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Le démantèlement du social ou la rencontre sans visage

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Jean-François Gomez

dimanche 07 janvier 2007

1

« Je pense effectivement aujourd’hui que le mal est toujours extrême, mais jamais radical, il n’a pas de profondeur, rien de démoniaque. Un champignon qui prolifère à la surface. Mais seul, le bien profond est radical. »

Hannah Arendt, Lettre à Gerson Scholem . 2

Les considérations qui vont suivre, une méditation sur le travail social et la relation d’aide,ont quelque chose à voir avec ma rencontre avec ARMAND TOUATI,trop courte,mais fulgurante. ARMAND TOUATI était ouvert à toutes les langues, à tous les courants,à toutes les paroles de vérité. C’est autour de sa pensée fervente que nous sommes ici. Si je l’ai rejoint un jour dans l’aventure du journal, c’est parce qu’il était prêt à accueillir une pensée sur le « travail social » qui fut autre chose qu’un ronronnement référencé ou une plainte vide.

A son propos, j’ai déjà cité ce mot de RENE CHAR qui disait qu’il fallait « mettre en route l’intelligence sans le secours des cartes d’état major ».

Si j’ai pensé qu’il fallait que l’expérience du journal continue avec ses amis c’est par fidélité à sa mémoire, et aussi parce qu’il fallait que ce poste de veilleur intrépide soit inlassablement tenu.

Je dédie à sa mémoire ces quelques réflexions sur les souffrances du travail social ou du travail social en souffrance.

Une histoire racontée par une infirmière de secteur psychiatrique (on sait que les « infirmières psy »n’existent plus depuis 1992, mais quelques une survivent dans les services, jusqu’à extension.

C’est un service de gériatrie d’un grand hôpital du Sud-Ouest.

Le personnel de service qu’on appelle ASH ont fermé à clé les toilettes des patients, pour se simplifier le travail en mettant des couches sans exception à tous les patients.

Les infirmières qui ne sont pas toutes d’accord avec ce dispositif des ASH ne sont pas non plus d’accord entre elles. Il n’y a aucune réunion dans le service.
Colères des ASH, pourtant lorsque certains malades, refusant le système - peut-être pourrait on parler d’incivilité des patients,qui est un terme à la mode !

S’obstinaient à vouloir se rendre aux toilettes, quitte à faire leurs besoins devant une porte verrouillée.

Conflits.
Les cadres infirmiers, les médecins laissent faire.

Souffrance. C’est un nouveau FOYER MEDICALISE qui ouvre ses portes.
On y prend en charge des personnes en situation de handicap « lourd ».Des adultes. Tout est très beau, très neuf dans cet établissement pimpant neuf. Détecteurs d’incendie, couloirs de cinq mètres,régie de surveillance pour la nuit avec caméras. Beaucoup d’argent. On y trouve des AMP (Aides Médico Psychologiques, beaucoup, des moniteurs éducateurs, assez, des éducateurs spécialisés, un peu.)

La commission de sécurité obligatoire a considéré que toutes les photos, posters, objets personnels installés par et pour chaque résident (c’est ainsi qu’on les appelle)dans chaque chambre individuelle n’a pas lieu d’être parce que non ignifugé.

Le directeur demande donc que tous ces objets, photos de famille, posters soient replacés, puis retirés à la prochaine inspection. Ce qui fait peur dans ce « foyer », c’est le feu.

Malheureusement, une visite surprise constate qu’aucune modification n’est intervenue, qui suspend l’ouverture effective à la suppression de tout ce qui est « hors -norme ». Incompréhension des professionnels. Les familles s’énervent.
Aujourd’hui, c’est la commission qui a gagné.

Dans ces situations parfaitement véridiques,on peut imaginer sans avoir à les détailler le cortège des incompétences et de négligence,les « crimes de bureau » qui peuvent conduire à de telles situations.

Souffrance. C’est un CHRS(Centre d’hébergement et de réinsertion sociale)intervenant auprès d’une population vivant partiellement dans la rue,proposant des hébergements provisoires,temporaires ou définitifs et des modalité d’insertion à ceux qu’on appelle des SDF.

