jeudi 18 février 2010
la souffrance est-elle le propre du travail ?
Bien que, dans nos sociétés progressistes, nous parlions de bien-être, d’épanouissement personnel, c’est de souffrance au travail dont il est question. Que ce soit de la part de spécialistes, de politiques : le discours fait en permanence état de ce phénomène, fortement orienté par les médias. Les accidents du travail et les suicides ne sont pas à minimiser. Est-ce à dire que l’esclave ne souffrait pas en son temps ? Est-ce que les ouvriers des chantiers des pyramides étaient mieux traités que les « travailleurs » actuels ?
Qu’en vieux français travail signifie l’état d’une personne qui est tourmentée, inquiétée, par une activité pénible ; qu’en bas latin il soit question du trepalium, instrument de torture, le procédé sollicité est là, répétitif et obsédant : par l’intermédiaire d’une technique, d’un dispositif. Travailler revient donc à (se) torturer avec le trepalium, à (se) faire souffrir. Si l’étymologie ne dit rien du degré subjectif de la souffrance, elle évoque l’idée subtilement ancrée dans les esprits, et par effet, dans les corps, du moyen utilisé.
Se « tuer » au travail, le « travail » de l’accouchement, « exploiter » le travail des enfants, ne sont pas des expressions vides de sens ; les douze travaux d’Hercule sont loin d’être un amusement, et faire un travail de fourmi reste laborieux.
Certes, c’est bien AU travail que la chose se passe, puisque c’est le lieu où elle se vit aujourd’hui dans notre société. C’est surtout par le travail, par la mise au travail que la souffrance prend naissance. Le slogan affiché à l’entrée des camps du régime nazi : « Arbeit macht frei », dit combien l’idée que « le travail rend libre » est horriblement morbide. Au monde des sociétés « modernes », le travail est au nombre des grands mythes profondément enracinés dans les mentalités.
C’est de l’instrument que vient la souffrance : nous créons nous-mêmes l’objet qui la fait exister. En ce sens, le travail n’est pas le seul espace où elle se vit ; le quotidien de l’existence a son lot de situations ubuesques : par ses contradictions administratives, ses absurdités bureaucratiques, ses manipulations judiciaires et politiques. C’est encore de la conception des sociétés techniciennes que vient le problème : leur vision est réduite au technocratisme par lequel nous sommes entièrement entravés.
Le rapport établi entre l’homme et la technique est totalement kafkaïen :
- l’humain est devenu un des éléments techniques de la société technicienne, qu’il a organisée de cette manière ;
- l’humain ne peut raisonner rationnellement en permanence, comme la technique ; il ne peut se mettre au diapason de l’avatar dont il est le créateur.
Or, si nous sommes dans l’incapacité d’être totalement à ce point rationnel, nous nous inscrivons cependant pleinement dans cet esprit. À l’heure de la sur-représentation de l’informatique, de la cybernétique, de la programmation et du codage, nous prenons pour modèle l’ordinateur, cet instrument qui se présente comme objet étalon. Nos comportements voudraient s’adapter à cet outil, où seul semble compter le fait d’obtenir satisfaction à des besoins, des pulsions, des désirs, des envies, et immédiatement.
Tout en se donnant des apparences humanisantes, la technique reste froide, impersonnelle, sans état d’âme. Et toutes les fictions, y compris publicitaires, visant à lui attribuer des émotions n’y changeront rien. Le pouvoir de la technique reste uniquement technique, sans aucun souffle de vie. Sur ce plan, les slogans prônant de rendre la planète intelligente relèvent d’une propagande cynique. De quelle manière ? Et à partir de quoi cette planète devenue plus intelligente serait-elle moins polluée par exemple ? Il n’y a là que contradictions entre les valeurs affichées par la société et son fonctionnement intentionnel.
Comment donc être reconnu au travail et estimé , lors même que la technique qui nous gouverne n’a ni cette intention ni cette préoccupation ? Les managers ne sont que les exécutants d’un diktat totalement intégré, sans le moindre discernement. Quel que soit le niveau hiérarchique d’une organisation, l’injonction technicienne est là. Le siècle dernier a vu des conflits reposer sur des pratiques rationnelles efficaces, à grande échelle. Si la barbarie a été dénoncée, la méthode, quant à elle, a été retenue.
Dans un monde qui valorise le fait d’être le meilleur, le culte de la performance est porté à son paroxysme. L’obsession compétitive tient à la quantification et aux records : toujours plus ! Véritable paradigme de l’endoctrinement, la performance est devenue l’insidieuse facette d’un eugénisme omniprésent préoccupé par la beauté, la puissance, la sécurité, la flexibilité. Dans le but de justifier les pratiques par la rentabilité, la technocratie participe d’un totalitarisme social prononcé, et ce, dans la plus trompeuse transparence : les modes d’organisation, les mots d’ordre prônés ne sont que des simulacres et des valeurs-écrans.
L’humain peut-il égaler la conception suivante : mettre une main sur un écran pour que la machine intègre quasi simultanément toutes les données recueillies quotidiennement et remplissent les procédures en quelques secondes ? Comme dans toutes ces fictions qui nous submergent. Continuons donc à produire des procédés et des techniques toujours plus perfectionnés, pour souffrir rationnellement.
La société technicienne pose un réel défi à ses créateurs : comment résoudre la situation actuelle sans verser dans des comportements extrêmes ? Dilemme redoutable dans la mesure où la technique paraît le (seul ?) moyen de résoudre ce qu’elle a provoqué.
François SIMONET
dernières publications :
« L’esprit identitaire est-il limité aux préjugés ? », La République des Pyrénées, n°19824, 23 Janvier 2010, p. 37.
Préface de l’ouvrage de Charles Gueboguo : « Sida et homosexualité(s) en Afrique ; Analyse des communications de prévention », Paris, l’Harmattan, 2009.
« Au nom du progrès, ne sommes-nous pas devenus des esclaves ? », Forum , « Prévention et contrôle social : principes de précaution », n°123, mars 2009, pp. 56-63.
« Le management, un modèle d’organisation social ? », Gestions Hospitalières , n°484, mars 2009, pp. 33-36.
« L’évaluation : objet de standardisation des pratiques sociales », Cités , « L’idéologie de l’évaluation ; la grande imposture », n°37, mars 2009, pp. 91-100.
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