jeudi 05 février 2009
les hommes autour d’une table ou d’un foyer »
E. Jabes
Le rêve met le rêveur à l’épreuve du figurable.
Aux limites du sens, chiffrage, énigme, le rêve figure, à partir du scopique.
Cette tripartition permet de supposer en joignant une des hypothèses initiales de Freud à celles de la fin de l’enseignement de Lacan, tel que Jacques –Alain Miller nous apprend à le lire, le rêve comme produit et produisant un nouage enserrant l’objet (regard).
« C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du regard que j’en reçois l’effet. D’où il ressort que le regard est l’instrument par où la lumière s’incarne, et par où …. Je suis photo-graphié. » 2 Instantané qui devra être relevé par l’Autre pour se significantiser. Processus complexe en quatre temps de l’engrammation primitive à la représentation d’objet.
« L’instant de voir ne peut intervenir ici que comme suture, jonction de l’imaginaire et du symbolique, et il est repris dans une dialectique, cette sorte de progrès temporel qui s’appelle la hâte, l’élan, le mouvement en avant qui se conclut sur le fascinum.
Ce que je souligne, c’est la distinction totale du registre scopique par rapport au champ invoquant…Le sujet est à proprement parler déterminé par la séparation même que détermine la coupure du a , c’est-à-dire ce que le regard introduit de fascinatoire. » 4
Ce temps de retour à l’instant de voir éludant le moment de conclure signe la dimension pulsionnelle qui détermine le sujet dans son rapport à la jouissance. Et marque le point aveugle et le point d’arrêt que constitue cette impossibilité d’un progrès logique pour le sujet dans cette voie, et dans son rapport à l’image, aux images, au rêve.
Ces résidus, dont parle Freud, sont des traces, des restes qui dans leur agencement font figure et constituent la chaîne du rêve, sont le lieu de l’inscription sur le corps où s’inscrit la bordure du figurable, du formalisable antécédent logiquement la représentation. (Présentation)
À la fin de « Contribution à la conception des aphasies 5 » en 1891, il propose un schéma de la représentation de mot.
Dans l’article, « L’inconscient » 6 Freud reprend à cette date 1915 la thèse qu’il exposait à W. Fleiss en 1896 7 , elle-même reprise en 1900 dans « l’interprétation du rêve » où il expose « l’idée selon laquelle les processus de pensée, c’est-à-dire les actes d’investissement suffisamment éloignés des perceptions, sont en eux-mêmes dépourvus de qualités et inconscients ; ils n’acquièrent l’aptitude à devenir conscient qu’en étant relié aux restes des perceptions de mots (…), Mais vraisemblablement la pensée fonctionne dans des systèmes qui sont si éloignés des restes perceptifs originaires qu’ils n’ont plus rien conservé des qualités de ceux-ci (…) le lien avec des mots permet de doter de qualité des investissements qui ne pouvaient apporter avec eux aucune qualité tirées des perceptions elles-mêmes, parce qu’ils correspondent seulement à des relations entre les représentations d’objets . »
Pour Freud, à cette date ; « … toutes les opérations portant sur des mots ne sont pour le rêve qu’une préparation à la régression aux représentations de chose » 8
Henri Rey-Flaud, dans un ouvrage récent 9 reprend cette genèse de l’élaboration freudienne : « La théorie (…) des registres d’inscriptions présente alors quatre registres successifs : les « empreintes » imprimées au stade originel des sensations, les « images » enregistrées au stade des perceptions ( d’où leur nom primitif de « signes de perception ») les traces signifiantes, constitutives de l’inconscient, et enfin les représentations consciente d’objet, support de al réalité ordinaire, l’ensemble formant le « système de souvenirs des signes du langage ».
Dans Lituraterre 10 Lacan, indique d’où lui vient cette désignation de la lettre « … Il m’est venu ce jeu de mot dont il arrive qu’on fasse esprit, le contrepet revenant aux lèvres, le renversement à l’oreille. ..de l’équivoque dont Joyce glisse d’a letter a à litter, d’une lettre (je traduis) à une ordure… »
Détritus sous formes de restes, débris, traces .