Les SDF en question, et les travailleurs sociaux le savent,non seulement ne veulent pas être aidés mais il est particulièrement délicat de leur faire des propositions de prise en charge appropriées.

Il faut accepter de leur porter secours ponctuellement.
Accepter qu’ils gèrent de longs séjours dans la rue, avec les conséquences que cela comporte.
L’une de ces conséquences étant souvent une durée de vie très limitée.

Or, l’un de ces SDF meurt dans la rue.

Série d’articles dans les journaux locaux qui se mettent à s’intéresser au CHRS, articles scandalisés et vengeurs, critiquant la société en général et les travailleurs sociaux en particulier.

Ces professionnels qui font leur travail finalement avec peu de moyens ne comprennent pas.

Je mettrai prés d’une semaine pour remettre à flot le service, dans le cadre d’une formation sur site.

La charge est si violente que les amis des SDF qui vient de mourir, après l’enterrement, demandent à être reçus par le directeur et viennent remercier les éducateurs pour ce qu’ils ont fait, pour l’aide qu’ils ont apporté à leur ami, s’excusent pour les articles qui ont été écrit dans les journaux.

« Ils ne savent pas », disent-ils.

Souffrance. J’avais écrit en 2003 un article dans « CULTURES EN MOUVEMENT » qui s’intitulait « Simple comme un verre d’eau ».

Confronté à ce moment là en tant que professionnel à un programme d’intégration de personnes handicapées retraitées ou vieillissantes dans des maisons de retraites,j’avais pu constater le manque de personnel,le manque de qualification,l’abandon qui régnaient dans ce type d’établissement.

La non application, aussi, de la fameuse Loi 2002 qui met « l’usager au centre du dispositif ».

En cherchant sur Internet les traces de cette canicule,je trouvais des chiffres,des conseils contre la canicule,des témoignages de médecins.

Mais aussi…une publicité tapageuse pour tous les systèmes de climatisation. Une de ces entreprises interviewait un médecin qui insistait sur l’importance de s’équiper. Ce même site précisait que les ventes de climatiseur avaient augmenté de 40% en 3 ans. Bonne affaire.

Souffrance. Les suicides de professionnels que j’ai connus, responsables, cadres, simples secrétaires confrontés à des systèmes institutionnels violents ou pathologiques. Cela, quelque chose m’empêchera d’en parler ici. Il est des choses dont il est très difficile de parler. Et pourtant.

Un autre type de souffrance, ou de gène cette fois,celle de voir certains héritages déformés,pervertis.

C’est une journée concernant le docteur TOSQUELLES,à Agen. L’amphithéâtre prêté par le Centre de formation pénitentiaire est plein à craquer. Devant une salle pleine d’infirmiers en formation et de quelques professionnels dont je suis,trois intervenants parlent tout à tour.

On entend parler tour à tour trois conférencier qui évoquent un aspect de ce psychiatre et psychanalyste génial : le républicain catalan condamné à mort par les troupes Franquistes,le clinicien de SAINT ALBAN et de REUS(Catalogne) qui avait compris LACAN avant les autres,en 1936,les thèses de la Psychothérapie Institutionnelle.

Je suis là car François TOSQUELLES est pour moi plus qu’un auteur à lire mais un maître rencontré à Toulouse dans mes années de formation, que sa pensée m’est familière,mais plus encore son style,quelque chose de ce qui ne peut tout à fait se dire et qu’à l’estime que j’ai eu toujours pour le psychanalyste se mêle quelque chose qu’il faut bien appeler de l’affection.

Mais je suis mal. J’ai envie de partir. Il me semble qu’au lieu de l’éternel rabachage du roman familial de la Psychothérapie Institutionnelle,qui certes fut pour beaucoup d’entre nous une source d’inspiration,il faut se remettre à penser,penser comme il nous l’avait appris.

Penser à l’époque qui est la notre.

Penser aux guerres qui sont aujourd’hui les nôtres, où les aliénations sont subtiles. Comprendre avec les mots de TOSQUELLES, la pensée de TOSQUELLES, notre monde moderne, notre époque où le front de la guerre est infiniment moins perceptible, où les lignes de front ne sont pas déclarées. Où les appartenances sont floues.

