dimanche 23 février 2014
Le rêve à l’épreuve de l’éducation spécialisée ?
COUTINHO Ludovic
Educateur spécialisé 3 ème année en formation à l’IRTS de la Réunion
« Fermons les yeux et voyons ce qui va se passer. Beaucoup de personnes diront qu’il ne se passe rien : c’est qu’elles ne regardent pas attentivement. » 1
Cette phrase du philosophe Henri BERGSON , si l’on veut bien la déplacer pour commencer en tant que mouvement symbolique, connote bien la formation de l’éducateur, à la fois soutenu par la théorie et bercé par la pratique. Prenons ici le temps de penser cette marche, ce véritable va-et-vient entre l’obscur de nos paupières et les clairs de nos sensations.
La situation que j’ai choisie ici de mettre à jour a le mérite, à mon sens, de rendre compte des rapports entre le conscient et l’inconscient, autrement dit d’une vie psychique basée sur des contenus qui oscilleraient entre la lumière et l’obscurité. Je prendrais alors appuis sur la théorie analytique de Sigmund FREUD , qui a permis de comprendre ou du moins d’entrevoir, par l’analyse des manifestations de l’inconscient, la complexité de l’homme dans ce qu’il a de plus immergé.
Il est parfois difficile d’entrevoir toutes les particularités humaines de cette psyché quand les populations concernées sont porteuses de handicap, où les syndromes des maladies mentales jouxtent avec les effets secondaires des traitements et où les caractéristiques propres aux handicaps sont confondues dans la masse d’informations interrelationnelles des institutions.
« Comprenons que la psychanalyse sans pouvoir être confondue avec le travail éducatif, lui apporte une aide indispensable. » 2
L’apport de la psychanalyse dans le domaine éducatif, réside en ce fait qu’elle permet de rendre conscient les mécanismes inconscients et par cela-même apporter des informations, là où elles sont difficiles à obtenir – par la prédominance du handicap ou des effets médicamenteux qui s’y rattachent –, utiles à la compréhension et à l’élaboration d’un soutien éducatif.
Il est n’est donc pas curieux de voir ces manifestations de l’inconscient considérées comme des trésors, que l’éducateur se doit d’observer, de comprendre ou du moins d’en approcher la signification.
Parmi ces manifestations citons-en certaines recueillies dans l’ouvrage « Psychopathologie de la vie quotidienne » de FREUD : oubli de mots, de noms propres, lapsus, erreurs de lecture et d’écriture, oublis de projets et d’impressions, etc…Mais surtout, et c’est en cela que réside le présent commentaire, « celle qui occupe une place particulière dans l’histoire de la psychanalyse » 3 , à savoir la via regia , cette voie royale menant à la connaissance de l’inconscient : le rêve.
Il me semble ici important avant de décrire la situation, de présenter notre usager en faisant son anamnèse au regard de la consultation de son dossier éducatif et de l’observation que j’ai pu en faire. Madame C., une jeune femme de 22 ans aujourd’hui, a eu un retard de croissance intra-utérin à la naissance, elle n’a pas été reconnue par son père au moment de voir le jour, elle a subit des carences affectives dans les premiers stades de son développement, puis a présenté des épisodes dépressifs à l’adolescence et suit un traitement médicamenteux depuis. Sa grand-mère décède à la fin de son adolescence, ce deuil perturbe Madame C. et sa mère, la grand-mère semblait en effet, être le pilier de la famille. Elle a été reçue l’année dernière, suite à une grande agitation et des épisodes d’agressivité, par les urgences psychiatriques qui lui ont réajusté son traitement (anxiolytiques et neuroleptiques). Madame C. montre une importante dysarthrie rendant son discours parfois incompréhensible, elle présente également des difficultés de mémorisation, des troubles de l’attention, et à une tendance à l’anorexie nerveuse. Elle ne sait ni lire, ni écrire mais parvient à compter jusqu’à dix, et à un âge mental bien inférieur par rapport à son âge, c’est en cela qu’elle m’a été présentée principalement comme ayant une lourde déficience intellectuelle.