Dans Lituraterre 11 survolant la Sibérie, Lacan évoque à propos de la lettre et du signifiant : « le ruissellement, seule trace à apparaître d’y opérer plus encore que d’en indiquer les reliefs »
« Le ruissellement est bouquet du trait premier et de ce qui l’efface. Je l’ai dit : c’est de leur conjonction qu’il se fait sujet, mais de ce qui s’y marque deux temps. Il faut donc que s’y distingue la rature. »
Lacan fait de l’effacement de la trace la condition du signifiant.
« … Ce qui se révèle de ma vision du ruissellement, à ce qui domine la rature, c’est qu’à se produire entre les nuages, elle se conjugue à sa source, que c’est bien aux nuées qu’Aristophane me hèle de trouver ce qu’il en est du signifiant : soit le semblant, par excellence, si c’est de sa rupture qu’en pleut, effet à ce qu’il s’en précipite, ce qui était matière en suspension . Cette rupture qui dissout ce qui faisait forme , …
Ce qui de jouissance s’évoque à ce que se rompe un semblant voilà ce qui dans le réel se présente comme ravinement »
« La lettre n’est elle pas … littorale plus proprement, soit figurant qu’un domaine tout entier fait pour l’autre frontière de ce qu’ils sont étrangers, jusqu’à n’être pas réciproques ?
Dans « la troisième 12 » dans son intervention à Rome au VIIe congrès de l’Ecole Freudienne Lacan situe ;« … cette jouissance de l’Autre, c’est là que se produit ce qui montre qu’autant la jouissance phallique est hors corps , autant la jouissance de l’Autre est hors langage , hors symbolique, car c’est à partir de là, à savoir, à partir du moment où l’on saisit ce qu’il y a – comment dire- de plus vivant ou de plus mort dans le langage, à savoir la lettre, c’est uniquement à partir de là que nous avons accès au réel. »
Il y a donc, une équivalence possible du réel du nœud, de celui du trait du dessin, et du trait de la lettre par laquelle le signifiant prend corps.
… la position d’une ex-sistence est toujours corrélative d’un trou. C’est ce que met en valeur le dernier enseignement de Lacan à partir du nœud.(...) Le rond de ficelle est avant tout un trou à quoi ex-siste quelque chose…..
Dans le nœud borroméen comme tel, le trou est ce qui caractérise en propre le symbolique, l’ex-sistence est le trait du réel, et c’est dans la consistance que l’on reconnaît l’imaginaire ».
Le récit qui est fait du rêve, ne met-il pas celui qui parle, sous transfert, aux prises avec le figurable, dans une position similaire au poète, au peintre, à l’artiste.
« Le rêve est dans la même situation que les arts plastiques pour représenter les relations logiques entre les pensées qui le compose ». 14
« Il est très remarquable que le travail du rêve s’en tient si peu aux représentations de mots ; il est à chaque instant prêt à échanger les mots entre eux, jusqu’à ce qu’il trouve l’expression qui offre à la représentation plastique le maniement le plus favorable ». 15 Nous dit Freud.
Dans le cheminement de l’analyse, l’analysant, se trouve confronté - après avoir supposé que le récit qu’il faisait était le rêve, et traversé différentes interprétations, - à, un « il n’y a pas », ce qui ne peut se nommer, l’innommable de la langue, l’irreprésentable à toute figuration.
Cette épreuve du « troumatisme » de la langue et de l’impossible est aussi celle qui résonne dans l’œuvre.
Henri Michaux écrit ; « Je suis né troué./ Ce n‘est qu’un petit trou dans ma poitrine / mais il y souffle un vent terrible / (…) Et ce n’est qu’un vent un vide » 16
Christian Prigent dans une conférence datée de 1998 définissait la poésie comme « la symbolisation paradoxale d’un trou ».
À Hervé Castannet qui l’interviewait récemment 17 , il répondait : « …. Que la poésie « précède » ou « fraie la voie », je n’en sais trop rien. Qu’elle coure au plus prés de la « fin de l’analyse », qu’elle produise dans sa vitesse ahurie et savante à la fois une dissolution des blocs signifiants – une radicale analyse en somme -, c’est bien possible ( Artaud ou Joyce, chacun avec des moyens stylistiques différents, me semblent effectivement toucher à ce point là, si c’est d’un point qu’il s’agit) ».
Si l’œuvre poétique est apparue d’emblée comme précédant ce que vise la psychanalyse, la peinture prise le plus souvent, à la suite de Freud, comme image et représentation c’est-à-dire dans son statut classique et littéraire, empêche de considérer les opérations, plastiques, par lesquelles elle produit son effet, et comment se construit -déconstruit la peinture moderne et contemporaine.