Impression de gène encore, dans le cadre d’une revue sociale un dossier spécial sur FRANZ FANON, l’auteur du fameux livre « Peaux noires et masques blancs »préfacé de Sartre,qui enthousiasma et enthousiasme encore le Tiers Monde.

SARTRE y adopte une position « révolutionnaire » et propose aux « damnés de la terre » de prendre les armes.

Il me semble que l’enthousiasme général et unanime pour ce médecin psychiatre qui avait produit une révolte de malade à Pontorson, avait appliqué les théories de TOSQUELLES en matière d’institution à Blida et qui, enfin, avait rejoint le FLN en pleine guerre d’Algérie,sa mort brutale à 36 ans,ses ouvrages écrits dans une sorte d’urgence, produit une anesthésie de la réflexion. Bref,que les engagements radicaux de FANON et d’ailleurs de SARTRE qui lui emboîtait le pas,empêchaient de voir les enjeux d’aujourd’hui.

« La pensée radicale,[…]parie sur l’illusion du monde »,écrit BAUDRILLARD dans « Le crime parfait 7 ».Le crime parfait c’est la disparition du social,à partir de la création d’un homme virtuel,sans désordre et sans visage,c’est l’idéologie de la transparence.

Transparence pour l’homme qui doit être étudié sous toutes ses coutures et en temps réel, le travailleur social qui doit interminablement s’expliquer sur les procédures qu’il applique et sur son savoir–faire. Opacité pour les choix politiques qui passent par des procès inextricables d’expertises pour leur donner une teinture démocratique. Confusions entre le procédurier et le procédural.

On n’en a pas fini avec une littérature sur le travail social dépréciatrice et disqualifiante, qui ne supporte le travail social (et les travailleurs sociaux) qu’à condition de ne pas entendre ce qu’ils ont à dire,à moins qu’on montre le chemin à tous ces égarés dans une vue parfaitement surplombante.

Dans ce sens ils sont à la même enseigne que les populations dont ils s’occupent et se préoccupent : ils sont « parlés ».

Il n’est pas impossible que la haine qu’autrefois les sociétés bourgeoises réservaient à leurs « exclus leurs reclus et leur perclus »(Gaston PINEAU),aujourd’hui où l’eugénisme est devenu une pensée impossible -sauf sous des formes sophistiquées comme celles de SLOTERDJIK 8 quand il évoque « le parc humain » -,elle les réserve aujourd’hui à ceux qui en sont les « présences proches »,et d’une certaine façon,les témoins vivants.

A côté de cela, des jugements qui se veulent incisifs.

Pages inadmissibles du sociologue FRANCOIS DUBET sur les éducateurs,à propos des quelles j’ai écrit un article précis et détaillé. Je n’y reviendrai pas.

Confusions. Haine des professionnels.

Tout cela s’inscrivant dans un contexte de déqualification et de disqualification.

A côté de cela, discours lénifiant sur l’équipe disciplinaire,le travail en réseau,la complexité.
Discours lénifiant sur le projet d’autonomie, les principes démocratiques.
Mise en place de procédures destinées à créer de la transparence d’un côté, solitude de ceux qui sont engagés dans une relation d’aide et de soin,de l’autre.

A cette solitude de plus en plus tragique, répondent un certain nombre de phénomènes malheureusement bien repérables. Une pensée gestionnaire de plus en plus coupée de la réalité de terrain, qui ne partage pas « le monde commun »(ANNAH ARENDT),opaque insaisissable, athéorique qui glisse sur les mots et les choses,comme le concept de « gouvernance »,ou de DHR(l’humain est il une ressource ?)et introduit une misère politique(MENDEL) un familialisme affligeant…quand elle n’institue pas simplement de l’indifférence.

Cette pensée gestionnaire utilise volontiers des outils qu’elle a façonné à sa propre guise (comme l’approche systémique, devenue dans maints endroit,curiosité épistémologique imprenable : « l’analyse systémique ! »).Une cascade de prescriptions légales et règlementaires censées garantir la qualité des prestations fournies et dont le bien-fondé paraît non interrogeable 9 . Etrangement,cette artillerie générale qui cible l’usager « au centre du dispositif » semble alimenter une vision binaire, d’un côté celle d’un usager nu et seul,de l’autre des institutions présentées comme des machines plus ou moins diaboliques qui -inconvénients majeurs- ne seraient habitées par personne.