Madame C., est reconnue « travailleuse handicapée », elle a été reçue dans un Etablissement et Service d’Aide par le Travail. Ces établissements reposent sur un double objectif, tout d’abord permettre aux usagers d’exercer une activité professionnelle, en permettant l’intégration de l’usager dans son environnement social et d’éviter l’exclusion lié au handicap et à ses représentations, et, apporter un soutien médico-social et psycho-éducatif. Ces établissements de travail en milieu protégé accueillent principalement des personnes ayant une déficience intellectuelle mais aussi, comme dans cet établissement, des personnes souffrantes de handicap psychique.
Un après-midi, la jeune femme me demanda. J’avais, les jours passés, insisté sur le fait de bien dormir, en raison de signes de fatigue apparents – notamment dans le cadre de son emploi – et lui avait donné des conseils à ce sujet.
En effet, Madame C. rapporta à l’équipe éducative qu’elle faisait des insomnies, et qu’elle avait peur de s’endormir, ce qui aggravait sa santé et son état de fatigue. Son traitement combinant benzodiazepine et risperidone laisse entrevoir d’une part la possibilité d’être en présence d’une jeune femme souffrante de schizophrénie, et d’autre part la possibilité d’effets secondaires comme d’éventuelles insomnies et des troubles du sommeil. Elle me raconta alors le rêve qu’elle avait fait la nuit passée, et en voici le contenu :
« Elle marchait dans une forêt, s’était perdue, puis arriva au centre d’une arène de verdure entourée par la forêt qu’elle venait alors de traverser. A cet endroit elle fut attaquée par un monstre, qu’elle me décrivit comme un arbre humain, un arbre anthropomorphisé, c’était un arbre aux yeux rouges qui l’attrapa violemment. »
Je l’observais, l’aidais dans son discours parfois difficile, dû principalement à sa dysarthrie, et constata le changement de son humeur, elle en était encore effrayée. Elle semblait plus agitée, respirait plus rapidement, la résurgence de ces souvenirs ainsi qu’un possible effet de mon écoute entraina le récit d’un autre rêve :
« … elle se réveillait sur son lit, comme si elle sortait de son sommeil. Au bout de son lit, était assise sa grand-mère décédée quelques années auparavant, qui la regardait. Elle ne savait plus si elle était morte ou vivante. »
Elle me rappela, par la technique des associations libres qui consiste à dire tout ce qui passe par l’esprit à partir ou non d’un élément donné, que sa grand-mère était de confession hindouiste. L’approche du carême devait entrainer ces images selon elle, paradoxalement elle ne savait pas en quoi consistait le carême. Pour la rassurer de son apparente angoisse, je lui expliquai que les rêves n’étaient que des pensées résiduelles, comme si elle était dans un film ou même un dessin animé – qu’elle appréciait par-dessus tout – et qu’ils ne représentaient en rien la réalité. Je tiens à préciser ce dernier point en lequel Madame C., après ces récits, ne savait plus si ce qu’elle avait vécue – l’attaque de l’arbre et l’apparition de sa grand-mère défunte – relevait du réel ou n’était qu’imaginaire. Elle s’est repliée ensuite dans un sourire particulier, laissant entrevoir la satisfaction d’avoir fait sortir ces récits d’elle, pour enfin revenir à son activité au sein de l’établissement.
Pour terminer cette description de la situation, je tiens à évoquer un fait également étrange, où peut-être révélateur.
Discutant de ces récits avec l’équipe de l’établissement, nous nous sommes rendu compte que Madame C. avait rendez-vous avec le psychiatre le lendemain, chose qui – faute d’une organisation mouvementée ces jours-là – nous avait échappé. La question est ici d’emblée posée, revenons-y, les rêves peuvent-ils révéler des informations utiles à l’éducateur ?
Partons du point de départ que le rêve se doit d’être investigué, « parce que sur les rêves on enquête, n’est-ce pas ? » 4 , comme en la recherche d’indices sur le psychisme de Madame C. Le rêve, comme nous le dit Carl Gustav JUNG – dont la véracité de son interprétation a été vivement critiquée – « parle toujours […] non seulement de problèmes pressants, mais du problème momentanément le plus pénible de son intimité. » 5 Nous indiquerons donc en mettant en exergue l’observation recueillie au sein de l’établissement, la consultation des informations mises à notre disposition, et le symbolisme s’y rattachant que l’étude des contenus des rêves peut apporter des questionnements, si ce n’est des informations, dans l’objet qu’est la connaissance de la personne.
