui-même à n’être qu’un signifiant au milieu des autres. Cette conception de lui-même constitue pour le sujet un « manque à être » qui le laisse divisé, séparé d’une partie de lui même qui lui échappe en permanence. Cette partie de lui même c’est l’inconscient, c’est la cause de son désir. C’est pourquoi l’inscription dans le langage (condition essentielle à la venue du sujet selon Lacan) s’accompagne d’une perte qui fait que le sujet ne sera plus jamais « un ». Ainsi, on a longtemps pensé que les psychotiques et les jeunes enfants étaient inaptes au transfert du fait de leur non-inscription dans le langage. Aujourd’hui, la plus grande suspicion quant à l’inaptitude au transfert se porte sur les structures perverses.

Ce qui se transfert alors dans la relation ce sont avant tout des mots, des signifiants. Les affects se déplacent d’une représentation à l’autre du fait même de la structure signifiante et c’est parce que le passé peut se répéter dans n’importe quel signifiant qu’il s’agit de parler du transfert comme la « répétition d’un même ratage au cœur même de la condition du sujet (…), ce n’est rien d’autre que la mise en acte de la réalité de l’inconscient, réalité sexuelle puisque c’est dans cette mauvaise rencontre de départ que se trouve la cause du désir du sujet » (Rémi Sainterose, « Le transfert en institution », in Découverte Freudienne, Avril, 1993).

Le désir et l’éthique de l’analyste vont permettre au transfert de se « liquider » selon des modalités différentes de celles qu’il a connu enfant. Il y a un moment où le transfert va laisser la place à une interprétation, source de renouvellement. Pour que ce renouvellement soit possible, il faut d’abord interroger la demande du patient envers son analyste.

*. « Le transfert c’est de l’amour qui s’adresse au savoir » (Lacan)

Nous avons pu voir, grâce aux apports de Lacan que le transfert en analyse se fonde sur la parole mais également sur le fait que cette parole trouve une adresse. En fait, au début de la cure, il s’établit chez le patient une sorte de croyance en un savoir différent de celui qui était attaché jusqu’alors a ses symptômes. Ce savoir, l’analysant fait l’hypothèse que c’est l’analyste qui le possède. La demande d’analyse s’effectue à partir de la souffrance du sujet. Ce dernier ne sait plus où il en est et l’analyste lui fait l’offre d’un « tu peux savoir ». Lacan nomme cette position de l’analyste : le « Sujet Supposé Savoir ».C’est sur cette base que reposerait l’amour adressé à l’analyste. Cet aspect est qualifié par R.Sainterose comme l’aspect « positif » du transfert. L’amour de transfert c’est donc le patient qui suppose à son analyste un savoir le concernant, ce savoir qui lui manque et qui peut le compléter.

Ce serait donc cela l’amour, le transfert comme résistance : persuader l’autre qu’il a ce qui nous manque. De la même manière que je me suis persuadée qu’en étant si proche de G, ses symptômes s’apaiseraient.

Mais dans l’amour, il y a une part de tromperie car ce qui manque au sujet, ça lui manque réellement de structure et rien ne pourra venir combler ce manque inhérent à sa rencontre de départ.

Ici, nous entendons l’intérêt de gérer le transfert non comme une répétition pathogène, mais comme une occasion de résilience, une source de « re-vie ».

*.Déplacement, sublimation et renouvellement

Dans son écrit intitulé : « Remémoration, répétition et élaboration », Freud va introduire la notion de « perlaboration » de la résistance manifestée dans le transfert. Autrement dit, l’analysant va devoir effectuer un travail psychique de manière à percevoir et à élaborer quelque chose du sens de sa résistance, de son transfert. En institution, on peut comparer la notion de perlaboration de Freud aux supervisions dans lesquelles on entreprend d’élucider les mouvements transférentiels qui opèrent en son sein.

Il s’agira donc, pour le soignant, en prenant appui sur la dynamique transférentiel, de créer des nouvelles éditions des anciens conflits mais, cette fois, en mettant en œuvre toutes les forces psychiques disponibles pour aboutir à une solution différente. Selon R.Sainterose, cette « mise en scène » permet d’échapper à la répétition qui met le symptôme à l’œuvre. De plus, par l’interprétation du transfert, le sujet va être amené à comprendre quelque chose de son manque. C’est le désir de l’analyste qui va faire en sorte que l’amour de transfert se porte au crédit de la psychanalyse, travail de sublimation pour passer de l’amour adressé à une personne au partage d’un amour adressé à la recherche d’une certaine vérité du sujet. Selon Daniel Sibony, l’aboutissement du transfert passe par ce qu’il appelle le « transfert du transfert », autrement dit, le détachement du transfert de son objet (l’analyste) pour le diriger vers d’autres objets. Destitution (et non substitution) du Sujet Supposé Savoir pour laisser le patient libre de s‘accommoder comme il l’entend de sa position de sujet. Il ne saurait donc y avoir de fin de traitement sans liquidation du transfert, sans détachement progressif. Ceci pourrait expliquer pourquoi, sans réelle liquidation du transfert, la séparation entre G. et moi-même a été si douloureuse. Nous allons donc voir ce qu’il en est de la question du transfert dans la clinique éducative.

3). Le transfert dans la relation éducative

En clinique éducative, le transfert se manifeste au quotidien lorsque l’on évoque « l’accrochage » d’un enfant avec tel ou tel éducateur. Selon J.Rouzel (dans» « Le travail de l’éducateur spécialisé » ), la clinique éducative opère sous transfert au même titre que la clinique psychanalytique. Comme toute relation humaine, la relation éducative s’inscrit sur un fond d’affectivité dont l’amour fait partie. J.Rouzel rajoute même que ce qui fait la spécialité de l’éducateur spécialisé c’est sa compétence à mettre au travail des « aménagements favorisant le transfert ». Ces aménagements sont constitués par tous les tiers intervenant dans la relation. Autrement dit, l’espace des médiations, les autres membres de l’équipe, l’institution elle-même mais aussi les parents. En effet, la parole des parents et leur vœu inconscient vont être déterminants au préalable de la mise en place du transfert de l’enfant. De fait, les parents sont impliqués dans le dispositif de soin de l’enfant puisque ses symptômes, fantasmes et désirs sont en lien étroits avec ceux des parents. Travailler avec l’inconscient de l’enfant c’est, selon R.Sainterose, travailler avec l’inconscient des parents. Et cela n’implique pas la même chose pour l’enfant d’avoir été amené à l’institution pour être soigné, aidé, grondé ou assisté.