Quiconque a travaillé un tant soit peu avec des malades en fin de vie, ou des personnes en situation de handicap sévère ou gravissime dont le diagnostic est fatal, sait combien la question est celle de l’authenticité de la rencontre, qui suppose une multitude de conditions préalables dont la formation et le travail sur soi sont les conditions nécessaires mais pas suffisantes.

L’attitude légaliste et règlementaire, ici, n’y peut rien.

Peut-on prendre vraiment au sérieux,par exemple,la loi du 27 avril 2005 qui pose les droits des malades en fin de vie,si elle ne s’accompagne de véritable formation des personnels,d’un véritable soucis de qualification et de reconnaissance de leur responsabilité.

Entre l’impuissance supposée de l’usager vécue comme une victime potentielle,et les pouvoirs techniques dont on voudrait le protéger,on a oublié un troisième monde,celui du travailleur social,de l’infirmier,de l’aidant,de leur rôle créatif dans le processus de soin,autant de gens à qui le système demande aujourd’hui d’intervenir comme exécutants interchangeables.

Tout irait à peu prés si l’ensemble de cet appareillage n’intervenait en même temps qu’un certain nombre de normes et de référentiels qui accompagnent le démantèlement de formations toute entière- c’est le cas de la psychiatrie que nous avons cité-,la disqualification et déqualification des personnels éducatifs,la création de prétendus nouveaux métiers de la médiation,l’abaissement continu des connaissances théoriques exigées au profit d’une « expérience »souvent bien étrangère aux vrais chemin d’une autodidaxie.

On peut se demander à l’ère des référentiels et des démarches qualités, où sont passés les récits des acteurs ? La littérature nous en dit long sur la question sociale et la « mise en intrigue 10 »- évoquée par Paul RICOEUR-qu’elle suppose.

Je retrouve la pensée d’Armand TOUATI et d’ailleurs de Martine LANI-BAYLE sur ce chemin là,qui avaient conçus un travail collectif sur les récits de vie,à l’heure où l’on en parlait beaucoup moins.

C’est un récit de l’espagnol Javier CERCAS, Les soldats de Salamine 11 .Il a fait le tour du monde après avoir fait le tour d’Espagne.

Car il raconte la guerre d’Espagne.

Construit comme un roman policier,ce livre est le récit d’une recherche de sens menée par un écrivain raté,un personnage falot qui a des traits d’un certain Javier CERCAS, mais qui n’est pas lui.

A travers un parcours semé d’embûches et de dénis de toutes sortes, de hasards incroyables(il voulait d’abord enquêter sur la mort d’Antonio Machado à Collioure,les de la Retirade)le narrateur parvient à reconstituer toute l’histoire.

Cette phrase incroyable à propos d’un dignitaire de la phalange, caché dans un fourré, prononcée par un soldat républicain Espagnol, sur lequel il n’a pas tiré :

« PAR ICI IL N’Y A PERSONNE !

Cette phrase acquiert l’intensité d’une énigme traînée par l’enquêteur comme un boulet, une charge. Il veut comprendre ce que veut dire, en temps de guerre, le comportement d’un soldat républicain qui tient une crapule au bout de son fusil…et qui ne tire pas.

De nombreuses années après, le héros est fatigué. On le retrouve dans une institution…un asile de vieillard à Dijon, où il survit, dans un quotidien insipide, seul et méconnu, se cachant d’une bonne sœur dont il est un peu amoureux pour fumer des cigarettes. A la fin du livre, il n’a pas « avoué » son geste,qui peut être est encore et toujours inconnu de lui-même. Après avoir déroulé une partie de son récit, avoir pleuré ses compagnons morts, il demandera au narrateur de le serrer dans ses bras.

Il se dégage de ce livre une aura énigmatique . Quelque chose qui démonte nos certitudes sur l’homme et son courage.

Quelque chose aussi qui fait douter de la capacité de toute institution à « détenir de l’humain ».