Je rappelerais qu’il serait indécent de commencer à investiguer, sans faire un va et vient entre l’histoire de notre jeune femme et son comportement quotidien en tant que personne travaillant au sein d’un établissement. Ainsi nous commencerons par l’étude du premier rêve de Madame C., celui de l’arbre agresseur. Nous pouvons avancer premièrement que le rêve, de par la symbolique primaire liée au sommeil a le sens d’un « regressus ad uterum » – l’engloutissement mythique relaté par Mircea ELLIADE –, et porte en lui la vérité du retour dans le ventre maternel.
« D’ailleurs FREUD écrit que l’homme en réalité ne nait jamais complètement, mais passe la moitié de sa vie dans le sein maternel en se livrant au repos nocturne. » 6
Madame C. au début de son récit, se retrouve dans une forêt où elle se perd, c’est sa confrontation avec l’inconscient qui semble amener cette perturbation jusqu’à tomber nez à nez avec l’arbre, qui porte en lui toute la symbolique maternelle. Ainsi je me suis servi des associations libres, pour que Madame C. m’en dise plus sur cet arbre, à celui-ci s’ajouta donc chambre – maison – maman. Nous ne respecterions pas l’intérêt de ce commentaire si nous ne mettions pas en corrélation les informations concernant notre usager, à savoir les rapports que Madame C. entretient avec sa mère et le premier symbolisme du rêve.
L’observation quotidienne nous as appris qu’elle est souvent angoissée quand on aborde une quelconque interaction avec sa mère, seule représentante de la cellule familiale, lorsque cela arrive elle nous fait comprendre que sa mère ne lui apporte pas l’affection qu’elle demande et qu’elle lui crie dessus, d’ailleurs Madame C. regrette l’absence de câlins avec sa mère.. Son dossier éducatif nous apprend par ailleurs, qu’en premier lieu elle a grandi dans une famille monoparentale, son père ayant quitté sa mère à la naissance, et en deuxième lieu qu’elle n’a pas eu le lien affectif maternel nécessaire à un bon développement. Si nous revenons plus en arrière dans le temps, au regard des informations que nous dévoile le dossier éducatif de la jeune femme, nous constatons que Madame C. a eu des complications à la naissance, elle a eu un retard de croissance intra-utérin, elle est donc née avec une taille et un poids en dessous de la norme ; ce premier fait dans l’ontogénèse de Madame C. a probablement été la première cause d’un développement affectif déficitaire entre la mère et la fille, et, est probablement significatif d’un lien particulier – pour ne pas dire traumatisme – que la Mère entretiendrait avec son Enfant.
« Du coup les enfants qui supportent en leur corps ces représentations de l’Enfant sont assignées à deux places extrêmes […] ils sont soit sacralisés, soit profanés. » 7
La deuxième caractéristique, et non pas des moindres, dans le développement de la jeune Madame C., nous rappelle que la notion de sécurité sociale pour un enfant réside en la présence des deux parents, ou au moins des deux fonctions, à savoir la fonction maternelle et la fonction paternelle. Avec cette notion, Donald W. WINNICOTT nous l’indique que « l’union du père et de la mère fournit un fait solide autour duquel l’enfant peut construire un fantasme, un rocher auquel il peut s’accrocher et contre lequel il peut donner des coups » 8 . Ainsi nous comprenons que dans notre cas, l’absence du père constitue une autre entrave affective dans l’enfance de Madame C. WINNICOTT , en prenant l’exemple d’une petite fille dont le père était mort avant sa naissance, nous confirme l’importance de la relation triangulaire Mère-Fille-Père, en ceci qu’ « elle aurait été bien plus heureuse si son père avait été vivant pendant son enfance, si elle avait eu le sentiment qu’il était idéal, tout en découvrant par ailleurs ses limites, si elle avait survécu à la haine qu’elle aurait éprouvée pour lui lorsqu’il l’aurait déçue. » 9
Nous pouvons ainsi supposer, et ce commentaire n’ayant qu’une valeur hypothétique, que la tâche de la mère fut de réunir – ou de jongler avec – les fonctions maternelles et paternelles en elle pour l’éducation de sa fille, ce qui paraît pour le moins une tâche ardue.