La théorie de la double écriture permet de considérer plus attentivement les peintures et le travail de dissolution des images et du sens qui les constitue.
«… quand j’ai eu des élèves, je leur disais : Il faudrait commencer par vous couper la langue, car à partir d’aujourd’hui, vous devez vous exprimer avec des moyens plastiques uniquement ». 18 Henri Matisse
Dans le Séminaire, livre XI « Est-ce que la question n’est pas à prendre au plus prés de ce que j’ai appelé la pluie du pinceau » Lacan reprend la figure de la pluie. « Au rythme où il pleut du pinceau du peintre ces petites touches qui arriveront au miracle du tableau »
« Les petits dépôts sales juxtaposés » Lacan distingue la touche accumulative et le trait qui procède d’une autre logique, celle de la lettre.
Je distingue trois formes de dépôt dans la peinture; L’enduit, l’onction, l’incise qui sont à l’œuvre dans l’acte pictural dans un nouage au regard.
« Qu’est-ce qu’un geste… , C’est bel et bien quelque chose qui est fait pour s’arrêter et se suspendre »
Le dépôt construit par accumulation. « Ce qui s’accumule ici, c’est le premier acte de déposition du regard . Acte souverain sans doute puisqu’il passe dans quelque chose qui se matérialise et qui, de cette souveraineté, rendra caduc, exclu, inopérant, tout ce qui, venu d’ailleurs, se présentera devant ce produit.
(…) N’oublions pas que la touche du peintre est quelque chose où se termine le geste du peintre, nous nous trouvons devant l’élément moteur au sens de réponse, en tant qu’il engendre en arrière, son propre stimulus » 20 .
L’enduit recouvre, lisse.
L’onction, glisse, enveloppe, produit une surface de jouissance délimitée par ses bords et dont le mouvement est articulé au désir de l’Autre par le regard.
L’incise découpe révèle dans sa dé-cision la fonction de coupure du trait dans son tracé même, mémorial de la coupure séparation de l’objet. Coupure entre touchant et touché, entre regardant et regardé, forme et fond.
Le trait de pinceau condense ses deux aspects.
Opérations réalisant un « se faire voir » dans le dépôt, le vidage de jouissance dont l’objet regard constitue un reste.
Ces opérations articulent tout tableau lui confèrent sa singularité. Il suffit de penser à un dessin « au trait » de Matisse, de Picasso pour être saisi du caractère radicalement unique de leur trait.
Il y faut un train qui ne s’attrape qu’à se détacher de quoi que ce soit qui vous raye ».
R. Baget 3 02 2009
1 S. Freud.Lettre à W. Fliess du 10 03 1898, in La naissance de la psychanalyse . P.U.F. Paris 1973
2 J. Lacan. Le Séminaire Livre XI . « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Seuil. Paris 1973, p 98
3 J. Lacan, op. cit. p107-108
4 J. Lacan, op. cit., p 108
5 S. Freud Contribution à la conception des aphasies ,Paris, PUF, 1983, p 127
6 S.Freud, in Métapsychologie , Paris, Gallimard, 1989, p.118
7 S. Freud, « Lettre 52 » in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1986, p. 153-160
8 S. Freud, Métapsychologie , op. cit. p134
9 H. Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Paris, Flammarion, Aubier, 2008, p. 47
10 J. Lacan, « Lituratère » in la revue Littérature, Paris, Larousse 1971, Ornicar , N° 41, Paris, Navarin,1987
11 J. Lacan, « Lituraterre » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.11-20
12 J. Lacan « La troisième » in Lettre de l’Ecole Freudienne N°16 (Nov. 1975)
13 J. A. Miller « Cours » le lieu et le lien, leçon du 24 01 2001, inédit.
14 S. Freud L’interprétation des rêves, Paris, PUF,1967,p.269
15 S. Freud, Métapsychologie , Paris, Gallimard,1968
16 H. Michaux, « Ecuador », Œuvres Complètes, t1, Paris, Gallimard,1998,p. 189-190.
17 H. Castannet, Il Particolare N° 4
18 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Herman 1972, p.308
19 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Paris, Seuil, 1973, p.104-107
20 J. Lacan, op. cit., p104-105
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Le rêve et le figurable
Momo
mardi 10 février 2009