De la même manière qu’en psychanalyse mais à un autre degré, le sujet va être amené devant son manque. Le dispositif dont dispose l’équipe éducative pour vivre cette question ne lui permet pas de parler de travail sur la castration comme en psychanalyse mais de travail sur l’autonomie.

Dans la clinique éducative, l’amour qui se joue dans la rencontre est également un amour adressé au savoir. Cependant selon Rouzel, il n’est plus question de Sujet Supposé Savoir, mais de « sujet supposé savoir-faire ». Savoir-faire avec ce qu’il est, savoir-faire dans les relations, savoir-faire dans la société, dans les démarches administratives etc…De la même façon que l’analysant, l’enfant suppose à l’éducateur qui l’accompagne un savoir sur lui, la vie et le monde qui l’entoure. C’est au titre de ce savoir que l’enfant, le jeune, l’adulte va « accrocher ». Son transfert va consister à adresser à l’éducateur les signifiants relatifs à son manque. Ce savoir supposé de l’éducateur il s’agit de le transmettre. En effet, en psychanalyse le transfert sert à interpréter le fantasme, dans la clinique éducative le transfert va être utilisé pour donner lieu à une transmission de savoir. Pour ce faire, l’éducateur prend appui sur ce que transfère le sujet pour l’amener à s’approprier son propre savoir, celui que le sujet avait d’abord prêté à l’éducateur. La même dimension de déplacement qu’en psychanalyse est en jeu dans la relation éducative. Le jeune s’appuie sur son amour pour l’éducateur pour investir d’autres types de relation et d’objets d’amour. Par ce déplacement il peut, selon Rouzel, expérimenter une « marge de manœuvre dans laquelle il s’éprouve comme sujet responsable ».

Il s’agit donc, pour l’éducateur d’être au fait de ces mécanismes transférentiels car, nous dit Rouzel, c’est à cette condition qu’il peut permettre la fin de l’état d’abandon de l’enfant et contribuer à la fin de la répétition pathogène. En déplaçant la charge affective qu’il supporte sur d’autres objets d’investissement il ouvre des possibilités nouvelles à l’enfant.

C’est ainsi qu’au CMPP, l’éducateur qui accueille les enfants sur la demi-journée ne pose pas d’avance les activités. Les possibilités existent de fait puisque des vélos sont disponibles ainsi qu’une cuisine, des jeux de société et un atelier bricolage. Mais pour commencer, la relation et les désirs manifestés par les enfants seront ses seules médiations. Puis, en apprenant à bricoler sans mise en danger de lui-même et des autres, en apprenant à faire du vélo tout en respectant le code de la route…l’enfant pourra éventuellement accéder aux apprentissages scolaires et aux codes sociaux qui, du fait qu’ils soient symptômes, signent l’existence de sa problématique.

A la lumière de ce qui vient d’être énoncé nous pouvons conclure que, bien que la théorie freudienne du transfert soit une riche description et explication du mécanisme qui se joue, elle n’intègre que très partiellement la dimension interpersonnelle de la rencontre pouvant même aller jusqu’à une objectivation des éléments qu’elle énonce. La communication et la vie relationnelle affective sont mises à l’écart. Or, travailler avec le transfert, ne doit pas être, à mon sens, réduire la relation au transfert. En effet, à la composante transférentielle répétitive la rencontre peut ajouter une dimension possible d’innovation et de renouvellement. Ainsi, peut-être, pourrions-nous considérer que le transfert ce n’est pas se tromper d’adresse, comme l’indique la théorie freudienne, mais justement l’occasion de trouver la bonne adresse en ce qui concerne l’accession à la position de sujet et à son épanouissement.

Afin d’aborder l’intéressante question de la rencontre, nous allons donc nous pencher sur la question du contre-transfert et de l’amour, puisque c’est justement l’objet de cet écrit, et d’en énoncer les conséquences dans la relation éducative.

…De Contre-transfert

1). Définition et conception

Si le transfert est une demande de savoir adressée, il paraît tout naturel que cette demande soit gratifiante pour celui qui la reçoit. La question est donc de savoir comment l’on réagit à cette gratification, à cette demande d’amour et de savoir que l’autre nous adresse. Ainsi , le contre-transfert désigne « l’ensemble des réactions affectives conscientes ou inconscientes de l’analyste envers son patient » (Dictionnaire de psychanalyse, R.Chemama et B.Vandermersch, Larouuse ). On peut donc entendre sous le terme de contre-transfert tout ce qui, dans la personnalité du soignant, peut intervenir dans le soin et plus précisément ses réactions inconscientes vis-à-vis du patient, affects et sentiments compris. Dans cette optique de définition, on peut entendre la position de R.Sainterose lorsqu’il nous dit que la notion de contre-transfert est une façon de désigner professionnellement quelque chose qui implique tout autre chose que du professionnel.

Comme nous l’avons vu concernant le transfert, les affects sont inhérents à toute rencontre et à toute relation humaine, l’éducateur n’en est donc pas exempt et nous verrons plus tard que c’est tant mieux. L’analyste peut avoir une attitude passive dans sa participation à l’expérience affective du patient dans la cure. Les éléments de participation active du soignant qui peuvent se traduire par de l’acceptation ou du refus par exemple, sont parfois regroupés sous l’expression de « réactions contre - transférentielles ». Or, il me semble que c’est justement une spécificité de l’éducateur que d’être actif (au sens d’intervenir) dans les expériences de ceux qui l’accompagnent et il ne peut s’y soustraire. Le contre-transfert existe donc chez les éducateurs de la même manière que le transfert concerne ceux que nous accompagnons.

Pour explorer cette question, nous allons commencer par envisager ce que peut en dire la psychanalyse car contrairement au transfert qui, lui, peut faire l’unanimité, le contre-transfert a donné lieu à des interprétations variables et ambiguës selon les auteurs.

*Limites du contre-transfert selon la psychanalyse

Après avoir longuement étudié la question du transfert, Freud ne nous a offert qu’une réflexion ponctuelle sur le phénomène contre- transférentiel et ce en termes globalement négatifs. En effet, Freud n’a considéré le contre-transfert que comme quelque chose venant perturber la cure. C’est une des raisons pour laquelle on a ensuite exigé que les futurs psychanalystes aient suivi préalablement une analyse. Dans sa « lettre à Biswanger » (in « Discours Parcours et Freud », Paris, Gallimard), il indique que le contre-transfert « compte parmi les problèmes techniques les plus complexes de la psychanalyse » . Le contre-transfert est donc considéré comme une gêne dans l’analyse, dans le sens où il peut entraver l’attention flottante et la neutralité bienveillante de l’analyste freudien.