Nous supposerons donc qu’il y ait eu un désinvestissement éducatif, au vue des matériels consultés et récoltés qui nous présentent une personne délaissée entre un père absent, et une mère ayant un possible double rôle ; ce qui nous introduira plus tard l’importance de la grand-mère présente dans le second rêve.
Fig.1 : Francesco COLONNA, Hypnerotomachie, ou
Discours du songe de Poliphile, p.141, 1467
Tout comme Dante dans la Divine Comédie se trouve perdu dans une forêt obscure, sauvage, âpre et épaisse, Madame C. « ne saurait bien redire comment [elle] entra dans cette forêt, tant [elle était] pleine(e) de sommeil quand [elle] abandonna le vrai sentier. » 10 Ce détour du « droit chemin », qui semble inaugurer la descente de Dante et de ceux qui font l’expérience de rêver, a des similitudes directes avec le premier rêve de la jeune femme.
Ainsi je me permettrais d’emprunter à cette œuvre médiévale italienne notre entrée dans la symbolique de l’arbre au sens où il porte en lui une image maternelle, tout comme la forêt. Le drame du rêve nous indique qu’il y a confrontation avec l’arbre anthropomorphisé aux yeux rouges, qui symbolise l’imago maternelle autrement dit la mère de Madame C. avec un aspect terrifiant (Fig.1). Nous reviendrons dans le deuxième rêve à cet arbre et à ses connexions avec les origines de Madame C., concentrons-nous pour le moment à discerner le rapport entre ces images maternelles. Dans la lutte pour se délivrer de la mère existe également la tendance pour venir s’y réfugier, il y a donc une singularité paradoxale : « Cette aspiration peut se transformer en passion dévorante qui met en danger [...]. Dans ce cas, la mère apparait d’une part comme le but suprême et d’autre part comme menace très dangereuse, la Mère terrible. » 11
Nous comprenons donc mieux l’idée d’un retour à cet arbre, comme d’un retour sécurisant vers la Mère, axe central au milieu d’une forêt dans laquelle la jeune femme s’est perdue. Symbole maternel par excellence mais également expression de la totalité psychique, cet arbre central symbolise ce centre de la personnalité, ce trésor gardé et inaccessible. Mais cet arbre anthropomorphe, dans le rêve manifeste de l’agressivité envers la jeune femme. C’est en cela que nous apercevons maintenant une possible contradiction psychique entre la volonté de renouvellement continuel dans le sein maternel, et un va-et-vient entre le besoin de se séparer de la mère et la mélancolie de sa perte.
Le deuxième rêve, qui fut la cause d’une désorientation dans le réel, pose aussi la question d’une perte, du deuil de la grand-mère – que nous savons pilier de la famille – et de la perte de séparation d’avec la mère. C’est dans ce rêve que Madame C. voit sa grand-mère défunte, sans savoir pour autant si elle appartenait à la vie ou à la mort, assise à son chevet. On sait que la famille de Madame C. a été perturbée par ce décès, ce qui nous interroge sur les rapports existants entre la jeune femme, sa mère et la défunte. Les grands-parents ont une place particulière pour leurs petits-enfants, ils ont souvent valeur de confidents, ils ne représentent pas comme les parents des rivaux – au stade développemental –, les enfants « ne sont pas dans un registre de compétition avec eux. » 12
Ce rêve ainsi surgit quelques années après la date de sa mort peut signifier, outre une interprétation ethno-psychiatrique de retour des ancêtres, au travers de la réaction d’angoisse que le récit a provoqué, un désir inconscient de sortir du deuil. FREUD explique ainsi l’alternance de vie et de mort dans le rêve comme « censée figurer l’indifférence du rêveur (qu’il soit mort ou vivant pour moi c’est pareil). Cette indifférence n’est évidemment pas une indifférence réelle, mais une indifférence désirée ». 13
Nous intervenons ici pour effectuer un retour à la situation du récit. Ce désir inconscient remonté ainsi par la parole et les associations avait eu pour effet d’engager un nouveau point dans ce discours portant sur la tradition du carême et de sa signification.