« Par ici, il n’y a personne ! ».Cette phrase du soldat républicain dans ses résonances multiples, renvoie à la guerre (une guerre non déclarée bien sûr, mais toutes les guerres sont elles déclarées ?) qui se déroule sous nos yeux et qui permet rarement de discerner l’ennemi véritable. 12

Pourtant, il y a plus encore dans La bataille de Salamine , d’assez énigmatique, qui serait plutôt de l’ordre de cette « zone grise » dont a si bien parlé Primo LEVI dans « Si c’est un homme 13 ».Cette difficulté à cerner dans une guerre, même la plus terrible, les vrais enjeux.

JACCQUES ION 14 parle dans un se ses livres,du « travail social au singulier ».Beau titre.

Il se trouve que précisément, le travail social est toujours singulier, car sa position est essentiellement éthique (et même si elle se nourrit comme toute activité humaine d’un certain nombre de connaissances qu’il n’est pas question ici de nier).

Il me semble qu’il agit dans la solitude et que ses plus grandes victoires sont obscures,n’en déplaise à certains courants de pensée qui voudraient jeter une lumière vive sur les actions éducatives et sociales et leur donner avant tout une « visibilité ».

Car ce qui caractérise cette étrange activité, c’est qu’elle se déroule dans des lieux où « il n’y a personne »pour la contempler.

Et où se produisent des actes fous comme celui de reconnaître le visage de l’étranger absolu.

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Toutes ces considérations ont sans doute, je l’ai dit, quelque chose à voir avec le travail, d’ARMAND TOUATI pour le 7° Congrès des Sciences de l’Homme qui évoquait dans le texte de préparation la difficulté de penser « une véritable écologie de l’humain ».

Il faudrait laisser la place à ce que Camus, toujours lui,désignait comme la pensée de Midi. Je pense qu’aujourd’hui plus que jamais nous aurions besoin de cette pensée qui est l’élégance suprême, car « […] Nous portons tous en nous nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde. Elle est de les combattre en nous même et dans les autres » 15

Armand Touati :« Le discours de la science,il nous met tous en souffrance ? Comment passer de l’emprise à la priorité de l’autre, tel que nous l’a montré Levinas ? ».

Encore fois, Armand Touati touchait juste.

De LEVINAS, nous n’ignorons pas la métaphore du visage et de sa rencontre,mais nous savons moins qu’elle s’origine d’une analyse impitoyable de l’état de guerre,de l’expérience de la guerre,du conflit des nationalismes,évoqué par ARMAND TOUATI 16 mais aussi des identités,des idéologies.

Chez LEVINAS, au contraire, on rencontre l’énigme de la subjectivité. L’homme n’est plus interchangeable. Il est unique et irremplaçable, doué de liberté et de responsabilité. Son rapport à l’institution guidée par un sentiment d’hétéronomie, son « intrigue avec l’infini »est toutefois éminemment subversif.

Les conséquences de la philosophie de LEVINAS sont incalculables pour les entreprises humaines, et bien sûr pour le travail qu’on dit social. Loin de s’inscrire dans le processus d’une toute puissance technique qui vient se nicher dans tous les aspects de la vie des hommes donnant des simulacres de réponses à ses besoins, il renvoie chaque homme à sa capacité personnelle de créer de la responsabilité.

Cette vision nous conduit très loin, très loin du côté de la non puissance évoquée par Jacques ELLUL et celle de « l’homme austère » de Yvan ILLICH 20 . Homme austère qui n’a rien à voir avec l’homme sans joie. L’homme austère de ILLICH est comme l’homme de CAMUS, un Sisyphe heureux. « Il n’y a pas de honte à être heureux, il y a honte à être heureux tout seul », dit encore Camus. Cette vision nous incite à concevoir une action sociale qui inscrive la scène de la rencontre dans une nouvelle politique et poétique 21 comme nous l’ont montré TOSQUELLES et CASTORIADIS. Elle suppose que « soit donnée et demeurent ouvert, à vif, dans une stricte ventilation, les comptes de la mort »(Roger DADOUN). 22

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Aujourd’hui, le projet d’autonomie,-est il possible de le dire ?-, va plus loin que de s’affilier aux mouvements révolutionnaires et de prendre le maquis avec les damnés. Encore moins de « vouer un culte à l’Autre comme malheur, comme victime ou comme alibi » 23 Il ne s’inscrit pas d’avantage dans une nouvelle forme d’expertise ou par la consommation de nouveaux outils de régulation du système.