Lacan, également, a donné une acception essentiellement négative du contre-transfert car il se fonderait sur des poussées des pulsions du ça qui doivent être étouffées afin d’éviter le passage à l’acte. Bien qu’il admette qu’il n’est pas impossible pour l’analyste d’avoir quelques sentiments à l’égard de son patient, il pose le problème du contre-transfert comme résidant dans le fait qu’il implique une symétrie entre l’analyste et le patient et qu’en psychanalyse, le thérapeute n’est pas un sujet.

Concernant les éducateurs, Deligny nous dira plus tard dans « Graines de crapules », qu’il ne s’agit pas d’aimer mais d’aider et que l’affection ne dois jamais être utilisé comme moyen éducatif.

Ainsi, Anzieu, lors des IV° Journées Occitanes de Psychanalyse (1982), dira des thérapeutes qu’ils vivent souvent leurs réactions sur un mode « honteux par rapport à l’idéal psychanalytique ».

*Intérêts du contre-transfert selon la psychanalyse

Un mouvement psychanalytique moins radical serait de considérer le contre-transfert comme un instrument favorisant le travail analytique dans la mesure où l’analyste y est attentif. Ce mouvement est issu de réflexions d’analystes ente 1950 et 1960. En effet, P.Heimann, M.Little, A.Reich et L.Tower (qui, au passage, sont toutes des femmes) ont été les premières à ne pas réduire le contre-transfert à un phénomène pouvant engluer la cure dans des schémas répétitifs et venant contrarier le travail analytique. Selon P.Heimann la réponse émotionnelle immédiate de l’analyste est un signe de son approche des processus inconscients du patient. Le contre-transfert aiderait donc l’analyste à focaliser son attention sur les éléments les plus urgents des associations du patient, voire permettrait même d’anticiper quelque chose du déroulement de la cure. A.Delourme (dans « Distance intime, tendresse et relation d’aide » , Desclée de Brouwer, 1997) ira dans le même sens en affirmant qu’un vécu contre-transférentiel peut venir conforter une hypothèse de soin et de diagnostic. Dans son écrit « The nonhuman environnment in normal developement and in schizophrenia » en 1960, H.Searles énoncera qu’il est impossible pour lui de concevoir que l’analyste puisse mettre de côté ses sentiments réels et fonctionner encore efficacement.

Freud admettra dans sa « lettre à Biswanger » que chacun doit posséder dans son inconscient un instrument avec lequel il peut interpréter les expressions de l’inconscient des autres. Ainsi, pour lui, ce que l’on donne au patient ne doit jamais être « affect direct mais affect toujours consciemment accordé et cela plus ou moins selon les nécessités du moment ». On comprend alors la nécessité de reconnaître à chaque fois son contre-transfert pour le surmonter et être soi-même libre.

Quelles conclusions peut-on tirer de ces conceptions psychanalytiques dans notre pratique professionnelle d’éducateurs spécialisés sensibilisés à la psychanalyse et aux mouvements transférentiels ? Certes, la dynamique de la rencontre, comme nous l’avons déjà évoqué, ne peut être réduite à une relation d’objet dans le transfert ou à une mauvaise gestion pour l’éducateur de son contre-transfert. Cette acception engage le soignant à une position de grande vigilance vis-à-vis de ce qu’il fait. Il est important de comprendre à quelle place on est mis lorsque ça « accroche » et pourquoi. Une telle mise en garde est d’autant plus importante lorsque l’on travaille avec des personnes présentant des pathologies dites de « personnalités limites ». Concernant le personnel qui les accompagne, Bergeret, dans « Narcissisme et états limites » , expose la notion de « dépression contre-transférentielle », dépression inélaborable car elle ne nous appartient pas, on nous la donne en « dépôt-vente » . En tant qu’éducateurs auprès de ces populations, il est possible que nous soyons mis à la place d’objet anaclitique dont la fonction est de venir en substitution de l’objet à jamais perdu. Pour eux, nous représentons potentiellement la mère dépressive qu’ils ont connu au début de leur vie. On ne peut se remettre à penser qu’à la condition de prendre conscience de cela. Dans le cas contraire, notre culpabilité, notre inquiétude et l’urgence des situations peuvent nous amener à agir de manière anti-thérapeutique en nous faisant sortir du cadre jusqu’à parler de faute professionnelle. Devant un tel phénomène, on peut se poser la question de savoir qu’est ce qui se passe dans la relation pour qu’adviennent de telles mises en acte et de quoi il faut rester conscient pour ne pas que le contre-transfert, devienne, selon l’expression d’Anzieu, une « folie à deux ». Pour répondre à cette question, il me paraît nécessaire de s’arrêter un instant sur la question de l’angoisse.

2). L’angoisse

Certains affects que nous ressentons à l’égard des sujets que nous aidons sont facilement identifiables comme ceux que nous pouvons ressentir face à une personne déprimée ou psychotique. Ce qui fait lien chez ces personnes et chez nous c’est cette question de l’angoisse.

Notre métier fréquente l’angoisse et s’y confronte au quotidien. M.Cifali, dans son ouvrage sur le lien éducatif, indique que l’angoisse est sûrement la seule chose qui se partage le plus facilement entre humains. Les personnes que nous accompagnons semblent avoir une tendance particulière à nous « refiler » leur angoisse et à s’en débarrasser ainsi. Alors, on ne sait plus si c’est la leur ou la nôtre, elle nous contamine. Elle se rajoute à la nôtre ou la provoque et il est difficile d’y rester extérieur. Françoise Dolto conseille aux soignants d’être des « éponges d’angoisse ». Mais comment être ces éponges d’angoisse sans se perdre en elle ? Pour revenir à la vignette clinique exposée plus tôt, il me semble que, malgré tout ce qui peut être remis en question dans la pratique que j’ai adoptée, je ne me suis jamais sentie envahie par l’angoisse de G. Il me semble effectivement l’avoir perçue, c’est d’ailleurs ce qui m’a permis de formuler des hypothèses de travail, mais elle ne s’est pas ajoutée à la mienne et ne l’a pas provoqué non plus. Certes, au début j’ai eu peur pour lui mais je ne me suis pas sentie en danger. C’est donc que l’angoisse a ceci de particulier : elle se libère à condition de ne pas la fuir. M.Cifali rajoute même que « les métiers qui côtoient l’angoisse sans chercher à y échapper ou à s’en garder sont ceux où une libération d’angoisse peut être espérée » . Question d’engagement, d’implication, d’éthique et, à mon sens, d’affects positifs permettant à l’éducateur de s’approcher de cette angoisse, condition nécessaire à l’empathie.