La grand-mère de Madame C. était de confession religieuse tamoule, c’est en cela que nous allons mettre en rapport les deux rêves, qui, nous le rappelons ont surgit comme deux mouvements d’une même symphonie. Madame C. ne savait pas ce que le carême signifiait, mais savait par ailleurs que sa date approchait avec son lot de préparatifs et de sacrifices, qui avaient probablement un certain rapport avec l’angoisse de la jeune femme.
En effet pendant les mois de Février et de Mars, notamment à la Madin, la grande nuit du dieu Shiva, Maha Shiva Ratri, les Tamouls le célèbrent en chants et actions de grâce dans les temples qui lui sont dédiés. Le jeûne a toujours été considéré comme ayant un effet bénéfique sur la santé humaine, qu’elle soit physique ou mentale, et notamment durant cette cérémonie qui est considérée comme la nuit mythique où est apparu Shiva – un des trois membres de la Trimurti – dans une colonne de lumière et, où le jeûne doit être observé pendant vingt-quatre heures. L’origine de cette légende nous éclairera peut être un peu plus sur les rapports entre le premier rêve du retour à la mère et le second où revient la grand(e)-mère. La légende de cette cérémonie, racontée dans la littérature védique, nous parle d’un pauvre homme qui, cherchant du bois de chauffage, se retrouve dans une forêt. La nuit tombée, il ne retrouva pas le « droit chemin » pour rentrer chez lui, effrayé par des tigres il partit se réfugier dans un arbre. Pour ne pas s’endormir, il cueillit les feuilles de l’arbre, et les laissa tomber en chantant le nom de Shiva. Au lever du jour, l’homme se rendit compte que les feuilles étaient tombées sur un shiva lingam qui se trouvait au pied de l’arbre. Ce travail inconscient attira les faveurs de Shiva qui écarta les tigres et bénit cet homme. Rappelons également que dans la Divine Comédie , juste avant de rencontrer Virgile, Dante étant perdu dans la forêt du aussi fuir trois bêtes qui lui barraient le « droit chemin », à savoir une panthère, un lion et une louve. 14
D’après les croyances et les mythes védiques toutes les plantes et tous les arbres sont considérés comme sacrés, car ils possèdent les dons d’immortalité, de guérison et de prospérité. Il n’est donc pas étonnant de le voir transparaître dans le rêve de Madame C., héritière d’une forte culture tamoule, en sachant notamment qu’« aux Indes, chaque village possède un arbre sacré vêtu et en général traité comme un être humain.» 15
Cette légende indienne, et les contenus que nous y avons rapporté, ont de quoi ramener à notre esprit l’idée de la volonté de renouvellement dans la Mère. Ces retrouvailles présentes également dans beaucoup de mythes, symbolisées ici par l’arbre qui accueille le vieil homme pendant la nuit et de cette attente en renaît le lendemain l’homme nouveau, bénit par le dieu Shiva.
En accordant notre commentaire sur la portée symbolique de l’imago maternelle, le désir de se séparer du deuil, et la culture qui y sont rattachés nous conclurons que la rupture avec l’enfance, en tant que séparation d’avec la mère, est un concept psychique qui, s’il est correctement installé en la conscience – s’il n’est pas refoulé en tant que désir – provoque une métamorphose 16 .
Ce processus mis au jour en creux par la théorie analytique, se retrouve intimement lié aux rêves de Madame C., dans le sens où elle se perd dans son identification à l’image de la mère, à la fois aspirée et rejetée par elle où l’ambivalence du retour à l’enfance et le deuil non résolu de sa grand-mère défunte constituent des pistes pour aider l’accompagnement éducatif.
Je conclurais ainsi ce commentaire en tenant à rendre compte de la valeur des contenus inconscients déplacés dans le discours entre éducateurs et usagers. Sans pour autant prétendre à un travail thérapeutique propre à la discipline analytique, j’ai essayé tout d’abord de rassurer et d’accompagner la personne à parler de ses rêves, même si le temps et l’espace ne m’en permettait pas d’en explorer toutes les vicissitudes. La théorie analytique découverte et expérimentée ici, et il est nécessaire de rappeler qu’elle n’est abordée que de façon parcellaire, permet à l’éducateur d’avoir une plus grande approche de la personne, en portant à la lumière des processus et des contenus inconscients.