Cette difficulté de penser, Annah ARENDT nous en a dit quelque chose quand elle nous précise qu’il y a deux façon d’éviter le monde dans lequel nous sommes. D’un côté celle du philosophe, qui se tient loin des affaires humaines, et descend de temps à autre de sa montagne pour évaluer,superviser,à partir de sa vue surplombante,-là on peut penser à celui qui se réfugiait dans sa « hutte »-de l’autre la « non pensée » décrite dans le Procès de Jérusalem,celle du spécialiste,celle du mal banal. Car écrit-elle,« seul,le bien profond est radical ».

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Voix de RENE CHAR :« Nous sommes partisans,après l’incendie,d’effacer les traces et de murer le labyrinthe. On ne prolonge pas un climat exceptionnel . ».

Echanges avec Armand TOUATI et DADOUN sur CAMUS. Bribes de souvenirs. Dans ce XXI° siècle où les repères sont difficiles il m’arrive assez souvent de penser à la polémique historique entre SARTRE et CAMUS dont certains échos retentissent encore jusqu’à nous. Devant la faillite des grands récits, ne reste-t-il pas à évoquer la responsabilité individuelle,la capacité d’échapper aux idéologies.

La question du temps,des temporalités est d’actualité : « nous n’avons pas le temps ! » entend on partout… ).

Comme l’écrit CAMUS, toujours, dans son « Homme révolté 24 », cet homme révolté qui n’avait pas plu à SARTRE à l’époque où ce dernier considérait « le marxisme comme la théorie indépassable de notre temps », lorsqu’il rédigeait justement la préface des « Damnés de la terre . » : « Ceux qui pleurent après les sociétés heureuses qu’ils rencontrent dans l’histoire avouent ce qu’ils désirent : non pas l’allégement de la misère,mais son silence. » 25 .

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Le travail social sans visage, c’est cette vision de l’homme interchangeable,c’est cette croyance que des mesures abstraites ou des réglementations peuvent régler quelque chose.
C’est le déni de la rencontre singulière.

Plus encore c’est cette idée issue de notre système néolibéral que la qualité d’un salarié se trouve dans sa mobilité, qu’il est interchangeable.

C’est la course aux utopies et aux uchronies . C’est le règne de l’urgence et de la répétition.
C’est la confusion entre l’acte et l’action.

Walter BENJAMIN expliquait dans « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductivité technique » la différence entre une œuvre d’art singulière,qui a lieu,comme évènement dans un temps et un lieu précis,et celle qui se trouve reproduite à l’infinie.

L’acte éducatif en tant qu’acte de création, lui aussi a disparu, il est devenu neutre et donc malveillant,impersonnel, bureaucratisé, ignifugé peut être,et donc parfaitement reproductible, neutralisé de sa vitalité,sans chair et sans os,et peut ainsi rejoindre le règne des marchandises.

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En guise de conclusion :

Terminer avec Armand Touati, bien sûr (Il parlait du mal d’une certaine jeunesse en rupture, mais il parlait aussi de nous):

« La violence des oppressions ne mène pas forcément à la répétition. Si les individus manipulent et transfèrent leurs racines, ils peuvent en tirer,au-delà de la nostalgie,la force de leur désir de vie. La volonté de soumission n’aura donc jamais le dernier mot. Ces prises de parole sont comme des drapeaux déployés d’une universalité individuelle. Faites votre voyage sur terre comme vous l’entendez, piochez ici ou là des fleurs bigarrées, sans jamais vous enfermer dans des citadelles, paraissent nous dire ces créations. Si le colonialisme, le déracinement peuvent ainsi être « dépassés »,alors les guerres du présent n’éteindront pas l’espoir. Des vies meurtries qui se reconstruisent en création nous offrirons un tel rêve. 26 »

1 Intervention au cours de « Souffrances » Journée d’hommage à Armand Touati. 2 décembre 2006 Paris Ecole des Psychologues praticiens.