3). Empathie et contagion affective

Ces deux notions me semblent importantes à définir dans notre travail. En 1961, Greenson, dans un article intitulé « L’empathie et ses phases diverses » (Revue Française de psychanalyse), nous indique que pour venir en aide à l’autre il faut le connaître d’une manière affective afin de saisir au mieux ses sentiments complexes. L’empathie et la contagion affective désignent deux phénomènes différents. En effet, la contagion affective relève davantage de ce qui n’est pas volontaire. H.Wallon, dans son article « Le rôle de l’autre dans la conscience du moi » (revue « Enfances ») en donne la définition suivante : « il y a une sorte de mimétisme émotionnel qui explique combien les émotions sont contagieuses et comment elles se traduisent (…) par l’abolition, en chaque individu, de son point de vue personnel ». Abolition du sujet donc. Nous comprenons alors qu’il ne peut s’agir de cela dans notre travail qui, lui, consiste à faire la promotion du sujet.

L’empathie, quant à elle, relèverait d’une acceptation, d’une attitude délibérée. Les définitions que l’en on trouve sont les suivantes : - « Faculté de s’identifier à quelqu’un, de sentir ce qu’il ressent ». Petit Robert

- « Transfert psychologique direct ». Freud

Si une part, au moins, de l’empathie repose sur une perception directe des affects de l’autre, je lui préférerai la définition de Freedman et Kaplan ainsi que celle de Rogers.

- « Capacité à pénétrer dans le cadre de référence de l’autre ». Freedman et Kaplan (in “ Comprehensive textbook of Psychiatry” , 1976).

- « Percevoir l’Autre de l’intérieur » Rogers (in « Le développement de la personne » , Paris, Dunod, 1966).

Ainsi, l’empathie reste un cadre de référence général pour désigner les partages d’expériences affectives entre un sujet et celui qui l’accompagne. Certains auteurs iront même jusqu’à affirmer que l’aptitude à l’empathie serait la condition essentielle de tout succès en thérapie psychanalytique. Néanmoins, la littérature psychanalytique demeure pauvre sur la question de l’empathie et l’on n’y trouve que de brèves allusions. Ceci illustre, d’une part, une certaine idée selon laquelle l’empathie irait de soi et, d’autre part, une certaine retenue à aborder ce sujet car il représente un terrain peu sûr. En effet, cette empathie si nécessaire peut devenir la proie facile des affects projetés sur l’autre en-deçà du langage et du raisonnement intelligible.

En conclusion, comme nous l’avons expliquer plus haut, le fait de repérer à quelle place on est mis par l’autre permet à l’éducateur de se détacher de la part d’affect qui l’empêche dans l’action éducative et de créer une ouverture dans le scénario répétitif du sujet. Plus l’on reste conscient de ces processus, moins une mise en acte risque de se produire. Ainsi, il doit être, en permanence, attentif à son contre-transfert sans bloquer toute expression personnelle. Un simple exemple de l’expression personnelle des éducateurs dans les institutions sont les médiations qu’ils organisent souvent selon leurs propres goûts et compétences. Ainsi, selon A.Delourme, l’éducateur peut intervenir physiquement, verbalement et émotionnellement en ayant conscience de ses propres affects, voire en les verbalisant. Dans cette perspective, si l’éducateur s’emploie à désencombrer l’espace de la relation de ses propres projections et fantasmes, si il sait se déplacer, le sujet en souffrance peut trouver quelqu’un à qui parler, élément essentiel pour relancer son désir.

Après avoir exploré les phénomènes transférentiels et contre-transférentiels, nous pouvons nous engager dans une réflexion de ce point crucial dont parle, entre autres, la psychothérapie institutionnelle, à savoir : la Rencontre.

…De Rencontre

1). La première rencontre

La première rencontre que chacun d’entre nous expérimente, c’est celle d’avec notre premier objet d’amour, celle/celui qui nous prodigue les soins dans les premiers moments de la vie, l’imago maternel. Cette première rencontre affective va être tellement déterminante qu’elle va conditionner un certain nombre de choses dont notre façon d’aimer les autres et de s’aimer soi-même. C’est sur ce point de détermination qu’il convient de s’arrêter pour continuer à parler du sujet qui nous intéresse : l’amour dans la relation éducative.

Sans réellement entrer dans les détails : au tout début de la vie du nourrisson, mère et enfant sont indifférenciés dans un état dit de fusion initiale. L’enfant va devoir passer de cette fusion à un état d’être séparé, entier pouvant aimer et être aimé par des sujets également entiers et indépendants de lui. C’est la condition nécessaire à sa naissance psychique. Le chemin qui mène à cette naissance psychique et à la différenciation passe d’abord par l’étape où la distinction entre ce qui est lui et ce qui ne l’est pas reste suspendu dans un statut d’indécision. La frontière du moi de la mère et celle de l’enfant sont ainsi confondues. La réalité ainsi que la désadaptation progressive de la mère aux besoins de l’enfant feront perdre cette illusion à l’enfant. Mais pour connaître et traverser la désillusion il faudra d’abord avoir vécu l’illusion.

Selon le Dr Sicsic, dans son écrit sur l’amour et la psychanalyse, quand ce processus du début de la vie se passe à peu près bien, le résultat positif est le suivant : de la désillusion, l’enfant peut envisager la séparation psychique. Ce renoncement va créer en lui, un désir inconscient de retrouvailles. Ce désir sera toujours insatisfait du fait de ne pouvoir trouver qu’un objet de substitution et non l’objet originaire. L’intériorisation du monde extérieur va constituer l’enfant en tant que sujet fait d’altérité, aliéné à l’autre. Nous entendons donc ainsi que la formation, la durée ainsi que la disparition des liens affectifs d’un enfant à l’intérieur de sa famille ont sur lui un très fort retentissement jusqu’à déterminer les modalités de toute relation affective à venir.

2). La rencontre en éducation spécialisée

Dans « Le travail de l’éducateur spécialisé », J.Rouzel nous dit que « pour que la rencontre ait lieu en clinique éducative, il faut qu’elle soit repérée dans un cadre particulier et qu’elle s’étaye sur les concepts de transfert et d’acte » . De plus, comme nous l’avons déjà dit, il y a de l’affect en jeu dans la relation éducative ainsi que dans toute relation humaine. Selon D.Sibony « dés que deux êtres humains se mettent à parler, le fait seul que leurs paroles met en présence des bribes de leur mémoire déclenche des poussées de leur passé vers leur présent ou leur avenir » (in « Entre dire et faire », 1989).