« Les images, les symboles, les mythes, ne sont pas des créations irresponsables de la psyché ; ils répondent à une nécessité et remplissent une fonction : mettre à nu les plus secrètes modalités de l’être. » 17 Ces images permettent d’éveiller l’attention quotidienne de l’éducateur, par une écoute plus précise, et d’affiner son observation et de prévenir si possible certaines situations. N’oublions pas cependant que chacun pourra, en lisant ces pages, se faire une représentation personnelle du contenu des rêves de Madame C. et notamment de sa présente interprétation. Je dirais finalement que le récit de Madame C. est apparu, brut, cisaillant le réel à la manière d’un rhinocéros, la ligne était déjà tracée pour que ces paroles retrouvent le « droit chemin ». Cette pensée symbolique, intimement liée à l’enfance – et l’âge mental de la jeune femme me permettant de nous y référer – aura eu le mérite de me faire réfléchir sur ces manifestations de l’inconscient, ces éclairs de verbe spontanés, qui « révèle[nt] certains aspects de la réalité – les plus profonds – défiant tout autre moyen de connaissance. » 18
Je terminerais ce commentaire en citant quelques lignes d’un texte hermétique du XIXème siècle, ouvrant un peu plus la voix sur la symbolique rattaché aux rêves de la jeune femme :
« Je crus entendre craquer l’arbre au pied duquel je me trouvais, ce qui me fit détourner la tête, et j’aperçus une nymphe, modèle de la beauté, qui sortait de cet arbre ; ses vêtements étaient si légers qu’ils me parurent transparents. Elle me dit : j’ai entendu du sein de cet arbre sacré le redit de tes malheurs. Ils sont grands sans doute, mais tel est le sort où l’ambition conduit la jeunesse qui croit affronter tous les dangers pour satisfaire ses désirs. Je n’ajouterai aucune réflexion pour ne pas aggraver tes malheurs, je puis les adoucir. Mon essence est céleste, tu peux même me considérer comme une déjection de l’étoile polaire. Ma puissance est telle que j’anime tout : je suis l’esprit astral, je donne la vie à tout ce qui respire et végète, je connais tout. Parle : que puis-je faire pour toi ? » 19
NOTES :
1 : Henri BERGSON, Le rêve, p.54, 1988, Petite Bibliothèque Payot
2 : Joseph ROUZEL, Psychanalyse et éducation, p.6, 2005
3 : Sigmund FREUD, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, p.13, 1932
4 : Jacques LACAN, Séminaire Ou pire, 1971, p.144, version AFI
5 : Carl Gustav JUNG, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, p.88, 1953, Georg
6 : Sandor FERENCZI, Thalassa, p.154, 1924, Petite Bibliothèque Payot
7: Joseph ROUZEL, Psychanalyse et éducation spécialisée, p.3, 2005
8 : Donald W. WINNICOTT, L’enfant et sa famille, p.133, 1957, Petite Bibliothèque Payot
9 : Donald W. WINNICOTT, L’enfant et sa famille, p.137, 1957, Petite Bibliothèque Payot
10 : Dante ALIGHIERI, Œuvres complètes traduites par A. BRIZEUX et E.-J. DELECLUZE, La Divine Comédie, L’Enfer, p.133, édition de 1843, « Au milieu du voyage de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, car j’étais sorti du droit chemin. »
11 : Carl Gustav JUNG, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, p.394, 1953, Georg
12 : Marcel RUFO et Marie CHOQUET, Regards croisés sur l’adolescence, son évolution, sa diversité, p.208, 2007, Anne Carrière
13 : Sigmund FREUD, L’interprétation du rêve, p.471, 1900, Seuil
14 : Dante ALIGHIERI, Œuvres complètes traduites par A. BRIZEUX et E.-J. DELECLUZE, La Divine Comédie, L’Enfer, p.134, édition de 1843
15 : Carl Gustav JUNG, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, p.584, 1953, Georg
16 : Pour le concept de métamorphose, voir Carl Gustav JUNG, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, 1953, Georg
17 : Mircea ELIADE, Images et symboles, p.13, 1952, Gallimard, collection Tel
18 : Mircea ELIADE, Images et symboles, p.14, 1952, Gallimard, collection Tel
19 : CYLIANI, Hermès dévoilé, p.24-25, 1915, Collection d’ouvrages relatifs aux sciences hermétiques
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