2 Hannah Arendt,Karl Jasper : La philosophie n’est pas tout à fait innocente ,Payot,2006.

3 Christophe Dejours : Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale , Seuil, 1998.

4 Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien , Syros, 1998.

5 Pierre Bourdieu, La misère du monde, Seuil,1993.

6 Communiqué de presse de la conférence permanente des professions du social

Remarques sur la loi Perben II rédigée par l’association nationale des assistants sociaux

Psychiatrie :on peut relire le contenu des travaux proposés aux journées annuelles de Saint Alban qui s’intitulait « ASSEZ ! »

7 Baudrillard Le crime parfait , Gallilée,1995.

8 Peter Sloterdjik, Règles pour le parc humain , Mille et une nuit,2000.

9 On peut citer :Loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale ;loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ;charte du 8 septembre 2003 relative aux droits et libertés de la personne accueillie dans les services sociaux et médico-sociaux ; loi du 5 septembre 2001 concernant l’accès du dossier médical ; loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances ;loi du 22 avril 2005 pour le droit des malades en fin de vie.

10 Paul Ricoeur, L’intrigue et le récit historique ,Seuil.1991

11 Javier Cercas, Les soldats de Salamine , Roman traduit de l’Espagnol,Acte Sud,2002.

[12] On peut évoquer à ce propos les projets de Loi de Prévention de la délinquance, les débats sur la police des familles,les principe qui tendent à désolidariser les travailleurs sociaux de leur « clients » en les déliant,pourquoi pas du secret professionnel,ces lois qui n’envisagent le travail social qu’en le destituant et le dévisageant.

13 Primo Levi, Si c’est un homme, Pocket, Julliard,1987.

[14] Jacques Ion, Le travail social au singulier, Dunod,2006. L’auteur constate « la multiplication de postes de niveaux extrêmement divers, tenus par des agents provenant d’horizons très hétérogènes. Le retour d’un bénévolat à plusieurs facettes, l’arrivée en force de nouvelles références et de nouvelles valeurs, la rationalisation de l’organisation du travail et la séparation croissante entre les emplois du « front » et ceux de « l’arrière »… tous ces processus contribuent à accumuler les lignes de fracture entre les différents intervenants. »Ceux-ci — et notamment ceux du « front » — voient leurs pratiques se transformer radicalement. Ils sont confrontés à la fois à de nouvelles clientèles, aux impératifs de l’urgence et à la pénurie de l’offre d’insertion. Privés de leurs repères professionnels, abreuvés de procédures mais sans mission clairement définie, ils se trouvent ballottés entre velléités managériales et psychologisme d’intervention[…] »

[15] Albert Camus, L’homme révolté ,Gallimard, 1951,page 372

[16] Armand Touati , La nation,la fin d’une illusion ?DDB,2000.

[17] Stéphane Mosés, Au-delà de la guerre ,Edition de l’éclat,2004

[18] Jacques Ellul, Le bluff technologique, Grasset &Fasquelle,1987.

[19] Yvan Illich nous a expliqué de façon définitive comment les besoins humains se sont transfigurés peu à peu en systèmes institutionnels dominés par les experts.

20 Voir Jean-François Gomez, La perte de sens ou l’homme austère , Célébrations d’Yvan Illich, 2006,revue Empan n°63.

[21] Il existe une photo de Camus, pendant le procès de Pétain. Camus, vraisemblablement était là au nom du journal « Combat »,ce journal dont on dit qu’il sauva l’honneur de la presse Française d’après guerre. A quelque rang du maréchal ,tel un mauvais élève,Camus semble ne pas écouter,les yeux au ciel,ou écouter une autre voix. Camus s’ennuie. Cette photo me fait penser à la position de René Char à la libération. Après qu’il eut porté les armes sous le nom de « capitaine Alexandre » et pris ses responsabilités,Char refusera de se prêter aux procès de l’épuration et d’y participer. Il avait fait son métier d’homme et refusa d’être un ancien combattant de la résistance[21]

[22] Roger Dadoun , Psychanalyse politique, Que sais-je ?page 112

[23] Jean Baudrillard,ibid. Page 189.

[24] Ibid .

26 Extrait de Faire de sa vie une création ,n° 18,Juin 1999

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