Dans cette partie de la réflexion, je suivrai la position d’Alain Delourme selon laquelle la rencontre n’est pas réductible au couple transfert/contre-transfert. Elle doit également concerner une relation authentique de sujet à sujet avec leurs lumières et leurs chaleurs particulières. Les sentiments que l’on peut ressentir dans une telle situation relèvent aussi du lien inter-humain et l’on n’y gagne pas forcement à systématiquement les reléguer au niveau des phénomènes transférentiels. Néanmoins, s’investir dans une relation, quelle qu’elle soit, comporte un risque, un double danger : danger d’intrusion et danger d’abandon. Ce double danger, nous le reconnaissons souvent chez les personnes que nous accompagnons, notamment chez les enfants abandonniques ou présentant des failles narcissiques importantes. Dans ce cas, nous dit A.Delourme, la première étape, pour eux, sera de s’assurer qu’il s’agit d’une relation sans risque. Dans une telle démarche, ce ne sera pas le plaisir qui va primer mais « l’évitement du déplaisir et la quête anxieuse de la sécurité » .

Dans cette perspective, nous allons nous poser la question de l’intérêt, pour nous éducateurs de s’impliquer dans cette rencontre.

3). De l’intérêt de s’impliquer dans la rencontre

Toutes les techniques, qu’elles soient analytiques, thérapeutiques ou éducatives, doivent aller dans le même sens : celui de l’aide à la séparation psychique et de la promotion de l’individuation du sujet. Or, souvent, il arrive que la relation verbale ne suffise pas et ce surtout avec des sujets en résistance ou en inhibition névrotique comme nous les rencontrons en CMPP. Le niveau réel de la relation, les manières concrètes de communiquer avec ces enfants peuvent ainsi avoir une grande influence soignante. De l’enfant mutique nous allons respecter le silence et continuer, nous adultes, à lui parler. A celui qui demandera pourquoi X ne dit jamais rien, nous répondrons que, comme lui, si X est ici, c’est qu’il souffre et que son silence est la manière qu’il a choisi pour dire sa souffrance. Par cette position de minimisation des risques que la prise que parole pourra comporter pour X, il pourra peut-être commencer par dire quelques mots à l’éducateur, puis aux autres enfants. Pour tenir une position de soignant impliqué dans la rencontre, il faut selon R.Searles, qu’une réduction de l’anonymat des intervenants soit opératoire. En effet, la position orthodoxe préconisée par la psychanalyse dans laquelle l’analyste n’est pas une personne réelle ne peut être suffisante dans beaucoup de cas. A ce sujet, nous pouvons rappeler le paradoxe déjà évoqué au sujet de l’angoisse : « Libération pour qui ne fuit pas » (M.Cifali, « Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique »,PUF , Paris, 1994). Par conséquent, il me semble que la notion de neutralité bienveillante ne peut constituer un cadre figé à la rencontre car si cette notion ne se retrouve pas dans le vécu de l’enfant, il peut, au contraire, percevoir dans cette attitude comme une marque de désintérêt ou d’une hypocrisie professionnelle. Or, il n’est pas question d’en rajouter au niveau des blessures narcissiques et de la répétition pathogène. L’implication relationnelle des participants à la rencontre a pour objectif le vécu par l’enfant, qui devient alors agent, d’expériences d’échanges et de communications dans un cadre protégé. L’échange donne une nouvelle dynamique à la rencontre, d’où la fécondité de s’engager avec les personnes et de considérer l’acte soignant dans une coopération, une création en commun dans laquelle chacun s’implique. Si, ce qui va fonder le travail de l’éducateur c’est sa capacité à faire quelque chose d’une rencontre avec quelqu’un, il s’agit donc également de réciprocité.

4). La réciprocité

Si la prise en charge éducative constitue pour l’enfant, l’adolescent, l’adulte une occasion de résilience, elle représente pour nous une occasion d’élucidation sur la question de la condition humaine. La relation éducative est une approche d’un sujet qui va se trouver confronter à des modalités particulières de la relation humaine qui en en font justement une relation éducative. Mais c’est aussi pour nous une expérience en miroir de ces modalités relationnelles. Dans cette perspective, si l’on ne peut pas poser la réciprocité dans la relation éducative comme faisant pleinement partie d’un projet, on peut tout de même avoir en tête que chaque rencontre avec « l’usager » constitue pour nous l’occasion d’une nouvelle découverte de nous-mêmes et du monde dans le reflet que nous renvoie cette rencontre. Toutefois, il ne s’agit pas d’éducation mutuelle au sens de l’analyse mutuelle comme l’avait tenté Ferenczi en son temps.

La réciprocité peut être envisagée comme un outil dans la relation éducative. Le sujet en question fait l’expérience de recevoir (et ce n’est pas rien) mais également de donner. Donner de lui pour lui-même, pour son épanouissement. De notre côté, il m’ apparaît que l’intérêt n’est pas simplement de faire part à l’autre de la façon dont il nous apparaît objectivement (comme objet de mécanismes psychologiques) car il n’est pas qu’une pathologie et cela reviendrait à l’exclure comme l’a fait la société avant nous. Au contraire, nous lui communiquons également le sens que son existence particulière revêt pour nous : provocation, enrichissement, étonnement, réflexion etc…Il me semble que ceci nous parvenons à le faire lorsqu’il s’agit de nos limites, de ce que nous ne pouvons souffrir. Nous n’hésitons pas à faire part de ce qui nous est insupportable pour que l’autre « s’arrête ». Pourquoi ne pas, également, lui faire part de ce qui agit sur nous de manière positive ? Cela a toujours été ma position (notamment avec G.) : trouver dans les prises en charge un moment opportun pour signifier à l’autre ce que je perçois de positif et d’évolutif en lui et que, pour ces raisons, j’ai confiance en son potentiel de résilience.

De plus nous savons que, parfois, être soi en présence de l’autre peut être difficile mais cela peut être aussi parce que l’éducateur montre qu’il fait cet effort qu’il peut aider le sujet à faire une action analogue pour lui-même. Ainsi (et afin de ne pas générer une idéalisation de l’éducateur par le sujet), de la même façon que la « bonne mère » sait être manquante, l’éducateur qui se veut « bon » doit aussi montrer qu’il n’est pas que cela.

Pour moi, le caractère de réciprocité est indispensable à la relation car c’est justement cette capacité à nous laisser imprégner et transformer qui agit sur l’autre.

5). S’approcher plus prés encore : l’expérience contre-transférentielle avec les sujets psychotiques

Ce qui vient d’être énoncé précédemment me semble d’autant plus véridique lorsqu’il s’agit de prendre en charge des sujets psychotiques. En effet, personne autant qu’eux n’a été déçu par toutes les formules sociales qui lui ont été présenté au fur et à mesure du temps. Ainsi, ce qui va être significatif pour lui c’est la possibilité de faire l’expérience de ce que lui peut encore induire chez les autres. Dans cette optique, il ne supporte pas le retrait du soignant derrière sa neutralité qui ne peut donc se soustraire à intervenir dans la relation.

En fait, il me semble que ce qu’il y a de dramatique dans la psychose c’est une conscience de la mort. Selon G.Benedetti (dans « Le sujet emprunté. Le vécu psychotique du patient et du thérapeute » , Eres, toulouse, 1998), « percevoir cette mort psychique comme un défi à l’existence est le risque et le privilège de notre métier ». Si une angoisse contre-transférentielle surgit face à ces situations de mort psychique, il semblerait qu’il ne faille pas seulement considérer cela comme une copie réduite de l’angoisse psychotique mais plutôt comme une spécification de cette angoisse, du fait que le moi du soignant n’est, à priori, pas psychotique.

La particularité de la relation éducative avec les sujets psychotiques réside dans le fait que non seulement nous lui pointons du doigt les aspects psycho-dynamiques de sa personnalité mais surtout nous le mettons face à « l’image projetée » que nous avons de lui : « image de beauté, d’intérêt dans le morcellement, de transparence dans l’autisme, de force dans le délire ». Cette image, qui vient prendre le contre-pied de la maladie, n’existe pas dans le moi du psychotique, pour cette raison le sujet doit d’abord la trouver dans le moi du soignant. Or, une telle image ne peut être que sous-tendue par des affects positifs et dans la mesure où le soignant accepte de se rapprocher de l’autre pour la lui transmettre. Ainsi, c’est lui donner la possibilité de dépasser les limites du délire, de l’autisme et de la scission. Il me semble que c’est cette image particulière que j’avais de G., c’est cette image que j’ai tentée de lui transmettre. C’est cette image qui, j’ose penser, faisait que nous nous « ad-mirions » (dans le sens de la faculté à regarder ailleurs, autrement).

C’est en ces points successivement énoncés (implication, réciprocité, rapprochement) et qui doivent être mis en lien avec l’existence d’affects positifs chez les éducateurs, que la rencontre peut constituer une possibilité de remaniement, une occasion de résilience et entraîner ainsi une évolution, un changement. L’éducateur, dans sa fonction, peut alors être envisagé comme impliqué et animant sans pour autant être excitant. Car l’excitation est un des risques, parmi d’autres déjà évoqués, qu’une telle position comporte. Pour éviter ces risques, un seul garant : l’ailleurs, le cadre, le tiers.

…De cadre

Selon Lacan le monde c’est « la chose et les bords ». En effet, le cadre est un bord qui nous sert à limiter le monde dans lequel on travaille avec les personnes. Et quand ce bord est menacé ou débordé, on ne peut plus travailler tranquillement.

Les choix de position décrits plus haut sont rendus possibles du fait de la double facette de l’éducateur : à la fois sa présence est chaleureuse et accueillante, à la fois il pose des lois cadrantes et rigoureuses. De la même manière que c’est le désir de l’analyste qui va insister pour que l’amour manifesté par son patient à son égard soit de transfert, c’est le désir du soignant qui va trancher entre une simple relation intersubjective de la vie quotidienne et le travail de soin et d’éducation qui est un travail sur le désir. Selon R.Sainterose, sans l’existence de ce désir, « on en reste au niveau de la relation duelle dont un des aspects est de maintenir le sujet dans l’ignorance de savoir que c’est dans l’aliénation à l’autre que se trouve sa condition de sujet » (in « Le transfert en institution » ).

Concernant le transfert et sa prise en compte dans le cadre, il s’agit de le spécifier comme transfert institué. Il est donc important que la psychanalyse tienne une place particulière dans le projet de l’institution et puisse émerger dans son discours pour qu’un travail autour des dynamiques transférentielles existe. Un travail institutionnel préalable sur les demandes, besoins et désirs de chacun semble donc important si l’institution propose un traitement impliquant la dimension du transfert. Ainsi, c’est l’institution tout entière qui sera « le théâtre du transfert ». De plus, selon D.Sibony (« Entre dire et faire» ) le transfert est le « tiers dispositif qui entre en jeu dans tout type de relation ». D’où l’intérêt de maintenir un réseau symbolique dans lequel raisonnement et intelligible ont leur place autour de la prise en charge. Cette idée de réseau peut éventuellement être rapprochée de celle de Deligny : la préconisation du contrôle permanent de l’affectivité par l’éducateur l’amène à parler de réseau où les humains se rencontrent, se croisent mais ne s’entourent pas.

Rappelons le : « pour que la rencontre ait lieu en clinique éducative, il faut qu’elle soit repérée dans un cadre particulier » (J.Rouzel). Cependant les limites d’une prise en charge sont aussi celles des professionnels et ces limites peuvent influencer les aménagements du cadre. Question d’éthique donc. Selon A.Delourme (« La distance intime : tendresse et relation d’aide »), la saine articulation à trouver est la suivante : « entre l’humanité du soignant impliqué dans son travail et l’obligation de recul et de réflexion distanciée qu’impose ce même travail » . On entend ici l’intérêt d’une implication claire et réfléchie sans confusion avec un quelconque copinage ou désir amoureux, ce qui impose vigilance et respect de la part du professionnel. Dans le cas d’une confusion, le cadre est également là pour resituer le contexte et prendre de la distance.

Ainsi, c’est le respect d’autrui qui permet d’arracher à l’affect sa tendance à annexer autrui.

Après avoir parler de proximité, nous pouvons maintenant explorer la question de la mesure de la distance car, à mon avis on ne peut le faire qu’à cette condition. Et ce de la même manière que pour se déplacer il faut que l’autre ait transféré ou que pour traverser la désillusion, il faut d’abord avoir vécu l’illusion. En effet, comme le souligne Deligny : « Il faut être proche dans la présence à l’autre, omniprésent dans l’ouverture, il faut être dans le fait de produire et être pris dans ce que l’on fait ». ( « Graines de crapules » )

…De bonne distance

Selon Mireille Cifali il existerait trois types de position face à un être en détresse : la position « naturelle », la positon « défensive » et la position « psychanalytique ».

* La position « naturelle »

Dans cette position la souffrance de l’autre nous envahit.. Il n’y a aucune distance et on vit ses sentiments comme s’ils étaient les nôtres. En proximité qui se veut aidante (et qui l’est toutefois), nous sommes sans protection par rapport à lui et à ses angoisses. Les frontières du moi sont confondues comme dans la symbiose affective. Selon M.Cifali une telle position peut être louable dans des moments ou circonstances particulières. C’est un peu ce que j’ai tenté de réaliser avec G. dans les premiers temps de notre rencontre. Mais je ne sais pas si l’on peut nommer cette position naturelle car c’est sciemment que je l’ai adoptée. Sorte de « préoccupation maternelle primaire » conservée diront Capul et Lemay (in « Le travail de l’éducateur spécialisé » ).. C’est une position témoignant de générosité, d’ouverture, de dévouement voire de sacrifice. Si l’on dit d’une telle attitude qu’elle ne peut être louable que dans des circonstances particulières c’est parce que dans une telle position, personne ne peut tenir indéfiniment. Un des risques de cette attitude serait de laisser faire les errements dans une sorte de complicité amusée où « le libéralisme affirmé n’est qu’un alibi pour regarder en voyeur sa quête non-apaisée d’une toute puissance agie » ( ibid. ). L’éducateur peut ainsi tenter de soigner ses propres blessures narcissiques en protégeant par dessus tout l’enfant de la désillusion et de la séparation. Et les angoissent s’augmentent entre elles…

* La position « défensive »

La position défensive est la position inverse de la position naturelle. Elle peut d’ailleurs être prise successivement à la position naturelle.

Dans cette position, on se sent attaqué par l’autre. La réaction est se protéger. C’est une question de survie. Alors on élève les barrières de protection, on refuse tout apport individualisé, on met à distance au maximum. Et l’on n’a plus d’éprouvés…L’autre nous est indifférent et sa souffrance aussi. Il n’a plus le pouvoir de nous atteindre. Cette position, sous sa forme exacerbée, peut même se retrouver au plan institutionnel dans lequel les organisations peuvent se rigidifier en rituels obsessionnels. J’ai ici en tête un lieu de vie et d’animation dans lequel le cadre et le règlement intérieur occupait une place très importante. Moi-même gênée par une telle rigidité, j’interrogeai ses créateurs. La réponse que j’obtint peut se reformuler ainsi : « au début nous étions trop gentils, nous acceptions de négocier les règles, nous étions dans une écoute permanente des difficultés de chaque enfant. Aujourd’hui la rigidité du cadre est là pour les protéger ». Protéger qui exactement ? Ce cadre, en général, on ne supporte pas qu’il soit touché, mis en question. La technique et la théorie peuvent être utilisées comme outils de protection derrière lesquels on se blinde. Cette incapacité à accueillir l’autre a pour effet d’augmenter son angoisse ,et, pour briser le carcan du cercle infernal, il n’a plus que la violence ou l’agressivité.

*La position psychanalytique de l’éducateur

Ce qui est demandé au professionnel dans cette position c’est de s’y repérer dans sa propre angoisse, de ne pas en avoir peur, de ne pas la nier pour pouvoir l’apprivoiser. Ce travail a pour objectif de ne plus projeter son angoisse à l’extérieur, pour ne pas l’ ajouter à celle de celui qui souffre car c’est un piège que la fréquentation de l’angoisse met en place. Ainsi dans le contact avec l’autre on ne sera ni dans une trop grande distance, ni dans une trop grande proximité. La position psychanalytique exige donc que l’on vive ses propres angoisses afin de pouvoir les travailler.

En ce qui concerne la souffrance d’autrui, elle peut être éprouvée par l’éducateur à condition qu’il puisse l’introduire dans une élaboration. C’est un travail constant de mise à distance et selon M.Cifali c’est la seule manière d’être ne présence de la souffrance de l’autre. Des repères doivent sans cesse être élaborés. « Mettre des mots sur ce qui lui arrive, accompagner, partager, tout cela est possible pour qui n’a pas nié ses propres angoisses » . Pour répondre à la question de la page 10 sur l’angoisse, autrement dit, comment être des éponges d’angoisse sans se perdre en elle ? Il s’agira d’être par moment des « pare-angoisse » : savoir accueillir, entendre les peurs et l’irrationnel, sécuriser et surtout ne pas utiliser l’angoisse de l’autre pour se l’attacher. A un moment donné de l’histoire avec G., j’ai craint qu’un mouvement naturel me l’attache quand j’ai vu les autres animateurs procéder avec moi comme si j’étais l’unique référente de ses faits et gestes. Il a fallu élaborer un repère de plus pour que ce qu’il vivait sans moi ne soit pas systématiquement retourné vers moi.

Deligny (dans « Graines de crapules » ) parle également de présence « non défensive ». Il préconise à l’éducateur de se tenir auprès de l’autre sans défense ni cuirasse, sans punition ni récompense. Il ira même plus loin en disant : « Repousse ceux qui viennent s’offrir. Ne va pas chercher ceux qui s’éloignent et compte ceux qui restent. S’il n’en reste qu’un commence avec celui-là » . En fait il me semble qu’ici Deligny évoque à sa façon (extrême dit-on parfois) le maniement du transfert et le respect de la distance de l’autre.

La position psychanalytique est, d’après M.Cifali , la seule manière d’être en présence de la souffrance sans être dans la dénégation ou dans un sacrifice de soi. « Trop se pencher sur eux, c’est la meilleure position pour recevoir un coup de pied au derrière » disait Deligny.

« Je reste autre que lui, sans me défendre de lui ; sur l’angoisse éprouvée je mets des mots, elle n’augmente pas la mienne et ne m’effraie pas. J’éprouve son angoisse sans être à mon tour angoissée d’elle. Je ne mets pas en place des défenses et mon calme n’est pas de l’indifférence : il est accueil de l’intolérable ».

Octave Mannoni, « Le moi et l’Autre » , Denoël, Paris, 1985

…De Tendresse

(Conclusion)

A la suite de tout ce qui vient d’être dit, réfléchi et mis en question, il me semble que la problématique posée au départ nécessite d’être reformulée. Je m’aperçois ici que le mot amour n’est peut-être pas celui que je décris dans ma position. Le terme de tendresse à été utilisé à quelques reprises dans cet écrit. Et je me rends compte que le lien particulier dont je fais part comprend fréquemment de la tendresse. J’entends ici que le mot amour et les sentiments qu’il désigne ne semblent pouvoir être utilisés pour qualifier la relation éducative. Peut-être est-ce la tendresse qui m’incite à me rapprocher affectivement de l’autre pour mieux le comprendre et l’aider. Peut-être est-ce cet aspect délicat du lien professionnel que je discute ici. Pour éviter les équivoques je vais donc préférer parler de tendresse concernant ma position. Il ne s’agit pas d’un compromis car au sens phénoménologique l’affect de tendresse correspond davantage à ce que j’éprouve. Je me souviens alors des objets de réflexion choisis dans mon étude de cas et dans ma monographie. Ils étaient clairement motivés par la tendresse éprouvée à un moment donné à l’égard d’un sujet.

Ainsi, dans la perspective que le rôle de l’éducateur est d’être présent en tant que personne dans la communication avec les autres tout en refusant de les objectiver, il me semble que c’est la tendresse qui serait l’étayage affectif de ce lien spécifique.

1). De quoi s’agit-il ?

« Sentiment affectueux qui présente un caractère de douceur et de délicatesse » ou encore « une tendance altruiste fondamentale » nous dit le Petit Robert. La tendresse est donc un état personnel, une disposition intérieure. Selon Freud (dans « Malaise dans la civilisation » ), la tendresse est un érotisme détourné de ses buts sexuels. C’est un lien désexualisé et déplacé, issu d’une éventuelle mise au travail du sujet. D’après A.Delourme dans son ouvrage sur la tendresse et la relation d’aide, la tendresse ne doit pas être pour autant envisagée comme visant une satisfaction libidinale ratée ou pauvre. Il conviendrait, au contraire de la considérer comme « la recherche constante de contacts doux, harmonieux et rassurants » ayant pour fonction d’unifier et de sécuriser.

Ainsi, l’importance de la tendresse n’est niée ni dans l’accueil du nourrisson, ni dans son développement d’enfant, ni dans l’épanouissement de l’adulte. Devrait-elle l’être concernant l’accompagnement des personnes en difficultés ? Mais dans un tel lien, la tendresse comme sentiment exprimé demeure de l’ordre du tabou. De plus, à la complexité qu’elle engage s’ajoute la difficulté de lui trouver une place dans la théorie déjà existante . « Entre un désintéressement vaguement méprisant lié à une sorte de pudeur moraliste et la complaisance sentimentaliste » (A.Delourme), il s’agit de trouver l’attitude adéquate.

2). Du sens dans les échanges

Ici, nous soutenons que la tendresse fait lien entre relation et signification. En effet, à la sensibilité subjective de l’éducateur, la tendresse peut ajouter une « intelligence intuitive » qui va donner du sens aux échanges. Ainsi les réactions psychiques du sujet dans l’après-coup vont donner aux évènements plus de valeur, de poids, bref de sens. La tendresse nous incite de fait à l’échange et à sa réussite. Les échanges se nourrissent alors des « éléments stabilisants et liants de l’affectivité assumée » . Je n’ai, par exemple, jamais perçu d’ambiguïté ou de défaut d’assomption dans le lien qui me rapprochait de G. (et inversement). Je me suis toujours dit qu’il était question de transfert et de connivence et j’assumais cette tendresse partagée qui ne semblait pas lui porter préjudice.

Il peut également s’agir pour le sujet de faire l’expérience de la différence entre l’amour et la tendresse, entre tendresse et désir sexuel. Beaucoup d’enfants dont il est question dans nos institutions ont connu des relations ambiguës avec un proche de l’entourage (qu’il s’agisse d’inceste ou de climat incestuel). Ce type de relation peut cristalliser une confusion entre tendresse et désir sexuel. Il s’agit également, pour l’enfant pris dans sa problématique oedipienne de comprendre l’intérêt de passer par la séparation psychique et de vivre avec ses parents une relation d’amour et non une relation amoureuse. Le vécu et l’expression de la tendresse peuvent donc s’avérer primordiaux dans le travail avec des personnes ayant souffert d’un amour maladroit, insuffisant ou passionnel de la part de l’entourage.

3). Rencontre et réciprocité

En cherchant à passer par la question du sens, la tendresse (entre autres) va permettre de transformer la neutralité du lien qui peut être douloureuse pour le sujet en alliance mutuelle favorable au changement. Cependant il n’est pas question d’acceptation inconditionnelle mais de recherche de respect réciproque et de vérité exprimée. En effet, du fait que la tendresse prenne appui sur l’intériorité de celui qui l’exprime, elle mène vers autrui avec l’intention de le rencontrer et d’en faire un alter-égo du point de vue de sa subjectivation. Ainsi, en envisageant la tendresse comme l’expression réfléchie d’une relation de qualité à autrui, elle fait fonction de « confirmation existentielle réciproque » (A.Delourme) et en ce sens elle mérite d’être manifestée sans trop de pingrerie. Elle peut constituer un étayage de poids dans le processus de renarcissisation et de dégagement de la répétition pathogène

Une relation nourrie par la tendresse mais réfléchie, telle est la position que je me préfère. Une telle position implique obligatoirement un travail constant de mentalisation et de clarification en maintenant le cadre arbitral de l’intelligible et du raisonnement. Une relation de ce type peut faire la différence avec les relations familiales qui sont, en général, saturées d’affects.

Alexandra HADJADJ.

Travail de réflexion mené en 2003 dans le cadre d’une UF8 (dite de « spécialisation ») de la formation d’E.S. à l’IRFCES de Toulouse.

Bibliographie

· R.Chemama et B.Vandermersch : « Dictionnaire de psychanalyse », Larousse

· G.Benedetti : « Le sujet emprunté. Le vécu psychotique du patient et du thérapeute », Toulouse, Eres, 1998

· B.Bettelheim et A.Rosenfeld : « Dans les chaussures d’un autre. La psychothérapie : art de l’évidence », Paris, Robert Laffont, 1995

· M.Cifali : « Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique », Paris, PUF, 1994

· O.Mannoni : « Le moi et l’autre », Paris, Denoël, 1985

· Ph.Wallon : « La relation thérapeutique et le développement de l’enfant », Toulouse, Privat, 1991

· A.Delourme : « La distance intime. Tendresse et relation d’aide », Paris, Desclée de Brouwer, 1997

· J.Rouzel : « Le travail de l’éducateur spécialisé. Ethique et pratique » Paris, Dunod, 2000

Commentaires

Vous n'êtes pas autorisé à créer des commentaires.

rss  | xhtml

Copyright © par PSYCHASOC
n° de déclaration : 91.34.04490.34

— site web réalisé par Easy Forma